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Billet de blog 28 mars 2020

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Gouverner c’est prévoir

Pandémie COVID-19. Comme l'indique l'OMS, nous sommes au début d'une immense crise. Tous les secteurs seront touchés. Si nous mettons en oeuvre l'intelligence collective ainsi que les possibilités de transmissions et d'échange d'idées quasiment illimités, nous pourrons construire de nouveaux réseaux afin d’atténuer la catastrophe annoncée.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Gouverner c’est prévoir. En tapant “gouverner” dans un moteur de recherche, on voit apparaître dans l’ordre : gouverner c’est prévoir, gouverner c’est choisir, gouverner c’est mentir, gouverner c’est faire croire, gouverner c’est anticiper, gouverner c’est servir, gouverner c’est légiférer

Comment prévoir ? En connaissant l’homme et l’histoire. Depuis quelques siècles s’y ajoutent des méthodes scientifiques, et parmi elles  la modélisation qui lorsqu’elle est pertinente peut permettre de fournir une estimation fiable. 

Aujourd’hui, face à la pandémie de COVID-19, prévoir au minimum à quinze jours, voire à trois mois s’avère indispensable. Le faisons-nous ? 

Que disent les modèles mathématiques concernant l’épidémie ? Il y a peu d’alternatives :
- soit l’épidémie suit sa dynamique naturelle ;
- soit les décisions politiques et d’hygiène parviennent à réduire sa propagation ;
- soit encore des médicaments ou des vaccins sont trouvés qui permettent de reconsidérer cette maladie comme une maladie standard, un virus banal et non une pandémie.

Première hypothèse, l’épidémie suit sa dynamique naturelle : 

Dans ce cas, les modèles montrent qu’une épidémie tend à s’éteindre naturellement quand 60 à 70 % de la population a été touchée. C’est la proportion estimée ("tant que cette situation perdure") que Mme Merkel a annoncé le 11 mars dernier aux Allemands. Les données épidémiologiques indiquent que dans 80 % des cas la maladie est bénigne. Dans 14 % des cas elle est grave. Dans 4,7 % des cas, elle est critique. Bien qu’il y ait des divergences quant au taux de létalité, les estimations les plus optimistes indiquent que 0,9% des cas en moyenne sont mortels. Ce taux qui varie de manière importante selon l’âge de la personne, augmente avec celui-ci. Des populations âgées comme en Europe seront donc particulièrement touchées. Si on suit ces indications, il y aura en France 49 millions de personnes touchées dont 6,8 millions de cas graves (la population du grand Paris est de 5,2 millions), 2,3 millions de cas critiques et 441 000 morts selon cette l’hypothèse. En Europe, il y aurait 24 millions de cas critiques et selon une hypothèse “optimiste” 4,6 millions de morts. 
Gouverner c’est prévoir. Peut-on rester sur ce taux de létalité optimiste alors que le nombre de cas graves en France dépasserait la population du grand Paris? Comment tous ces cas graves seraient-ils soignés ? Ne faut-il pas plutôt considérer une fourchette haute? Sans aller jusqu’à 15 % comme estimé par the Lancet, ne pourrait-on pas retenir pour plus de précaution un taux de  5-7% comme peut-être plus réaliste. Car il faut aussi compter sur une surmortalité due à la surcharge des services de santé qui rend mortels beaucoup de cas qui pourraient être critiques, sans compter les autres crises sanitaires qui peuvent se sur-ajouter. Si le taux de 5% est retenu, le nombre de morts anticipé est alors de 2,4 millions en France et de plus de 25 millions en Europe. 

Gouverner c’est anticiper. Pour cela, il faut observer ce que  disent les modèles de la durée de la pandémie pour la première hypothèse et du moment où le pic épidémique sera atteint. En cela, les graphiques de l’Imperial College de Londres sont très instructifs. Avant de les commenter, il est notable  que leur parution ait été concomitante au changement de politique de Boris Johnson qui avait d’abord envisagé la stratégie dite de l’immunité de groupe, c’est-à-dire laisser la pandémie suivre son évolution naturelle. Le premier graphe de l’Imperial College, tel que repris par le Huffingtonpost, représente cinq courbes, respectivement en noir, vert, rouge, jaune et bleu. Le  graphe représente l’évolution du nombre de cas graves nécessitant une hospitalisation pour une population de 100 000 personnes suivant 5 scénarios. Le premier, en noir, correspond aux prévisions lorsqu’aucune mesure publique d’endiguement de la propagation n’est adoptée.  Le pic interviendrait alors vers la mi-juin. A ce moment, le nombre de lits nécessaires pour traiter toutes les personnes nécessitant l’hospitalisation serait 25 fois supérieur à l’existant. Toutefois, ce pic est plus faible et peut intervenir plus tard si les mesures de quarantaine, d’isolation des malades et de confinement sont prises. Une autre étude plus récente de l’Imperial College de Londres  montre une évolution contrôlée de l’épidémie par la mise en oeuvre de mesures sanitaires contraignantes. Notons toutefois que tant que la population n’a pas atteint un niveau d’immunité suffisant (60%), dès que l’on baisse la garde, l’épidémie repart à nouveau.
La solution serait donc double. Freiner la progression de l’a pandémie et trouver des remèdes. 

Deuxième hypothèse, tout est mis en œuvre pour freiner l’épidémie :

Gouverner c’est mentir. Le gel hydroalcoolique que l’on recommande d’utiliser dans tous les messages sont en rupture de stock pendant des semaines, tout comme les masques. Ces derniers sont obligatoires pour tous en Chine, en Corée ou au Japon, des pays qui parviennent à contrôler l’épidémie. Sans compter les affirmations péremptoires selon lesquelles “les masques ne servent à rien, d’ailleurs il faut les réserver au personnel médical”. Ceci alors même que le virus se propage par voies aériennes sinon par gouttelettes dans l'air, qu’il est évidemment inoculé par voie nasale et/ou orale et que les personnes malades qui n’ont pas été diagnostiquées sont contagieuses. Il semble raisonnable de dire que par mesure de précaution, il vaut mieux que chacun porte ne serait-ce qu’un foulard recouvert d’un sopalin ou d’une serviette de table devant la bouche et le nez, que rien du tout. Cette mesure réduit ainsi le risque de contaminer d’autres personnes. Elle réduit aussi le risque d’ingérer les gouttelettes à virus d’autres personnes. Ce dénigrement des moyens de protections se trouve maintenant justifié a posteriori par le manque de ces moyens de protection. Les masques sont nécessaires et indispensables à la lutte contre ce virus.

Produisons donc rapidement des masques et des tenues et, en attendant, mettons en oeuvre tous les moyens possibles pour nous protéger. Apprenons les gestes d’hygiène. Nettoyons les rues, les gares, les bus… Nous sommes tous prêts à le faire si on nous montre comment. 

Gouverner c’est faire croire.
Les malades. Contrairement à l’Allemagne et à la Corée du Sud, les diagnostics sont bien trop rares pour que nous puissions nous fier aux données épidémiologiques concernant le nombre de malades en France. Le calcul à partir de ses données est discutable. Les recommandations publiques visent même à ne laisser accéder au test que les personnes ayant un tableau clinique déjà avéré. 

Les morts. Tous les soirs, il y a la guerre des chiffres et nous comparons le nombre de nos morts à celui de nos voisins Italiens, Espagnols, Anglais ou Américains. Est-ce pour être fier d’en avoir moins qu’eux. Mais faisons nous honnêtement cette comptabilité dramatique? Pour l’instant, seuls les morts recensés dans les hôpitaux comme étant du Coronavirus sont pris en compte. Ceux des Ehpads, ceux qui meurent chez eux ne sont pas comptabilisés.  

Gouverner c’est prévoir. En une semaine la Corée a produit des tests à échelle industrielle et pouvait couvrir jusqu’à 20 000 personnes par jour: dans les hôpitaux mais aussi dans les stations “drive-in” dans lesquels le contact avec le patient au volant est réduit au strict minimum. Des cabines de test ont également été positionnées au pied de bâtiments de bureau lorsque plusieurs cas ont été détectés. Dans ce pays, l’épidémie semble désormais sous contrôle. L’Allemagne, quant à elle, effectue un demi-million de tests par semaine. En France, la capacité de test est de 9 000 par jour et va tripler paraît-il d’ici la fin du mois, alors même que l’un des premiers tests à été développé en France par l’institut Pasteur. Le 25 mars, au 63ème jour après le premier cas répertorié en Corée, pays dont la population avoisine les 51,5 millions d’habitants, ce pays rapporte 9137 malades et 126 morts à l’OMS. La France, dont le premier cas a été rapporté deux jours plus tard, a déclaré à l’OMS 22025 cas et 1100 morts. La situation en Corée semble donc bien sous contrôle. 

Gouverner c’est prévoir. Alors que la Chine est parvenue à contrôler l’explosion épidémique en mettant en oeuvre des mesures que nous peinons à répliquer (le nombre de malades rapporté à l’OMS le 27/03/20 est de 82 078, 25 jours plus tôt il était de 80 174), que la Corée (9 332 malades au bout de 62 jours de maladie, il a doublé en 20 jours) et le Japon (1387 malades rapportés à l’OMS au 67ème jour de maladie) parviennent à éviter l’explosion épidémique, ainsi que d’autres pays de la zone Pacifique Ouest, Malaisie (2 031 cas au 63ème jour), VietNam (153 malades et aucun mort au 61ème jour de l’épidémie). Les pays occidentaux sont devenus en quelques jours l’épicentre, l’Italie (80 539 malades au 57ème jour, doublé depuis 7 jours), France (28 786 malades, doublé en 5 jours), Espagne (56 188 malades, doublé en 4 jours), Etats-Unis (68 334 malades, doublé en 3 jours). Soudain, la liberté de circuler a disparu au profit du confinement. Les mesures en place par l’Italie ou la France, depuis le 17 mars à midi en France, tardent à  montrer des effets de nature à contrôler l’emballement de la pandémie. 

Gouverner c’est prévoir. Avec le COVID-19, nous sommes confrontés à une maladie que nous ne connaissons pas encore bien. Les données qui nous parviennent sont incomplètes et ne permettent que petit à petit de clarifier la situation. Quelle est la loi statistique qui découle des caractéristiques des personnes atteintes? Quelle est la durée de l’incubation? A quelles étapes peut-on transmettre la maladie? Comment? Quelles sont les personnes le plus à risque? Quelles réponses médicales faut-il donner face à quels symptômes? Les réponses sont encore parcellaires. Un nombre conséquent de  données doit être collecté et mis à disposition des chercheurs pour y trouver des informations utiles, puis diffusées vers le personnel soignant pour améliorer le traitement des malades. Les personnes qui ont été atteintes du COVID-19 et guéries sont-elles immunisées définitivement? Continuent-elles à transmettre la maladie? Il semble que ces points soient encore discutés. Selon l’article précité du Lancet, la durée maximale d’incubation serait de 14 jours, tandis que la durée médiane d’hospitalisation au sein d’une unité de soin intensif serait de 10 jours. Début mars, l’OMS a signalé que s’agissant des cas mortels, le temps entre l’apparition des symptômes et le décès varie entre 2 et 8 semaines. Toutes ces informations résultent de données épidémiologiques chinoises, qui doivent encore être mises en perspective et affinées.

Gouverner c’est prévoir. Et pourtant c’est un médecin Français, le Pr. Didier Raoult, qui a fait connaître au monde l’espoir d’un traitement à l’aide de l’hydroxychloroquine. Médicament qui a été classé le 13 janvier sur la liste II, modifiée depuis. Même si les espoirs, bien naturels suscités par ce médicament sont peut être démesurés, il semble indiqué lorsqu’il y a l’état d’urgence sanitaire et il apparaît urgent de permettre son indication pour les cas sérieux et pas seulement pour les cas graves.

Gouverner c’est servir. Pour les semaines qui viennent, il est urgent d’organiser, à tous les niveaux, des réseaux d'entraide décentralisés, souples et efficaces. Il faudra inhumer les morts, désinfecter les rues, donner à manger à tous, continuer à faire face à l’imprévu.

Il est grand temps de nous organiser avec les moyens modernes, de demander aux opérateurs téléphoniques d’aider, de développer des diagnostics en ligne, de pouvoir donner des descriptions d’états cliniques en ligne. Pour tout cela, le BigData pourrait aussi se rendre rapidement utile.
Il est grand temps de nous organiser, dans chaque rue, dans chaque quartier, dans chaque mairie, de construire et consolider les réseaux qui nous permettront d’affronter la vague qui vient. 

Gouverner c’est légiférer. Avec l’attestation de déplacement dérogatoire, la première exception concerne les “Déplacements entre le domicile et le lieu d’exercice de l’activité professionnelle, lorsqu’ils sont indispensables à l’exercice d’activités, ne pouvant être organisées sous forme de télétravail ou pour les déplacements professionnels ne pouvant être différés”. Nous avons tous appris en quelques jours le télétravail, les enseignants organisent par exemple des visioconférences pour faire cours à nos enfants. Or le parlement risquerait de ne plus pouvoir se réunir pour éviter le rassemblement dans un lieu confiné. Qu’est-ce qui empêche que le parlement télétravaille? Le gouvernement a  besoin, aujourd’hui plus que jamais, que son action soit soumise au contrôle parlementaire. 

Appel à l’Intelligence collective. D’après Joseph Henrich, la réussite de l’espèce humaine dépend de sa faculté à coopérer, à imiter. Il est particulièrement utile d’imiter: la solution inventée par l’un est très rapidement utilisée par tout le groupe. Ainsi des solutions efficaces découvertes par un individu au cours d’un long travail, ou par un coup de chance, rendent tout le monde plus fort et peuvent permettre de répondre aux besoins. Plus encore, la science et l'ingénierie nous permettent d’imaginer, de développer, de produire et de distribuer des solutions valides et simples dans un temps très court.

Dans ce moment où tout bascule, où même les règles de disciplines budgétaires européennes sont mises en cause pour répondre à cette situation singulière, la tentation d’attendre la solution tombée du ciel n’est sans doute pas la meilleure stratégie. Un immense travail d’adaptation et de transformation est devant nous.

Le monde change. La pandémie a introduit des frontières et barrières qui sont internationales, nationales, domestiques, familiales, corporelles mais aussi mentales. 

Il faut très rapidement se réapproprier à tout niveau et à toute échelle une capacité de production, de distribution pour répondre aux besoins essentiels de tous. Travailler en local et penser globalement. 

Si l’épidémie est sans doute comparable à celle de la grippe espagnole, la situation n’est en rien analogue. Grâce aux modes de communication et à leur interopérabilité au niveau du format, mais aussi au niveau des terminaux, les possibilités de transmission et d’échanges d’idées, de méthodes et de données sur l’état sanitaire et des solutions sont quasiment illimitées, mais rien n’est organisé. Nous pouvons prendre de vitesse la pandémie et la crise économique en agissant collectivement, intelligemment, technologiquement et humainement, du niveau international au niveau individuel, du niveau émotionnel au niveau scientifique, du niveau du patient au niveau de l’équipe chirurgical, du niveau du médecin de ville au niveau de l’OMS, du niveau de la langue parlée la plus rare (par exemple, l’Aïnou) à la langue la plus répandue. 

Agissons, donc!  Pourquoi ne pas concevoir une plateforme multi-langues avec traduction automatique, et aussi en “Facile à Lire et à Comprendre”. Une plateforme dédiée à la lutte contre le Virus (celui-ci, mais aussi d’autres potentiellement à venir), où chacun qu’il soit individu, famille, représentant de village, ville, région, Etat, communauté d’Etats, pourrait transmettre à tous et recevoir de tous des informations: des données, des faits, des conseils, des aides, des interactions verticales et horizontales, des idées de solution, des procédures et avoir un deep learning de ces big data pour analyser tout cela, selon un mode de fonctionnement de type Wikipedia. Une telle plateforme permettrait de connaître :

  • la réglementation qui s’adresse à chacun selon son pays, mais aussi selon les autres pays,
  • l’état sanitaire officiel, avec l’évolution du virus, là où on vit mais aussi partout dans le monde,
  • l’aide au diagnostic (les hôpitaux et les médecins ne pourront bientôt hélas plus répondre)
  • recevoir, donner et évaluer des recommandations,
  • combattre les biais cognitifs et les fausses informations, fake news,
  • faciliter la remonté des besoins vers les réseaux de production et de distribution
  • organiser des réseaux locaux d'entraide,
  • partager, évaluer et diffuser des solutions,
  • récupérer et partager des données,
  • recevoir des alertes ciblées,
  • être invitée à donner des informations (vous avez eu tel symptôme, avez-vous aussi eu celui-là aussi ?)

La France dispose d’excellentes d’équipes en intelligence artificielle, en mathématiques, en médecine et elle possède des technologies de développement de plateformes multi-fonctions. De la sorte, tous les participants ou utilisateurs pourraient contribuer et agir.

Magdalena Kobylanski, Maître de Conférences en mathématiques, Université Gustave Eiffel
Charles Tijus, Professeur de psychologie cognitive, Université Paris 8

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