Cette année, et ce doit être la première fois en 46 ans, Paul fêtera son anniversaire sans moi.
Paul, c'est mon mari, et il va avoir 69 ans demain.
Je suis allée déposer à l'accueil de l'E H P A D - Etablissement pour l'Hébergement de Personnes Âgées Dépendantes- des gâteaux, du champagne, des jus de fruits et ,sous enveloppe, un poème de Jacques Prévert que lui lira une aide soignante demain vers 16 h 00, à l'heure du goûter.
Je n'irai pas rôder autour du bâtiment, par crainte de l'entrapercevoir alors que je ne serais autorisée qu'à le voir dans le jardin du cantou, séparés par 2 tables, à plus de 2 mètres de distance, un masque sur le visage.
Impossible pour moi de supporter sa silhouette d'homme vieilli par la maladie d'Alzheimer, sans pouvoir le serrer dans mes bras, l'embrasser, lui chuchoter des mots tendres.
Voilà presque 1 an que je me suis résolue à son départ -son placement?-du domicile pour cette Unité de Vie Protégée, au sein d'un EHPAD, après que graduellement, inexorablement, la maladie s'installait dans son cerveau.
Paul a été diagnostiqué en 2010, alors qu'il était âgé de 59 ans : mutation génétique PSEN 2 sur le chromosome 1.Ces formes familiales de la maladie d'Alzheimer représenteraient à peine 1% de la totalité des personnes atteintes de la maladie, soit environ
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10 000 personnes sur 1 million en France.Ces données chiffrées étant, bien sûr, très approximatives...
Nous avons pu vivre presque normalement jusqu'en 2017, et puis, la perte de repères dans la maison, les fugues, les accès de colère, les déambulations nocturnes ont débuté, se sont amplifiés : difficultés pour accueillir les petits enfants, partager du temps avec la famille, les amis, se déplacer.
L'Allocation Personnalisée d'Autonomie(APA) à domicile versée par le département m'a octroyé 32 heures mensuelles d'aide à domicile (nombre d'heures calculées suivant le degré de perte d'autonomie -GIR 3 pour Paul-,participation financière suivant les revenus donnant droit à une réduction fiscale de 50% du reste à charge)soit 8 heures par semaine, le temps de faire des courses, de se rendre à un rendez vous médical,dentiste, coiffeur, de marcher un peu sans avoir à prendre en charge mon mari.Les associations à domicile peinent à recruter du personnel, les salaires n'excèdent pas le SMIC, le turnover est important. Il faut insister pour que ce soit toujours la même personne qui intervienne, il faut insister pour "bénéficier"de plus d'heures, quitte à les payer sans l'aide de l'APA.
J'ai cherché des accueils de jours proches de
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notre domicile : ils ont tous fermé par décision de l'Agence Régionale de Santé( ARS) alors que la Communauté de Communes où nous vivons compte une population de 33 137 habitants.
J'ai contacté la seule association qui proposait une présence 24 heures sur 24 : elle ne pouvait m'assurer que ce soit le même personnel intervenant sur plus de 20 heures, et le devis pour 48 heures consécutives chaque semaine s'élevait à 3015 euro mensuels ( réduction fiscale de 50% pour les foyers imposables).
Pourtant, le mot d'ordre relayé par les ARS, départements, associations, est : maintien à domicile!!!
Pour un malade d'Alzheimer "jeune", il n'y a donc aucune structure adaptée à sa situation.
Le choix est redoutable : maintien à domicile et épuisement de l'accompagnant-e, l'aidant-e dans la terminologie consacrée,ou l'entrée en Unité de Vie Protégée au sein d'un EHPAD,et la culpabilité ressentie par l'aidant-e de ne pas être à la hauteur, de baisser les bras, d'abandonner sinon son proche, du moins la partie...
Ils sont 12 dans le cantou : 8 femmes et 4 hommes, dont la plupart sont âgés de plus de 80 ans.2 aides soignant-e-s s'en occupent pendant le jour, 1 surveillant-e pendant la nuit. Paul est le plus jeune.
Par souci du collectif, on tempère les sautes d'humeur en recourant aux neuroleptiques, anxiolytiques, antidépresseurs, somnifères, etc...
Le processus de déresponsabilisation de la famille, de l'aidant-e,qui accompagne l'entrée en EHPAD est accentué par la priorité donné au groupe :c'est au nom de sa sécurité que le comportement de la personne malade va être canalisé par des médicaments utilisés en psychiatrie.
Pourtant le personnel est extrêmement bienveillant,chaleureux, attentif, patient. Pourtant la direction de l'EHPAD veille à ce qu'il en soit ainsi.
Mais le problème de fond réside dans le manque en nombre de ce personnel, si merveilleux et compétent qu'il soit : il le faudrait 3 fois plus nombreux pour assurer une relation humaine de qualité,être disponible pour répondre au désarroi,accompagner les moments d'errance, apaiser la colère de ces pauvres humains accablés par la dégénérescence de leurs facultés cognitives. Et ainsi éviter le recours systématique à une avalanche de médicaments.
Une personne quasiment seule 24 heures sur 24 OU 6 fois moins -1 soignant pour 6 résidents - le jour,avec une présence continue par roulement de 8 heures , et 12 fois moins -1 surveillant pour 12 résidents- la nuit. Décompte aux allures de calcul froid mais qui montre le différentiel en terme d'épuisement d'une part et le manque de moyens en présence humaine d'autre part.
Avant la survenue du covid-19, j'étais décidée à faire bouger les lignes, révoltée par le peu de moyens mis par notre politique de santé à proposer des solutions dignes pour ces malades : j'ai cherché par le biais des associations France Alzheimer à rencontrer des familles touchées comme la nôtre pour élaborer un projet de cantou solidaire, participatif, associant familles et personnel salarié, sans déposséder les unes du lien privilégié avec leur proche, mais sans déposséder les autres de leurs savoir faire professionnel.En multipliant ainsi le nombre d'intervenants - une unité de vie entourée d' un grand espace vert, pour 8 malades, avec 4 soignants-e-s à la journée, par roulement de 8 heures, dont 2 aidants familiaux, et 2 pendant la nuit-en aménageant des vraies périodes de répit pour les familles, en se dotant d'une organisation qui pourrait planifier intelligemment le fonctionnement d'un tel lieu.
La survenue de l'épidémie relègue mes espoirs de voir ce projet se concrétiser.Je ne comptais déjà pas sur les pouvoirs publics, au vu des réponses de l'ARS.Seulement sur le monde associatif qui supplée au désengagement de l'Etat.
La charité au lieu du Droit, le bénévolat au lieu de la rétribution d'emplois d'utilité sociale, les cliniques au lieu de l'hôpital,les mutuelles au lieu de la sécurité sociale, le bien privé au lieu du bien public ...On en a pris l'habitude.
Voilà presque 2 mois que je n'ai pas vu Paul, confinement oblige. Les aides soignantes me disent au téléphone qu'il va plutôt bien. Je crois qu'il m'a oubliée complètement...J'essaie d'en faire autant, de me sentir veuve mais je n'y arrive pas. De fait, je me sens totalement déresponsabilisée.
Si les tests étaient accessibles, si j'étais testée négative, si l'ARS acceptait qu'on puisse se voir à l'extérieur du cantou, ne serait ce qu'un quart d'heure, sans distanciation, si on allait marcher le long du ruisseau, comme ces derniers mois, pour qu'il prenne un peu l'air. Si je me sentais encore en lien avec lui par le toucher de nos peaux, par un petit air chantonné qu'il reprendrait en sifflotant.
Et si je le ramenais à la maison, et tant pis pour nos équilibres et ma santé ...
J'ai très peur du jour où je pourrai le revoir vraiment, sans grillage, sans vitre, sans distance de 2 mètres, sans masques...lui prendre la main, caresser son visage...sortir de cet état de veuvage fictif.
Je ne sais pas si j'y arriverai sans m'écrouler.