Par Mahad Hussein SALLAM
Le vertige de l’attente
Paris, dimanche 7 septembre 2025. Le ciel est bas, l’air est lourd. Pendant la semaine passee, dans les couloirs feutrés de l’Assemblée nationale, chacun feint l’indifférence mais guette l’autre du coin de l’œil. Les députés déambulent en silence, les conseillers murmurent, les journalistes attendent, carnet ouvert, micro en main. L’atmosphère est celle d’une veille de bataille dont l’issue est déjà connue. Demain, François Bayrou, Premier ministre depuis moins d’un an, se présentera devant la représentation nationale pour demander la confiance sur un plan d’austérité de 44 milliards d’euros. Demain, il sera très probablement renversé.
La scène a des allures de drame. Non pas parce qu’elle recèle un suspense intenable, tous les sondages, toutes les tractations laissent présager la défaite, mais parce qu’elle concentre en un instant le malaise d’une nation tout entière. Le 8 septembre est moins un vote de confiance qu’un miroir tendu à la France : un pays fracturé, un système institutionnel essoufflé, une démocratie qui doute d’elle-même.
Bayrou, lui, affiche la gravité d’un homme qui connaît son sort. À ceux qui l’interrogent sur la chute annoncée de son gouvernement, il répond :
« Ce n’est pas une tournée d’adieu. Je suis un responsable politique. Je le resterai après. »
Cette phrase, prononcée avec un mélange de défi et de résignation, sonne comme l’épitaphe d’un centrisme à bout de souffle. Derrière l’assurance se devine le sacrifice : celui d’un vétéran de la vie politique, devenu le porte-voix d’une rigueur budgétaire rejetée par 84 % des Français. Un choix kamikaze, presque gaullien dans sa posture, mais qui illustre avant tout la solitude du pouvoir.
Dans les rues, l’attente prend des accents plus concrets, plus inquiétants. Les syndicats ont annoncé une série de grèves massives à partir du 9 septembre : cheminots, enseignants, agents hospitaliers, salariés de l’énergie. Les pharmaciens prévoient de fermer boutique pour protester contre la baisse des remboursements. Déjà, dans les dépôts de bus et les gares de triage, on discute des blocages à venir. Le pays s’organise, non pas pour soutenir un gouvernement, mais pour le mettre à genoux.
Du côté des partis, l’embuscade est prête. Le Rassemblement national réclame une dissolution « ultrarapide » de l’Assemblée. Le Parti socialiste, revigoré par ses derniers succès électoraux, refuse toute coalition et rêve de Matignon. Les Républicains se déchirent : Bruno Retailleau appelle à voter la confiance « pour éviter le chaos », Xavier Bertrand promet de s’y opposer, Laurent Wauquiez entretient l’ambiguïté. Quant à La France insoumise, elle ne cache pas sa stratégie du chaos : pas de compromis, pas de confiance, et la rue comme ultime recours.
Et Emmanuel Macron ? Le président, affaibli par la dissolution ratée de 2024 et relégué au rôle de spectateur, garde le silence. Mais chacun sait que le « jour d’après » sera son fardeau. Car si Bayrou tombe, c’est lui qui devra désigner un nouveau Premier ministre, trouver une majorité introuvable, ou assumer une nouvelle dissolution dont nul ne veut.
Tout, dans cette veille du 8 septembre, ressemble à un rituel politique crépusculaire. Comme si la Cinquième République, dans ses ors et ses routines, jouait une énième représentation d’un théâtre institutionnel déconnecté. La solennité des discours contraste avec la morosité des cafés, où l’on ne parle plus que de dette publique, de hausse des prix et de la crainte d’un automne social explosif. L’éloquence des tribunes s’oppose à la lassitude des citoyens, désabusés par des votes qui ne changent rien et des gouvernants qui tombent les uns après les autres.
Pour beaucoup, ce « jour d’avant » est une parenthèse : le calme trompeur qui précède la tempête. Mais il est aussi révélateur d’un état plus profond : celui d’une démocratie suspendue, où le pouvoir s’exerce sans adhésion et où les institutions paraissent incapables de produire autre chose que de l’attente, du blocage, et de la colère. Le 8 septembre ne sera pas seulement la chute d’un gouvernement minoritaire : il sera le révélateur d’une crise de régime. Car dans ce théâtre d’ombres, chacun joue son rôle, les partis, les syndicats, le président, le Premier ministre, mais personne ne croit plus à l’intrigue.
« Le jour d’avant », c’est peut-être cela : un moment suspendu où l’on comprend que le pire n’est pas demain, mais déjà hier. Que ce qui s’effondre, ce n’est pas seulement un gouvernement, mais une certaine idée de la politique française.
Une France ingouvernable : l’Assemblée en éclats
Depuis la dissolution surprise décidée par Emmanuel Macron en juin 2024, la France vit dans une instabilité institutionnelle chronique. Ce geste, présenté alors comme un « coup de clarité démocratique », devait offrir au président un nouveau souffle et une majorité clarifiée. Il a produit l’inverse : une fragmentation sans précédent, une Assemblée éclatée en onze groupes parlementaires, et un pays plongé dans un régime d’improvisation permanente.
Un kaléidoscope politique
L’Assemblée issue des législatives anticipées de 2024 est une mosaïque ingouvernable. Aucun groupe ne dépasse les 190 sièges, et n atteint une majorite absolue. Le paysage est désormais dominé par une tripartition instable :
Analyse politique de la France en 2025
Crise politique et budgétaire – Septembre 2025
- Dette publique : 3 346 Mds € (116 % du PIB)
- Déficit budgétaire : 5,8 % du PIB
- Plan Bayrou : 44 Mds € d’économies sur 2 ans
- Gel partiel des retraites
- Réduction des allocations chômage
- Suppression de 25 000 postes de fonctionnaires
- Coupes dans santé et éducation
- +12 Mds € pour la Défense
- Opinion publique :
- Soutien au plan : 16 %
- Rejet : 84 %
- 62 % des Français souhaitent la chute du gouvernement
- Répartition à l’Assemblée nationale :
- Rassemblement national : 123 sièges
- Bloc présidentiel (Renaissance, Horizons, MoDem) : 91 sièges
- Nouveau Front populaire (gauche unie) : 190 sièges
- LFI : 71 | PS : 66 | Écologistes : 38 | PCF et alliés : 17
- Les Républicains : 64 sièges
- Autres et non-inscrits : ~20 sièges
- Sièges vacants : 3
- Abstention législatives 2024 : 54 % (record historique)
Une paralysie institutionnelle
Cette dispersion rend chaque vote parlementaire imprévisible. Chaque texte devient un champ de bataille où l’arithmétique prime sur le fond. Les gouvernements minoritaires – celui de Bayrou en particulier – doivent jongler entre amendements improvisés, promesses contradictoires, et recours massifs aux décrets et aux ordonnances. L’Assemblée nationale, censée incarner la souveraineté populaire, ressemble de plus en plus à une arène chaotique où se négocient au coup par coup des accords éphémères.
Dans les faits, le pays est ingouvernable. Ni coalition durable, ni majorité stable ne semblent possibles. La tripartition, gauche, extrême droite, centre, empêche toute recomposition. Et la multiplication des petits groupes accentue la cacophonie : régionalistes, souverainistes, centristes indépendants, écologistes radicaux… chacun défend son pré carré, sans volonté réelle de compromis.
La logique majoritaire de la Cinquième République se heurte à une réalité parlementaire de type proportionnelle. Mais sans les garde-fous de la proportionnelle, c’est l’improvisation permanente. On gouverne par défaut, par bricolage, par usure. François Bayrou, minoritaire de bout en bout, a dû recourir à des ordonnances pour avancer sur son plan budgétaire. Mais ce contournement du débat parlementaire n’a fait qu’accroître la défiance.
L’opinion : lassitude et colère
Dans ce théâtre institutionnel, les citoyens assistent avec un mélange de désintérêt et de colère. D’un côté, l’abstention reste a de nouveaux assez importante. Lors des élections législatives de 2024 en France, le taux d’abstention a été de 33,37 % au second tour. Cela signifie que près de deux électeurs sur trois se sont rendus aux urnes, ce qui représente une mobilisation exceptionnelle par rapport aux précédents scrutins . Mais de l’autre, les colères sociales s’accumulent, prêtes à exploser au moindre déclencheur. Le plan Bayrou, avec ses coupes massives dans les retraites, la santé, l’éducation, et sa volonte de faire participer le peuple plus signignificativemment, a joué ce rôle. Les syndicats préparent une rentrée explosive, les étudiants annoncent des occupations d’universités, les mouvements citoyens parlent de « blocage national ».
La fracture est donc double : entre les partis, incapables de gouverner, et entre les institutions et le peuple, de plus en plus désabusé. La France vit dans un entre-deux : ni effondrée, ni gouvernée, simplement suspendue à des rapports de force stériles.
Un système à bout de souffle
Cette situation illustre les contradictions de la Cinquième République. Conçue pour garantir la stabilité et protéger l’exécutif, elle produit aujourd’hui de l’immobilisme. Le président est élu avec une légitimité forte, mais sans majorité à l’Assemblée. Le gouvernement est nommé, mais gouverne sans appui durable. L’Assemblée débat, mais ne décide rien. Chaque institution fonctionne en vase clos, sans parvenir à incarner une volonté commune.
L’expression « France ingouvernable » n’est pas un slogan. C’est un constat. Chaque jour, le pouvoir ressemble un peu plus à un radeau balloté par les vagues, sans boussole, sans ancre. Demain, 8 septembre, le radeau pourrait chavirer pour de bon.
Le gouvernement Bayrou : chronique d’un suicide politique
François Bayrou n’a pas été choisi pour gouverner. Il a été désigné pour durer. Après la dissolution de juin 2024, Emmanuel Macron cherchait un profil de confiance, un homme de consensus, une figure rassurante pour une France déboussolée. Bayrou, vétéran du centre, président du MoDem, ancien ministre de l’Éducation, semblait incarner la stabilité. Mais ce choix, censé apaiser, s’est révélé un pari perdant d’avance.
Dès le départ, son mandat ressemblait à une mission impossible. Sans majorité, sans soutien populaire, avec un président affaibli en arrière-plan, Bayrou n’avait qu’une carte à jouer : celle du courage budgétaire. Il l’a abattue comme un kamikaze politique.
Un plan d’austérité à contre-courant
Présenté en juillet 2025, son programme repose sur une réduction drastique des dépenses publiques : 44 milliards d’euros d’économies en deux ans. Dans le détail, les mesures sont explosives :
- Gel des retraites et recul de la revalorisation automatique.
- Réduction des allocations chômage, avec un durcissement des conditions d’indemnisation.
- Coupes dans les budgets hospitaliers et scolaires, déjà exsangues après une décennie de crises sanitaires et sociales.
- Suppression de 25 000 postes dans la fonction publique, concentrés dans l’éducation nationale et l’administration territoriale.
- Transfert de 12 milliards d’euros vers le budget de la Défense, justifié par la montée des tensions géopolitiques et la nécessité de moderniser l’armée.
Ce plan, salué par certains milieux économiques comme un geste de « responsabilité », a été perçu par la majorité des Français comme une déclaration de guerre sociale. Selon un sondage IFOP du 2 septembre, 84 % des citoyens rejettent le programme et 62 % souhaitent la chute immédiate du gouvernement. Rarement un Premier ministre aura été aussi minoritaire dans l’opinion publique.
Le pari du panache
Bayrou, pourtant, ne recule pas. Sa posture, presque théâtrale, est celle d’un homme qui préfère tomber debout que survivre agenouillé. Il revendique haut et fort :
« Je vais plus loin qu’aucun gouvernement ne va jamais. Parce que je crois que la vérité vaut plus que la popularité. »
Ce discours, teinté de gaullisme tardif, relève moins d’une stratégie que d’une mise en scène du panache. Bayrou sait qu’il n’a pas les voix. Il sait que ses alliés centristes sont divisés, que les Républicains voteront en ordre dispersé, que la gauche et l’extrême droite sont vent debout. Pourtant, il choisit de demander la confiance. Comme s’il voulait forcer l’Histoire à se souvenir de lui comme du dernier sage, du centriste incorruptible, du sacrifié volontaire.
Dans les travées de l’Assemblée, beaucoup y voient une stratégie suicidaire. Mais certains y lisent une forme de fidélité à son rôle : Bayrou aurait accepté Matignon non pas pour réformer durablement, mais pour porter sur lui le fardeau d’une austérité que Macron ne voulait pas assumer directement. Une mission de sacrifice plus que de gouvernement.
Une Assemblée hostile
Les chiffres parlent d’eux-mêmes :
- La coalition présidentielle (Renaissance, Horizons, MoDem) ne dispose que de 138 sièges.
- Il en faudrait 289 pour obtenir la majorité absolue.
- Les Républicains, divisés, pourraient apporter une poignée de voix, mais pas assez.
- Le Parti socialiste a confirmé, partiellement, qu’il voterait contre.
- La France insoumise et le RN déposeront une motion de censure immédiate.
Le vote du 8 septembre ne sera donc pas un suspense, mais une formalité. Bayrou ne cherche pas à gagner : il cherche à marquer. Sa défaite est certaine, son discours déjà rédigé. La dramaturgie est assumée.
Une France en grève
Mais si l’échec parlementaire est attendu, c’est dans la rue que la véritable épreuve se joue. Le plan d’austérité a déclenché une vague de mobilisation sociale inédite depuis les Gilets jaunes.
- Les pharmaciens annoncent une grève illimitée contre la baisse des remboursements.
- Les cheminots prévoient un arrêt total du trafic ferroviaire dès le 9 septembre.
- Les enseignants, agents hospitaliers et fonctionnaires territoriaux appellent à une journée nationale de grève le 10 septembre.
- Les syndicats de l’énergie menacent de coupures ciblées pour faire pression sur le gouvernement.
Dans plusieurs villes, les cortèges s’organisent déjà. Les collectifs citoyens parlent d’un « blocage national » à partir du 10 septembre. L’idée n’est plus seulement de protester, mais d’immobiliser le pays pour dénoncer un système entier, au-delà du plan Bayrou.
La lecture politique : un centrisme sacrifié
Au fond, ce gouvernement n’a jamais été conçu pour durer. Il incarne une forme de centrisme technocratique, déconnecté des réalités sociales, qui tente de réconcilier rigueur budgétaire et justice sociale mais échoue sur les deux fronts. Politiquement isolé, socialement rejeté, institutionnellement fragile, il était condamné dès sa naissance.
Bayrou n’est pas victime d’une erreur de stratégie. Il est le bouc émissaire d’un système à bout de souffle. Il porte sur lui l’échec du macronisme, la lassitude d’une opinion désabusée, et l’impuissance d’institutions conçues pour la stabilité mais devenues incapables de produire autre chose que du blocage.
Dans l’Histoire, son passage à Matignon sera sans doute résumé en une formule : la chronique d’un suicide politique. Mais derrière cette chute annoncée, c’est un problème plus profond qui se dessine : celui d’une démocratie française entrée dans une zone de turbulences dont elle ne sait pas comment sortir.
Une démocratie en crise
La chute annoncée de François Bayrou n’est pas seulement un accident parlementaire ou le résultat d’un calcul budgétaire mal calibré. Elle est le symptôme d’un mal plus profond : une crise démocratique qui mine la Cinquième République depuis des années et qui atteint aujourd’hui son paroxysme. Si le gouvernement vacille, c’est parce que la société tout entière doute de ses institutions, de ses représentants, et même de l’idée de démocratie représentative.
Une légitimité électorale affaiblie
Depuis deux décennies, les élections en France produisent moins des majorités que des désillusions. L’abstention dépasse régulièrement les 50 % des inscrits, y compris lors des scrutins majeurs. Le vote d’adhésion est devenu marginal ; il a été remplacé par le vote utile, le vote contre ou le vote par défaut. Voter ne consiste plus à choisir un projet, mais à éliminer celui que l’on redoute.
Les résultats des législatives de 2024 en sont l’illustration la plus nette : une Assemblée éclatée, onze groupes parlementaires, trois blocs irréconciliables. Ce n’est pas la diversité des idées qui s’est imposée, mais la polarisation et l’impuissance. La démocratie représentative, censée refléter la volonté du peuple, ne produit plus que des impasses institutionnelles.
La fragmentation sociale
Cette crise est d’abord politique, mais elle est aussi sociale. La France d’aujourd’hui est fragmentée, atomisée. Les solidarités collectives, déjà fragilisées par la mondialisation et les inégalités, se sont encore affaiblies. Les citoyens se replient sur leurs appartenances immédiates, territoriales, identitaires, professionnelles, au détriment d’un sentiment d’appartenance commune.
Les mouvements sociaux récents, des Gilets jaunes à la mobilisation contre la réforme des retraites, jusqu’au blocage annoncé du 10 septembre 2025, témoignent de cette rupture. Ils ne sont pas seulement des protestations ponctuelles : ils expriment une défiance systémique envers l’État, perçu comme indifférent ou hostile. Le citoyen ne demande plus seulement à être entendu ; il demande à reprendre le contrôle d’un pouvoir qui lui semble confisqué.
Le rôle délétère des réseaux sociaux
Cette fragmentation est amplifiée par les réseaux sociaux, qui structurent désormais l’espace public. La parole politique traditionnelle, celle des partis, des élus, des grands médias, est concurrencée par de nouveaux canaux : influenceurs, chaînes YouTube militantes, forums anonymes et media libres. Ces espaces produisent de l’information, mais aussi de la désinformation, de la polarisation, et une intensification des affects politiques.
La « polarisation affective », concept emprunté aux sciences sociales, décrit ce phénomène : on ne vote plus pour un programme, mais contre un camp. On n’échange plus des arguments, on exprime des rejets. Les réseaux sociaux ont transformé la politique en un théâtre émotionnel, où la colère et l’indignation priment sur le compromis et la délibération.
L’échec du dépassement macroniste
Cette crise de la représentation a été accélérée par l’expérience macroniste. Emmanuel Macron avait promis, en 2017, de dépasser le clivage gauche-droite. Huit ans plus tard, le constat est amer : ce dépassement a surtout contribué à dissoudre les repères. Le « en même temps » s’est transformé en « ni l’un ni l’autre », et donc en « rien de clair ».
En affaiblissant la gauche sans la recomposer, en neutralisant la droite sans l’intégrer, le macronisme a laissé le champ libre aux extrêmes. Le Rassemblement national et La France insoumise sont devenus les pôles dominants d’un système où le centre incarne désormais la technocratie froide, déconnectée des réalités sociales.
Ce qui devait être un dépassement a fini par creuser le fossé entre gouvernants et gouvernés. La tentative d’incarner la modernité s’est soldée par un épuisement démocratique.
Une architecture institutionnelle obsolète
La Cinquième République, conçue pour garantir la stabilité, génère aujourd’hui de l’immobilisme. L’élection du président au suffrage universel lui donne une légitimité forte, mais qui se heurte à une Assemblée fragmentée. Les gouvernements gouvernent par ordonnances, contournant le débat parlementaire. Le Parlement, lui, se divise en coalitions temporaires, sans jamais dégager de majorité stable.
Cette situation révèle les limites d’une architecture institutionnelle pensée pour une époque de bipartisme discipliné. Aujourd’hui, elle produit des gouvernements minoritaires, des oppositions incapables de s’unir, et des citoyens désabusés.
La crise est donc double : politique, absence de majorité, paralysie des institutions, et démocratique, perte de confiance, abstention massive, polarisation sociale.
Le retour du clivage
Ironie de l’histoire, le macronisme, qui voulait effacer le clivage gauche-droite, a fini par le renforcer. Mais ce retour n’a rien de structurant : il est conflictuel, identitaire, intransigeant. La gauche radicale et l’extrême droite sont désormais les pôles les plus dynamiques du paysage politique. Le centre, censé incarner le compromis, est réduit au rôle de force d’appoint, vouée à l’échec.
Le clivage gauche-droite revient, mais il n’ouvre pas la voie à des compromis : il alimente la confrontation permanente.
Vers une refondation démocratique ?
Face à ce constat, certains appellent à une refondation en profondeur. Les propositions se multiplient :
- Introduction d’une dose de proportionnelle aux élections législatives, pour refléter la diversité réelle du pays.
- Reconnaissance du vote blanc comme vote exprimé, afin de donner une voix aux électeurs désabusés.
- Organisation de référendums citoyens sur les grandes orientations budgétaires ou écologiques.
- Réduction des pouvoirs présidentiels et rééquilibrage avec le Parlement.
- Renforcement des contre-pouvoirs : syndicats, associations, médias indépendants.
Ces réformes restent pour l’instant des vœux pieux. Mais la crise ouverte par le vote du 8 septembre pourrait en faire une nécessité. Car si le système actuel ne produit plus de stabilité, il faudra bien inventer autre chose.
Du macronisme à l’épuisement : rétrospective
Huit ans après son arrivée à l’Élysée, Emmanuel Macron est devenu le symbole d’un cycle politique qui s’achève dans la lassitude et la confusion. Son projet initial, celui d’un « dépassement » des clivages traditionnels, a d’abord suscité l’enthousiasme d’une partie de l’opinion, avant de se heurter à la dure réalité de la société française. Entre réformes ambitieuses, crises successives et paris risqués, le macronisme s’est peu à peu transformé en une mécanique d’usure. La chute annoncée du gouvernement Bayrou en septembre 2025 apparaît alors comme l’ultime épisode d’un feuilleton entamé en 2017.
2017 : l’illusion du renouveau
En mai 2017, Emmanuel Macron est élu président de la République à 39 ans. Son mouvement, La République en marche, créé un an plus tôt, obtient une majorité écrasante à l’Assemblée. La promesse est claire : réformer vite, fort et autrement, en réunissant des personnalités venues de la gauche comme de la droite. L’étiquette « ni gauche ni droite » séduit un électorat lassé des partis traditionnels.
La première vague de réformes, Code du travail, fiscalité, SNCF, incarne ce volontarisme. Mais déjà, les critiques fusent : le président est accusé de gouverner pour les élites, de mépriser les corps intermédiaires, d’incarner une verticalité technocratique.
2018-2019 : les Gilets jaunes, la fracture sociale
La crise des Gilets jaunes, déclenchée à l’automne 2018 par la hausse de la taxe carbone, marque un tournant. Des milliers de citoyens, venus de la France périphérique, occupent les ronds-points pour dénoncer l’injustice fiscale et sociale. La contestation échappe aux syndicats et aux partis, révélant une défiance massive envers toutes les institutions.
Macron finit par reculer, annoncer le « grand débat » et multiplier les gestes sociaux. Mais l’image d’un président « des riches », coupé du peuple, s’imprime durablement dans l’opinion. Le macronisme cesse d’être un espoir et devient, pour beaucoup, une déception.
2020-2022 : la pandémie et la réforme des retraites
La crise du Covid-19 renforce cette perception. Si la campagne vaccinale est saluée, la gestion des confinements et des restrictions suscite de vives critiques. Le président gouverne par décrets, contournant souvent le Parlement. L’État apparaît puissant dans la contrainte, mais faible dans l’anticipation.
En 2022, réélu face à Marine Le Pen grâce au réflexe républicain, Macron engage une réforme explosive : le recul de l’âge de départ à la retraite à 64 ans. La contestation est massive : manifestations, grèves, blocages. Pour faire passer le texte, le gouvernement recourt au 49.3, accentuant encore le sentiment d’un pouvoir sourd.
2023-2024 : les signes d’épuisement
La séquence des retraites marque une rupture. Le second quinquennat de Macron s’enlise dans une gestion au jour le jour. Les promesses de réformes institutionnelles (proportionnelle, réforme du Conseil économique et social, renouveau démocratique) ne sont pas tenues. Le président, affaibli, multiplie les gestes symboliques mais perd son aura.
La dissolution de juin 2024, décidée après une série de défaites électorales, se veut un pari : « rendre la parole aux Français ». Le résultat est catastrophique : une Assemblée introuvable, un gouvernement minoritaire, une majorité présidentielle réduite à la portion congrue. Ce qui devait être un geste de clarté se transforme en aveu d’impuissance.
2024-2025 : l’ultime recours Bayrou
Dans ce contexte, le choix de François Bayrou à Matignon, en décembre 2024, relève du symbole. Vieille figure du centrisme, allié fidèle, « sage de la République », Bayrou incarne l’expérience et la stabilité. Mais il arrive trop tard, dans un système trop usé.
Son plan d’austérité, présenté comme un acte de courage, est en réalité l’illustration de l’épuisement du macronisme. Car cette rigueur, assumée par Bayrou, est l’ultime conséquence des choix budgétaires du quinquennat Macron : baisse des impôts sur le capital, explosion de la dette publique, dépenses militaires accrues. Bayrou porte les contradictions d’un système qu’il n’a pas créé, mais dont il devient le bouc émissaire.
L’épuisement d’un cycle
Ainsi, le macronisme s’achève comme il a commencé : dans le brouillage des repères. Après huit ans de « en même temps », le pays est plus polarisé que jamais. Après huit ans de promesses de renouveau, la démocratie est plus fragilisée. Après huit ans de verticalité assumée, le pouvoir est plus impuissant.
L’histoire retiendra peut-être que le macronisme n’a pas été une doctrine, mais un moment : celui d’une tentative de dépasser le clivage gauche-droite qui a fini par dissoudre le politique.
Le gouvernement Bayrou est le dernier acte de ce moment. Sa chute, attendue, scellera l’échec d’une expérience qui, en voulant « réconcilier la France avec elle-même », l’a surtout laissée épuisée, fragmentée, et méfiante envers toutes ses institutions.
Les Scénarios pour le jour d’après
Le 8 septembre 2025, sauf retournement improbable, François Bayrou perdra son pari. Sa demande de confiance sur le plan d’austérité sera rejetée. Dès lors, une question s’imposera : que faire du jour d’après ? Car si la chute du Premier ministre est une certitude, l’avenir du régime reste une énigme.
Scénario 1 : un nouveau Premier ministre
La première option, la plus institutionnelle, serait qu’Emmanuel Macron nomme un nouveau chef de gouvernement. Mais qui ?
- Édouard Philippe, ancien Premier ministre et rival officieux, apparaît comme un recours possible. Populaire, expérimenté, il pourrait tenter de fédérer autour de lui une partie de la droite et du centre. Mais ses relations tendues avec Macron rendent ce scénario fragile.
- Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, incarne une ligne plus droitière, capable de séduire une frange des Républicains. Mais sa popularité est faible et ses positions clivantes.
- Une personnalité « technique », issue de la haute administration ou du monde économique, pourrait être nommée pour gérer les affaires courantes. Mais ce choix risquerait d’accentuer la fracture entre le pouvoir et la société.
Dans tous les cas, le problème reste le même : aucune majorité claire n’existe à l’Assemblée. Nommer un nouveau Premier ministre reviendrait à prolonger l’instabilité.
Scénario 2 : un gouvernement de coalition improbable
Certains rêvent encore d’une grande coalition, à l’allemande. PS, Renaissance, une partie des Républicains pourraient s’unir pour éviter le chaos. Mais les fractures idéologiques sont profondes. Un partie des socialistes refusent toute alliance avec Macron, jugé responsable de la crise. Les Républicains craignent d’être aspirés dans un gouvernement impopulaire. Renaissance, affaiblie, n’a plus la force d’imposer un compromis.
Résultat : la coalition apparaît comme une chimère. À moins d’un choc majeur, crise financière, guerre, rien ne pousse les partis à se sacrifier pour sauver un président en fin de mandat.
Scénario 3 : la motion de censure et la dissolution
La chute de Bayrou ouvrira sans doute la voie à une motion de censure. Le Rassemblement national et La France insoumise ont déjà annoncé qu’ils en déposeraient une. Si elle est adoptée, Macron pourrait être contraint de dissoudre à nouveau l’Assemblée.
Mais que donneraient de nouvelles élections ?
- Le RN sortirait renforcé, surfant sur le rejet du macronisme et sur la colère sociale.
- La gauche gagnerait peut-être quelques sièges, mais resterait divisée.
- Le centre s’effondrerait.
Un tel scrutin risquerait de précipiter l’arrivée du RN au pouvoir. Emmanuel Macron le sait : une nouvelle dissolution pourrait être son suicide politique.
Scénario 4 : la présidentielle anticipée
Une autre hypothèse circule dans les couloirs : celle d’une démission du président. Macron pourrait choisir de provoquer une élection présidentielle anticipée, en misant sur le réflexe républicain pour barrer la route au RN. Mais cette stratégie est extrêmement risquée : rien ne garantit que le barrage fonctionne encore, et Marine Le Pen ou Jordan Bardella pourraient en sortir vainqueurs.
De plus, une telle décision serait perçue comme un aveu d’échec personnel, ce que Macron a toujours refusé d’admettre.
Scénario 5 : le gouvernement technique de transition
Certains évoquent la possibilité d’un gouvernement de transition, composé de personnalités non partisanes, chargé de gérer les affaires courantes jusqu’en 2027. Ce type de solution, courant en Italie, est inédit en France. Mais face à l’impasse actuelle, il pourrait apparaître comme le moindre mal.
Un tel gouvernement aurait pour mission de calmer la crise sociale, de préparer des réformes institutionnelles et de stabiliser les finances publiques. Mais il poserait une question fondamentale : qui gouverne alors ? Les Français accepteraient-ils d’être dirigés par des technocrates sans légitimité électorale ?
L’ombre du RN
Quel que soit le scénario retenu, une chose est certaine : le Rassemblement national sort gagnant de cette crise. Sa stratégie d’attente, dénoncer, refuser toute responsabilité, réclamer une dissolution , porte ses fruits. Plus le centre s’effondre, plus le RN apparaît comme l’alternative « naturelle ».
Marine Le Pen, en retrait volontaire, se prépare à incarner la présidence « apaisée ». Jordan Bardella occupe le terrain médiatique. Ensemble, ils tissent une image de sérieux, se posant en force de stabilité face au chaos.
La question n’est plus de savoir si le RN peut accéder au pouvoir, mais quand.
Une recomposition inévitable
Au-delà des calculs immédiats, le vote du 8 septembre ouvrira une séquence de recomposition. Les partis traditionnels devront choisir : rester dans l’opposition, quitte à laisser le champ libre au RN, ou assumer des compromis difficiles pour sauver les institutions.
La gauche pourrait être contrainte de s’unir pour éviter l’effondrement démocratique. La droite devra clarifier sa ligne : s’opposer radicalement au RN ou chercher à s’en rapprocher. Quant au centre, il est condamné à disparaître ou à renaître autrement, après la chute du macronisme.
Le risque d’une crise de régime
Derrière ces scénarios se profile une question plus grave : la Cinquième République est-elle encore adaptée ? Depuis deux ans, la France vit dans une quasi-crise de régime : présidents élus par défaut, gouvernements sans majorité, Assemblée éclatée. Le système, conçu pour produire de la stabilité, génère désormais de l’instabilité.
La chute de Bayrou ne sera pas seulement la fin d’un gouvernement. Elle pourrait être le signal d’une refondation. Car si aucune des options institutionnelles ne fonctionne, il faudra bien inventer autre chose : une nouvelle Constitution, une nouvelle représentation, une nouvelle façon de faire de la politique.
Le jour d’avant
Le 8 septembre 2025, demain, restera dans l’histoire non pas comme la chute d’un gouvernement, mais comme le révélateur d’une France arrivée au bout d’un cycle. La défaite annoncée de François Bayrou n’est pas une anomalie ; elle est la conséquence logique d’un système institutionnel usé, d’un centre politique épuisé, et d’une société fragmentée.
Depuis 2017, le macronisme avait promis le renouveau, le dépassement des clivages, la modernité politique. Il a produit, au contraire, une fatigue démocratique, une polarisation accrue et un sentiment d’impuissance généralisée. Bayrou, en endossant l’austérité, n’a fait que porter la croix d’un projet déjà condamné. Sa chute est moins personnelle que structurelle : elle scelle la fin d’une illusion.
Le problème n’est pas seulement que la France soit ingouvernable aujourd’hui. C’est que ses institutions ne parviennent plus à produire ni gouvernance, ni légitimité. L’Assemblée nationale est éclatée, les partis sont fragmentés, les citoyens s’abstiennent ou se radicalisent. La Cinquième République, qui devait garantir la stabilité, génère désormais des crises en série.
Face à ce constat, l’heure n’est plus aux ajustements techniques, mais aux choix fondateurs. Plusieurs pistes émergent :
- Refonder la représentation par l’introduction d’une dose significative de proportionnelle, afin que l’Assemblée reflète la diversité réelle du pays et que chaque voix compte.
- Redonner du pouvoir au citoyen en reconnaissant le vote blanc, en instituant des référendums d’initiative citoyenne et en renforçant les mécanismes de démocratie participative.
- Rééquilibrer les institutions en réduisant les pouvoirs présidentiels, en redonnant un rôle structurant au Parlement et en renforçant les contre-pouvoirs.
- Réinventer le lien social en valorisant les corps intermédiaires – syndicats, associations, collectivités locales – qui peuvent retisser la confiance entre gouvernés et gouvernants.
- Refonder la fiscalité pour répondre aux inégalités et redonner du sens à l’effort collectif, au lieu de l’imposer sous forme d’austérité punitive.
Ces réformes ne sont pas des utopies. Elles sont les conditions minimales pour éviter que la démocratie française ne sombre dans un cycle de crises sans fin, ou pire, qu’elle ne laisse le champ libre à une alternative autoritaire.
Car derrière l’effondrement du macronisme et la chute de Bayrou, un acteur se renforce : le Rassemblement national. Sa progression n’est pas le fruit d’un hasard, mais celui d’un système qui a échoué à incarner une alternative crédible. Si rien ne change, le RN apparaîtra de plus en plus comme la seule solution face au chaos.
L’histoire retiendra peut-être que le 8 septembre 2025 n’était pas seulement la chute d’un Premier ministre. C’était un avertissement : celui d’un pays qui, faute de se réinventer, court le risque de s’abandonner aux extrêmes.
« Le jour d’avant », écrirait-on, est ce moment suspendu où l’on comprend que le pire n’est pas demain, mais déjà hier. Le jour d’après, lui, reste à écrire. La question est de savoir si la France choisira la refondation ou la résignation.