Aux marges de la conscience mondiale : Somalie, Cachemire, Soudan… a qui le tour ? Gaza ?
Alors que la bande de Gaza continue d'être pulvérisée sous le regard indifférent des puissants, d'autres terres ensanglantées sombrent dans le silence. La Somalie, déchirée par une guerre quasi-permanente, et le Cachemire, étouffé par la rivalité indo-pakistanaise, incarnent ce que le monde occidental, et ses alliés soumis, refusent de voir. Car dans le concert de la diplomatie, certaines souffrances valent plus que d’autres, certains morts méritent plus d’attention, et certaines guerres sont condamnées à l’oubli. À travers une approche à la fois politique, historique et philosophique, cet article décortique les mécanismes de cette indifférence organisée.
par Mahad Hussein SALLAM
Gaza, en sursis de la mémoire
Chaque génération a ses guerres, ses drames, ses hécatombes. Mais toutes ne laissent pas les mêmes traces dans les consciences. Aujourd'hui, sous nos yeux, Gaza suffoque, meurt, disparaît. Ce territoire exigu, martyre d’un monde définitivement clivé entre le droit et la force, se consume lentement, depuis des mois, sous les bombes, sans qu'aucun cessez-le-feu durable ne se profile. Plus de 60 000 morts et Plus de 146 000 blessés selon le ministère de la Santé gazaoui, majoritairement des femmes et des enfants. Et plus les jours passent, plus la crainte s’installe : celle que ce conflit, aussi visible soit-il aujourd’hui, suive le même chemin que d’autres avant lui, celui d’un oubli programmé. Car ce qui dure fatigue. Ce qui choque trop longtemps cesse d’émouvoir. Gaza est peut-être encore au centre des discours, mais l'attention décline, les caméras se détournent, les algorithmes se lassent. Le risque est grand que cette guerre, comme tant d’autres, soit bientôt reléguée aux marges de l’histoire, à ces conflits dont on ne parle plus, que l’on ne mentionne même plus. Une guerre présente, mais absente. Un massacre visible, mais déjà muet. Un peuple martyrisé, mais déjà presque oublié.
Alors, une question nous hante : que sommes-nous devenus pour accepter cela ? Que reste-t-il de notre humanité lorsque l’indignation devient un sursaut passager, une émotion à la mode, vite balayée par le tumulte des nouvelles plus vendeuses ? Peut-on encore se dire humain lorsqu’on mesure l’importance d’un drame à la visibilité qu’il obtient, à la proximité géographique ou au confort politique de s’y attarder ?
Gaza est l’épreuve morale de notre époque. Son oubli possible ne serait pas seulement un échec humanitaire, mais un naufrage existentiel. Il exprimera quelque chose de terrible : le fait que nous avons intégré l’injustice comme norme, la violence comme fond sonore, et la mort lointaine comme une statistique tolérable. Ce mécanisme d’effacement, Gaza va bientot le partager avec d’autres pays où la guerre ne fait plus l’actualité, mais continue de faire des morts, des deplaces et de multiples souffrances.
Quand au Soudan, lui, a déjà deux pieds dans l’oubli. Depuis avril 2023, une guerre fratricide entre deux généraux a fait des dizaines de milliers de morts et déplacé plus de huit millions de civils, sans jamais mobiliser l’attention diplomatique ou médiatique mondiale. Avec près de 25 millions de personnes en détresse humanitaire, dont 730 000 enfants en malnutrition aiguë sévère, le Soudan incarne cette tragédie silencieuse que l’on refuse de voire que l on refuse d entendre.
Dans l’économie globale de l’indignation, la guerre au Soudan ne pèse rien : ni images spectaculaires, ni indignation officielle, ni sommets d’urgence. Juste le vacarme d’un effacement en cours.
Et pourtant la Somalie et le Cachemire, parece qu elles traveersent des decennies de conflits, sont devenus les symboles modernes de ces guerres oubliées. Oubliées non pas parce qu’elles seraient terminées, mais parce qu’elles ont été volontairement écartées de la mémoire collective, reléguées dans les marges d’un ordre mondial dicté par les intérêts, les alliances, et le calcul. Ce silence n’est pas le fruit du hasard. Il est un acte d une politique bien huilée.
Somalie : une guerre chronique, un peuple souffrant sans témoins
La chute d’un État et la naissance du chaos
Depuis 1991 et la chute de son dictature, Siad Barre , la Somalie vit dans un effondrement institutionnel permanent. Les clans, les milices et les seigneurs de guerre ont morcelé le pays. C’est dans ce vide qu’émerge Al-Shabaab, groupe islamiste radical affilié à Al-Qaïda depuis 2006, qui contrôle encore aujourd’hui des portions entières du territoire. Rien qu’en 2023, plus de 3 500 morts ont été attribués à leurs opérations selon l’ACLED (Armed Conflict Location & Event Data Project).
L’offensive oubliée d’Hirshabelle
Depuis 2022, la région d’Hirshabelle est ravagée par une nouvelle vague d’attaques. Les villes de Beledweyne et Jalalaqsi ont été bombardées, vidées de leurs habitants, et privées d’infrastructures médicales. 800 000 déplacés internes ont été recensés en 2023 selon le Norwegian Refugee Council. L’ATMIS, mission de l’Union africaine censée stabiliser le pays, se retire progressivement, laissant derrière elle un champ de ruines.
Une guerre sans caméras
La Somalie n’est plus une priorité. Pas d’images virales, pas de diplomatie spectaculaire. Le conflit s’enlise dans le silence. Comme si les cris des enfants là-bas portaient moins loin que ceux d’ailleurs, ceux dun certain ailleur.
Cachemire : un peuple suspendu entre deux bombes.
Une guerre ancienne, toujours prête à exploser
Depuis la partition de 1947, le Cachemire est au cœur de la rivalité indo-pakistanaise. Trois guerres, une insurrection sanglante depuis 1989, et près d’un million de soldats dans la vallée aujourd’hui. En août 2019, l’Inde a révoqué l’article 370 de sa Constitution, qui concernait le statut spécial de l’État du Jammu-et-Cachemire, supprimant l’autonomie législative du Cachemire. Depuis, couvre-feux, coupures d’Internet, et plus de 5 000 arrestations selon Amnesty International rythment la vie des habitants.
L’escalade en 2025: frappes et ripostes
En mars 2025, hier , des frappes indiennes à Balakot déclenchent une riposte pakistanaise. Résultat : 137 civils morts d apres Human Rights Watch. Mais aucune résolution de l’ONU, aucun sommet, aucun écho médiatique, juste la routine.
Une paix impossible
Pas de médiateur, pas de processus de paix depuis 2007, mais les interets de deux pays tres puissants qui se dispute le control de cette region. Le Cachemire est l’un des endroits les plus militarisés du monde… et des plus oubliés aussi.
Une indifférence stratégique : la paix selon les intérêts
Le silence comme politique étrangère
Il ne faut plus parler d’indifférence comme d’un accident. L’indifférence est devenue une méthode, un outil de gestion du monde. Elle ne signifie pas qu’on ne sait pas. Elle signifie qu’on choisit de ne pas intervenir.
Ni la Somalie, ni le Cachemire, ni même le Soudan ne menacent directement les flux commerciaux mondiaux. Aucun ne perturbe durablement les cours du baril, les chaînes d’approvisionnement de semi-conducteurs, ou les investissements stratégiques dans les grandes places financières.
C’est pourquoi leurs morts ne font pas bouger les capitales occidentales.
Pas de sommets d’urgence. Pas de diplomatie de crise. Juste des communiqués standardisés, où l’on « condamne toute forme de violence » tout en poursuivant les ventes d’armes ou les accords de coopération sécuritaire.
Le silence, ici, n’est pas une passivité, mais une décision. Une forme de diplomatie sélective, qui traite certains conflits comme des priorités vitales, et d’autres comme des fatalités exotiques.
Géopolitique de l’émotion : qui mérite l’indignation ?
Dans le marché mondialisé de l’attention, toutes les guerres ne se valent pas. Les médias filtrent, les États arbitrent, et les opinions suivent.
Une frappe à Kiev fait l’ouverture du 20 heures. Une famine à Zamzam (Darfour) passe inaperçue. Les corps ne sont pas moins mutilés. Les enfants ne crient pas moins fort. Mais l’écho ne parvient pas aux bons micros.
Ce n’est pas une question de volume, mais de valeur. Et toutes les vies n’ont pas la même valeur.
Le philosophe camerounais Achille Mbembe appelle cela la nécropolitique :
le pouvoir de décider qui peut vivre et qui peut mourir, et surtout, qui peut mourir dans l’indifférence totale.
Dans cette hiérarchie silencieuse des existences, le deuil est géopolitiquement filtré.
Certaines morts appellent des sanctions, des protestations, des résolutions. D’autres, plus sombres, plus lointaines, moins “stratégiques” , sont absorbées par la routine du monde.
Le Cachemire ? Trop compliqué. Le Soudan ? Encore l’Afrique. La Somalie ? Un éternel recommencement.
La paix conditionnée par le profit
La paix n’est pas offerte, elle est vendue.Et pour qu’un conflit soit jugé digne de paix, il doit répondre à deux critères : peser économiquement, ou menacer politiquement.
Or, les guerres oubliées sont précisément celles qui n’impactent pas le centre du monde l occident, ou du moins, pas encore.
Alors on laisse pourrir les plaies. On gèle les conflits. On détourne les yeux.
Et l’on appelle cela, cyniquement, “stabilité”.
Gaza : l’espoir macabre pour “ un non-oubli “.
Une architecture du silence, pensée depuis longtemps
Il serait naïf de croire que l’indifférence mondiale autour de Gaza est le fruit du désintérêt ou de la fatigue seulement.
Elle est au contraire le prolongement d’une vision idéologique minutieusement préparée, fondée sur un récit construit depuis plusieurs décennies : celui d’un front nommé “judéo-chrétien” face à un monde arabo-musulman, essentialisé comme barbare, rétrograde, et menaçant.
Dans cette lecture simpliste du monde, manichéenne mais terriblement efficace, Israël incarne la ligne de défense avancée de l’Occident, le bastion éclairé face à l’obscurantisme.
Cette vision n’est pas marginale. Elle est formulée ouvertement par des chefs d’État.
En 1986, Joe Biden, président en devenir des États-Unis à l’époque, affirmait déjà :
« Si Israël n’existait pas, il faudrait l’inventer pour protéger les intérêts américains. »
Presque quarante ans plus tard, le chancelier allemand Friedrich Merz, au nom d’une Allemagne laïque et progressiste, reprenait le flambeau de cette rhétorique en évoquant la “mission historique” d’Israël face au “terrorisme islamiste”.
Il ira jusqu’à proclamer : “Israël fait le sale boulot à notre place.”
Ce récit est devenu une matrice mentale chez les élites occidentales, où toute critique d’Israël est disqualifiée comme une trahison de la civilisation.
Dans cette farfouille idéologique, la laïcité devient une croisade, et le soutien inconditionnel à Israël, un devoir civilisationnel.
Ainsi, la Palestine est effacée non seulement géographiquement, mais symboliquement. Gaza n’est pas seulement bombardée : elle est disqualifiée, réduite à un “terrain vague de djihadisme”, un obstacle à la stabilité énergétique et commerciale de la région. Récit que même les États arabes voisins commencent à relayer.
Israël “bancable” : rentable pour l’industrie d’une grande partie de l’Occident.
Mais au-delà des considérations idéologiques qui souvent ne sont fredonnées que pour se justifier auprès de leurs populations par les grandes puissances, Israël est une mine d’or pour l’industrie de l’armement. Son rôle géostratégique s’accompagne d’un poids économique et militaire structurant pour les puissances occidentales.
Et là encore, les chiffres parlent :
69 % de l’arsenal israélien est fourni par les États-Unis
30 % par l’Allemagne, dont les exportations ont doublé depuis 2022 pour atteindre cette proportion.
Le Royaume-Uni déclare à peine, timidement, 1 %, mais les documents classifiés contredisent cette fausse modestie.
Quant à la France, elle affiche 0 % officiellement avec arrogance par le biais de Macron et compagnie, mais les faits disent autre chose : l episode des dockers du port de Marseille qui ont bloqué deux conteneurs d’armement destinés à Israël en est une bonne illustration. Un geste révélateur, et courageux de leur part. Et ce n’est pas le seul scandale.
La guerre à Gaza est donc un moteur pour l’économie militaro-industrielle. Elle alimente les chaînes de production, maintient les contrats, justifie les budgets. Tant que le conflit perdure, l’Occident peut y projeter sa supériorité morale et y vendre sa technologie létale.
Voilà pourquoi Gaza n’est pas encore oubliée : parce que son existence, tragique, sert de pilier à un système d’alliances et de profits, dont les autres pays arabes de la région ne sont pas encore écartés et y participent pleinement.
Le seul espoir pour la persistance d’une timide mémoire cest la centralité stratégique d’Israël et de la Palestine.
Ce n’est donc pas par humanisme que Gaza reste encore visible. Ce n’est pas pour les enfants enterrés vivants, ni pour les hôpitaux détruits, ni pour les mères assassinees se retrouvants sans tombeaux.
C’est parce que la survie d’Israël est un pilier de l’ordre occidental au Moyen-Orient, et qu’à travers elle, se jouent des milliards d’euros, des routes du pétrole et du gaz, ainsi que la stabilité d’une architecture impérialiste occidentale qui s’opposera à l’avènement de la nouvelle “Route de la soie” et de la venue de la Chine dans la région qui risquerait de compromettre leur monopole ou plus exactemment leur mains mise sur les richesses du moyent orient.
Alors, oui, paradoxalement, c’est cette centralité stratégique qui maintient Gaza dans le champ des projecteurs. Une visibilité non pas gagnée par la justice, mais par l’intérêt.
Quant aux promesses récentes, tout aussi soudaines, de reconnaissance conditionnée d’un État palestinien par certains pays européens, France, Canada, Royaume-Uni, et dernièrement l Allemagne, elles ressemblent plus à des leurres diplomatiques qu’à des engagements concrets. Des annonces conditionnées en formes d effet de manche, suspendues, vidées de contenu, et surtout déconnectées de la réalité quotidienne des Palestiniens.
L’oubli est une doctrine, mais la mémoire est un acte.
Nous vivons à l’époque d’une mondialisation asymétrique de la compassion. Une époque où l’on pleure selon les cartes diplomatiques, où l’on sauve selon les alliances, et où l’on oublie par confort ou convenance.
Dans cet ordre global, la Somalie, le Cachemire, le Soudan, et tres prochainement Gaza ne sont pas seulement des territoires en guerre, ce sont des zones désactivées de la mémoire collective, soustraites du cercle des urgences, reléguées dans les marges d’un monde où la mort n’indigne que lorsqu’elle menace l’ordre établi.
Mais cette indifférence n’est ni un accident, ni une impuissance. Elle est une stratégie de l effacement. Une politique du silence. Elle choisit ses cadavres, ses caméras, ses indignations. Et lorsqu’un conflit ne rapporte rien ou ne menace personne d autres que les gens sur place, on le laisse pourrir, on le laisse disparaître, on l’efface.
Gaza, aujourd’hui, tient encore tête à cet oubli. Non pas grâce à une prise de conscience morale, mais par sa centralité stratégique. Parce que la survie d’Israël, son rôle de rempart idéologique et militaire de l’Occident, continue de structurer une architecture d’intérêts, de profits et de récits. Si Gaza n’est pas encore oubliée, c’est que le bruit qu’elle génère est utile à certains, et rentable pour d’autres. Triste privilège de l’horreur d’une visibilité.
Mais que se passera-t-il demain, lorsque la fatigue émotionnelle sera totale, lorsque les morts ne feront plus frissonner, lorsque les images se ressembleront toutes ? Gaza rejoindra-t-elle les tragédies déjà classées, ces dossiers refermés dans les tiroirs de l’indifférence organisée ?
C’est ici que commence le rôle du mot, du récit, du journalisme.
Contre l’oubli : la mémoire comme contre-pouvoir.
Nommer, documenter, transmettre. Refuser d’accepter le silence comme une fatalité. Redonner une densité humaine à ce que l’on a réduit à des statistiques. Montrer ce que d’autres veulent cacher. Faire entendre ce que les puissants étouffent.
Et dans ce monde saturé d’informations mais vidé de sens, écrire n’est plus seulement informer, c’est résister.
Résister à l’indifférence programmée. Résister à la hiérar2qchisation des morts. Résister à l’anesthésie des consciences.
Écrire, ce n’est pas pleurer, c’est alerter.
Il ne s’agit pas d’apitoyer. Il s’agit de réveiller les consciences. D’ébranler les conforts mentaux, de faire surgir l’inconfort dans l’ordre des récits dominants. L’écriture n’est pas un hommage. Elle est un signal. Une interruption. Une veille. Elle nous rend responsables. Parce que si nous n’écrivons pas ces histoires, qui les écrira ? Et si nous les oublions, qui les pleurera ?
Mahad Hussein SALLAM