Une main. Un point.
Noir le point. Telle la mort qui guette au tournant des violences conjugales. Les chiffres sont là. En France, une femme décède encore tous 2,5 jours sous les coups de son compagnon ou de son ex-compagnon. Pour dire les choses autrement, tous les 2,5 jours un homme assassine une femme dans notre pays. En 2019, comme l’a rappelé le Grenelle des violences conjugales, 222000 femmes ont été victimes d’agressions physiques et/ou sexuelles. Malgré les mesures d’écoute, les formations et actions mises en place par le gouvernement et les réseaux associatifs très actifs, la violence conjugale ne faiblit pas; et en période de confinement, la possibilité de féminicides s’accroît.
Un code de détresse destiné aux victimes
Devant ce constat alarmant, une anglaise a décidé en 2015 de créer un nouveau code, non verbal, pour se faire entendre là où la parole a dû mal à être prise en compte (famille, proches, consultations de santé, dépôt de plainte, tribunaux...). La campagne fut lancée à son instigation en 2015, au Royaume-Uni sous le sigle #blackdot.
Après un premier test en France durant le mois de septembre 2017, la campagne fut reprise sous le hashtag #lepointnoir et le 23 novembre 2017, Marlène Schiappa rejoignait le mouvement dans un tweet en ces termes : « Je soutiens #lepointnoir #blackdotfrance pour permettre aux femmes de parler des violences subies, et pour y mettre fin ». Dans le même temps, la Secrétaire d’état en charge de l’égalité femmes-hommes illustrait son message avec un point noir représenté dans sa paume droite. Et depuis ? Pas grand-chose. Plus de deux ans se sont écoulés sans que les médias ne relaient, ni ne s’intéressent réellement au phénomène.
Toutefois, depuis quelques jours 30 professionnels du cinéma ont participé au court-métrage de la réalisatrice Sophie Picciotto pour marquer leur engagement contre les violences conjugales et « faire connaître #lepointnoir ». Le court film tourne désormais sur les réseaux sociaux. Son titre ? Tous les trois jours. Ce court-métrage diffusé sur Youtube sensibilise le grand public au thème des violences sexuelles et encourage la diffusion du #pointnoir comme outil face au danger des victimes qui ne peuvent -pour une raison ou pour une autre – pas parler :
LE POINT NOIR EST UN CODE DE DETRESSE (un point noir dessiné dans la paume de la main) DESTINE AUX VICTIMES SOUS EMPRISE AFIN QU'ELLES PUISSENT TROUVER DE L’AIDE DISCRETEMENT1
#lepointnoir, court-circuite les usages discursifs
L’intérêt stratégique et sociologique du #pointnoir n’est pas à négliger. Par delà les codes langagiers habituels, le point noir court-circuite les usages discursifs traditionnels ainsi que les hiérarchies. Niché au creux de la main, #lepointnoir permet d’alerter et de faire état de violences subies sans trop s’exposer. Sa force réside dans sa capacité à révéler de manière directe, mais discrète, les violences qui tuent et demeurent le plus souvent tues. A ce titre, il représente un nouvel outil de lutte contre les violences psychologiques et sexuelles faites aux femmes. Mais pas seulement.
A bien y regarder, la première fonction du #pointnoir est alors de désigner les limites de l’oralité. Comment cela, un pictogramme en guise de parole ? La voix, les mots ne suffiraient donc plus pour décrire le réel ? En effet, parfois clivante, parfois mutilée, parfois bafouée, étouffée, humiliée, ridiculisée… la parole des femmes est un bouclier qui se retourne souvent contre elles. Il y a bien longtemps déjà, l’Agora et le Forum se chargeaient de réduire les femmes au silence. L’ère #MeToo change la donne, mais elle nous enseigne aussi que la question d’être une femme qui ose parler, se lever et/ou se barrer (dans le sillon d’Adèle Haenel) n’est pas encore aisée. La levée de boucliers du vieux monde n’est jamais très loin. C’est ce que confirme le récent rapport « Etat des lieux du sexisme » mené par le Haut Conseil à l’égalité paru le 2 mars 2020, à travers la voix de Brigitte Grésy, Présidente du HCE : « le sexisme fait toujours système et est présent dans le quotidien des femmes. Il y a urgence à rendre visible et à forger des outils dans tous les domaines, afin de le faire reculer 2».
Malaise dans la civilisation
Mise en doute, la parole des femmes est encore-toujours-déjà à défendre. C’est ce que nous avait enseigné l’économiste Sandrine Rousseau attaquée à de nombreuses reprises (on se rappelle encore l’interview de Christine Angot), laquelle pour se faire entendre, fera le choix d’en passer par l’écriture d’un livre intitulé... Parler. L’oralité des femmes n’aurait-elle toujours pas sa place dans notre société ? A lire un des tweets de l’actuelle Ministre du travail, Muriel Penicaud, publié le 2 novembre 2017, on en comprend malheureusement les enjeux et l’une des causes : « 40 % des femmes qui portent plainte pour harcèlement déclarent que ça s’est retourné contre elles ». Lorsque les mots d’une victime se retournent plus de quatre fois sur dix contre elle, c’est une double peine qui mérite de requestionner les scripts de notre société. Quand une parole ne peut librement se dire, il y a malaise dans la civilisation.
C’est pourquoi, pour les femmes qui ne peuvent parler (situation d’emprise par exemple), qui ne peuvent écrire ou être entendues, #lepointnoir apparaît tel un outil supplémentaire dont le message est clair :
Je suis victime de violences, j’ai besoin d’aide, et j’ai des difficultés à en parler librement. La personne qui aperçoit le code de détresse a pour mission d’engager discrètement une conversation avec la personne afin de l’aider à s’orienter vers des professionnels. Montrer le code #lepointnoir, c’est faire une premier pas vers une démarche professionnelle, sans avoir à dire les mots3.
Figure de style démocratiqe et relationnelle
Voilà l’enjeu. #lepointnoir permet de dire sans dire. Et sans avoir besoin d’écrire. Véritable prétérition visuelle qui désigne le réel d’une manière symbolique, le point noir est au sens propre une figure de style, démocratique et relationnelle. Démocratique parce qu’il est accessible à toutes et tous, quel que soit son âge ou sa classe sociale. Relationnelle parce qu’il évoque et convoque dans le même temps. Il engage un processus inter-visuel et donc inter-relationnel dans le but de braver les résistances, les dénis et interdits. Captation. Le regard qui se pose sur le point devient complice d’une solidarité à venir, ou d’une non-assistance à personne en danger… #lepointnoir remet les relations humaines à leur place., il tourne rond et connaît ses fonctions. Le site officiel https://www.lepointnoir.com/ et les hashtags #lepointnoir et #blackdotfrance informent des attitudes et actions à mettre en place en cas de mise en situation. Bien plus qu’un dessin, #lepointnoir est un emblème. De par son mode d’action, il vient désigner les limites de la parole autant que les insuffisances d’écoute auxquelles les victimes sont encore confrontées (même si depuis le Grenelle des violences sexuelles, des efforts ministériels sont faits en ce sens).
De par son caractère visuel, le point noir interpelle et ponctue une relation. Il convoque l’entraide et réinstaure une prise en compte de l’altérité. Symbole jouant sur les rapports entre signifiant et signifié, #lepointnoir permet d’abolir les frontières économiques, politiques, culturelles, sexuées, langagières pour témoigner d’une violence. Dénotation et connotation, #lepointnoir est un signe nouveau dans l’alphabet intime de notre société.
*Magali Croset-Calisto
Ecrivaine, sexologue et psychoaddictologue.
Dernier ouvrage paru : Moins de stress grâce au sexe, Albin Michel, 2019
1Campagne le point Noir https://www.youtube.com/watch?v=VCa8sO0Qzt0
2http://haut-conseil-egalite.gouv.fr/stereotypes-et-roles-sociaux/actualites/article/2eme-etat-des-lieux-du-sexisme-en-france-combattre-le-sexisme-en-entreprise
3Ibid.