Les résultats de ces sondages sont inquiétants au vu de la montée ici et là de régimes se réclamant de l’autoritarisme ou d’une forme de démocratie qui serait « alternative » (telle que l’auto-proclamée « démocratie illibérale » de Viktor Orban en Hongrie). L’inquiétude est réactivée à chaque nouvelle élection d’un candidat ou parti se réclamant de « l’anti-système », le dernier en date étant Jair Bolsonaro au Brésil. Ce sont à présent les élections européennes de 2019 qui concentrent la plupart des discussions et des inquiétudes à ce sujet. Que disent réellement les sondés quand ils expriment un moindre attachement à « la démocratie » ? Les experts s’interrogent, tels des augures lisant dans le ciel ou le marc de café. La tâche est difficile, tant les termes du sujet sont imprécis et tant la parole des sondés est cadrée par les questions qui leur sont posées. Prenant dès lors le parti de plutôt considérer ces sondages comme une invitation à la réflexion et à la délibération collective, ce billet en propose plutôt un commentaire citoyen (comprendre : non expert).
On demande aux sondés de comparer le régime démocratique à un régime qui deviendrait autoritaire (les sondages prévoient aussi parfois une alternative, que serait un régime technocratique). Que désigne, pour les sondés, « un régime démocratique » ? C’est loin d’être une évidence tant la notion est utilisée et réutilisée pour désigner tout et son contraire. Les sondages prennent bien souvent pour acquis, de façon implicite, que le régime démocratique-type serait en fait celui dans lequel nous vivons. La chose ne va pas de soi, tant au plan théorique que pratique ! Qu’est-ce qu’un régime démocratique ? Le régime dans lequel nous vivons peut-il, et dans quelle mesure, être considéré comme tel ? Prenons une définition simple de la démocratie, à savoir la capacité du peuple à participer au gouvernement des choses de la cité, directement ou indirectement (par l’élection de responsables politiques). On choisit ici d’étudier un aspect quantitatif de la démocratie, à savoir : quel est le champ de ce qui est soumis à la décision du peuple ? On ne regarde ici pas les aspects qualitatifs de la démocratie, à savoir les modalités selon lesquels le peuple peut s’exprimer. Même une définition aussi basique de la démocratie laisse apparaître à quel point le régime dans lequel nous vivons n’est pas entièrement une démocratie, au sens où certains pans des décisions relatives au fonctionnement de la cité ne sont pas soumises à la délibération du peuple. Sans prétendre à l’exhaustivité, on listera ici trois formes par lesquelles des décisions relatives à la vie de la cité sont soustraites au champ des décisions des citoyens.
Tout d’abord, le principe des marchés ou principe de concurrence régule pour grande partie les activités dans la cité, et sont dès lors sorties du champ de la délibération collective. La ‘main invisible’ de marché, en tant que principe de régulation alternatif à celui de l’Etat, fixe notamment les prix du lait, en partie des salaires, les taux de change des monnaies et les taux d’intérêts des dettes souveraines. Cela a un effet sur les personnes directement concernées par ces marchés, mais aussi indirectement : l’Etat en tant que soumis au principe du marché pour ce qui concerne le taux de financement de sa dette est évidemment indirectement lié dans ses décisions budgétaires. La question est ici celle du champ du principe de concurrence : celui-ci n’est pas – ou plus – limité au champ des activités économiques en vertu du principe de la liberté d’entreprendre. Le principe de concurrence s’applique aussi au fonctionnement des Etats – pouvoirs publics plus généralement - eux-mêmes : le territoire doit être « compétitif » pour attirer des capitaux. Autrement dit, le principe de concurrence, qui s’appliquait dans la logique libérale aux entreprises, est retourné dans l’ère néolibérale par les plus puissantes d’entre elles pour s’appliquer aux Etats. Ce sont alors les entreprises – comme Apple, Ryanair ou Amazon, qui mettent en concurrence les Etats et leurs législations – en particulier fiscales, lesquelles deviennent alors moins le résultat de délibérations collectives du peuple que du poids de la concurrence européenne et internationale qui s’exerce sur les Etats. La délibération collective sera alors réduite comme peau de chagrin aux modalités de la compétitivité : compétitivité-prix (par la baisse des salaires, cotisations, impôts, etc.) vs. Compétitivité-qualité, laquelle passe par le soin apporté aux infrastructures, à la qualité de la main d’œuvre, à la recherche universitaire comme moyen de permettre l’innovation. En bref, on ne peut contester que l’Etat doit être compétitif par rapport aux autres Etats, on pourra seulement choisir les moyens. Cette extension du principe de concurrence comme mode de régulation, au cœur du néolibéralisme, est le sujet du livre de P. Dardot et C. Laval « La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale ».
Deuxièmement, une partie des décisions relatives à la vie de la cité n’appartient plus à la délibération collective car elle a été déléguée à d’autres lieux de délibération, comme l’Union Européenne. A priori, cela ne fait que déplacer le cadre de la délibération collective, et ne soustrait donc pas ces décisions au champ de la décision du peuple : on a un Parlement européen, des instances élues qui prennent des décisions, des traités et un système juridictionnel puissant sensés assurer une prise de décision respectueuse de la démocratie et de la règle de droit. Conformément au choix fait plus haut, on ne parle pas ici des aspects qualitatifs de la prise de décision au sein de l’Union Européenne qui le mériteraient pourtant. On se limitera à évoquer l’impact qu’a la constitution d’un espace de prise de décision supranational tel que l’Union Européenne sur le champ des décisions soumises à la décision du(ou des) peuple(s). L’enchevêtrement des compétences entre le niveau national et le niveau européen, l’hétérogénéité grandissante entre (ce qui est considéré comme) les intérêts des Etats donnent lieu à une inertie de la prise de décision politique et donc à un statu quo qui peut s’avérer néfaste. Pour donner un exemple, l’Union Européenne a d’une part libéralisé les échanges des capitaux, des marchandises, des services et des travailleurs au sein du marché intérieur. D’autre part cependant, la règle de l’unanimité au Conseil, prévue dans les traités de l’Union Européenne en matière fiscale, mène à l’incapacité d’adopter des mesures d’harmonisation fiscale. Il en résulte l’impasse actuelle de la concurrence fiscale (ou dumping) entre les Etats Membres. De façon similaire, l’incapacité de s’accorder sur une réforme du régime commun de l’asile a donné lieu à des crises dans les pays frontière comme l’Italie et la Grèce, au détriment des populations locales et des migrants eux-mêmes, cette crise ayant vraisemblablement aussi joué un rôle dans l’avènement d’un gouvernement d’extrême droite en Italie. Réguler les échanges au sein de l’Union est ainsi théoriquement possible mais pratiquement totalement illusoire, ce qui réduit donc le champ des décisions politiques.
Troisièmement, la délégation de la prise de décision à l’Union Européenne et plus généralement la « bonne gouvernance » néolibérale, se traduisent aussi par une délégation de la prise de décision à des organes non élus, au nom de l’efficacité et de la critique des politiciens réputés versatiles, incompétent, corrompus et court-termistes. C’est ce qu’on appelle en France les « autorités administratives indépendantes », caractérisées par leur expertise technique et leur grande indépendance de principe vis-à-vis à la fois des opérateurs économiques et du pouvoir politique. Ainsi, la politique monétaire est déléguée à la BCE, la politique des télécoms est déléguée par l’Etat en vertu d’une directive européenne à l’ARCEP. Les questions immenses relatives à la gestion des données personnelles sont déléguées à la CNIL, la politique de concurrence est déléguée à l’Autorité de Concurrence au plan national et à la Commission Européenne au plan européen, et la liste est longue. Ces autorités sont connues depuis une vingtaine d’années déjà et ne semblent plus faire la une des journaux (hormis la BCE depuis la crise de 2008) : elles font désormais partie du paysage. Actives dans des domaines ayant en commun leur caractère complexe et technique, elles paraissent aussi réservées aux cercles privilégiés experts, en charge d’en étudier et d’en améliorer l’efficacité : les juristes, les économistes, les consultants en tout genre. Leur caractère politique doit cependant être rétabli. Historiquement, les autorités administratives indépendantes ont d’abord été chargées d’une mission sur la base du principe « un objectif, un instrument » : leur a été déléguée une part réduite de la gestion de la chose publique, soit une part sur laquelle elles ne pouvaient pas prendre de décisions discrétionnaires, car cela reviendrait, en termes juridiques, à remettre en cause l’équilibre institutionnel (jurisprudence dite Meroni), en clair cela reviendrait à soustraire des décisions importantes de la vie de la cité du champ du contrôle politique ce qui serait contraire à la démocratie. Par exemple, au contraire de la FED américaine également chargée de soutenir le plein emploi, la BCE a été créée pour accomplir une seule mission : maintenir l’inflation à 2%. Ce principe a cependant craqué de toutes parts : en ce qui concerne la BCE, la réalité de la crise financière puis économique l’a poussée prendre un rôle toujours plus actif dans l’économie, par l’utilisation d’instruments « non conventionnels ». De façon plus générale, la Cour de Justice de l’Union Européenne est peu à peu revenue sur sa jurisprudence et admet désormais (voir par exemple ici) voire impose dans certains cas (voir là) que les autorités administratives indépendantes aient la marge de manœuvre pour opérer des arbitrages politiques entre différents objectifs. Ainsi, la CNIL (et les autorités de protection des données personnelles en Europe) protège les données personnelles et la vie privée en même temps qu’elle en assure la libre circulation, l’ARCEP est tenue, dans sa pratique de réglementation d’opérer de tenir compte d’une liste hétéroclite d’objectifs (voir article 8 de la directive dite « cadre » en droit des communications électroniques) : elle doit favoriser l’innovation, la concurrence, les investissements, l’interopérabilité, les intérêts des citoyens européens, etc. En bref, elle opère des choix tout à fait politique dans le domaine crucial des communications électroniques, couche « infrastructure » du monde numérique. En définition, et du point de vue du citoyen, une part substantielle du gouvernement de la cité fait l’objet d’une délégation en cascade : délégation des citoyens aux élus, qui la délèguent eux-mêmes à des autorités indépendantes, sur lesquelles ils n’exercent qu’un pouvoir de contrôle très limité. L’exercice politique du pouvoir se limite alors à poser un cadre, une fois pour toutes, à la prise de décisions prises par les autorités administratives indépendantes. Indifféremment d’une analyse des effets de cette mise en agence (et notamment de l’efficacité de l’action publique qui est parfois mise en avant), il faut bien constater qu’elle constitue une autre forme de réduction quantitative importante du champ de la délibération collective et donc de l’expression démocratique.
Enfin à titre d’exemple, on pourrait, bien que cela mérite une analyse propre, interpréter les nouveaux traités internationaux du type « CETA » comme un condensé de ces trois manières de sortir des décisions politiques du champ de la délibération collective. Les élus représentants du peuple acceptent conventionnellement (par voie de traités internationaux) de mettre les entreprises multinationales en position d’arbitres de leur législation. Certes, les doléances des entreprises sont sujettes à des tribunaux arbitraux qui ont été rendus (un petit peu) indépendants. La question principale demeure cependant celle de « l’exception de juridiction » accordée aux entreprises, par le biais de ces tribunaux arbitraux. Elles sont jugées (ou plutôt ont la faculté de mettre les Etats en accusation) hors du champ du système juridictionnel et jurisprudentiel de l’Etat, de façon déconnectés des principes fondamentaux du droit et de la cohérence jurisprudentielle. C’est à dessein qu’on choisit de parler d’« exception de juridiction » accordée à ces entreprises, pour souligner une ironie. L’expression est née en France pour désigner le droit public comme système juridictionnel d’exception au profit de l’Etat, justifié par la conception de l’Etat comme émanation du bien commun au-dessus des intérêts particuliers.
Pour conclure, interpréter à l’envi le résultat de sondages sur l’attachement (le manque de ?) des citoyens à la démocratie ou de façon encore plus grandiloquente « la crise de la démocratie », risque de se transformer en commentaire creux, vu l’imprécision des termes utilisés. Il m’a paru plus intéressant de prendre ces résultats comme une invitation à questionner le régime dans lequel nous vivons. Paul Valéry a écrit au sortir de la première guerre mondiale « nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Le mot de « démocratie » peut tout à fait demeurer longtemps en usage sans plus avoir aucune signification réelle. Dans la perspective des élections européennes et de l’opposition stérile faite par la macronie entre la « démocratie libérale » et la « démocratie illibérale » qui vide le choix des citoyens de ses possibilités, il est nécessaire de se questionner en profondeur sur l’état du régime dans lequel nous vivons en allant voir au-delà de la surface des mots. Il nous faut nous demander, en tant que citoyens, que futur nous voulons pour nous-mêmes, ce qui est le cœur de la démocratie.