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Billet de blog 3 août 2025

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L'Éducation nationale a livré nos enfants au marché de la compétence

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En 2025, le constat est toujours le même, presque une caricature nationale : la France est mauvaise en anglais. Les derniers classements européens nous placent systématiquement dans le peloton de queue, loin derrière nos voisins néerlandais ou scandinaves.

Mais ce qui était autrefois une source de plaisanteries est devenu le symptôme d'une profonde fracture sociale et d'un abandon républicain. Car derrière ce niveau médiocre se cache l'échec spectaculaire de l'Éducation nationale à fournir une compétence devenue essentielle. Un échec qui a ouvert un boulevard à un marché du soutien scolaire à plusieurs milliards d'euros, créant un système à deux vitesses où la réussite professionnelle est désormais conditionnée par la capacité des parents à payer pour compenser les manquements de l'école publique.

L'Éducation Nationale : l'usine à LV1 Anglais qui n'apprend pas à parler

Le paradoxe français est abyssal. Un élève aura suivi, en moyenne, plus de 1000 heures d'enseignement de l'anglais au cours de sa scolarité. Pour quel résultat ? Une étude de la DEPP publiée fin 2024 est accablante : à la fin du lycée, près de 60 % des élèves n'atteignent pas le niveau B2, considéré comme le seuil de l'« utilisateur indépendant », indispensable dans un contexte professionnel.

La cause n'est pas un secret. C'est celle d'une pédagogie à bout de souffle, obsédée par la grammaire et la version écrite, mais incapable d'enseigner la pratique orale. Des classes surchargées, dépassant souvent les 30 élèves au collège, interdisent toute interaction individuelle. « Comment voulez-vous faire parler 32 adolescents en 50 minutes ? C'est une mission impossible. On se contente de faire de la garderie en langue étrangère », confie, désabusée, une professeure d'anglais en région parisienne.

Un rapport de la Cour des comptes pointait déjà il y a plusieurs années l'inefficacité criante des dispositifs, un « saupoudrage d'heures sans ambition réelle ». L'institution continue de produire des élèves capables de conjuguer le present perfect, mais paralysés à l'idée de devoir demander leur chemin à un touriste à la sortie du métro.

Le grand malentendu : quand l'école enseigne une « culture » là où le monde exige une « compétence »

Au cœur de cette faillite se niche un profond malentendu idéologique sur la nature même de l'enseignement des langues. La tradition élitiste française, héritière des humanités, a toujours considéré une langue étrangère comme un objet de culture littéraire. On enseigne l'anglais comme on enseigne le latin : on étudie sa structure, on analyse ses textes, on disserte sur Shakespeare. La finalité est intellectuelle, l'évaluation est écrite et la maîtrise de la langue est un vernis culturel.

Or, le monde a changé. L'anglais n'est plus seulement la langue de la culture, c'est avant tout la langue-outil du village global. C'est une compétence technique, une commodité indispensable pour travailler dans la recherche, le commerce, l'ingénierie, le tourisme... C'est l'équivalent d'un permis de conduire pour l'économie mondialisée. En s'obstinant à traiter l'anglais comme un objet de savoir académique plutôt que comme un savoir-faire pratique qui se maîtrise par l'immersion et la répétition, l'Éducation nationale est en total décalage avec les besoins de la société. Elle continue de former d'excellents analystes de textes pour un monde qui demande des communicateurs agiles. Ce refus de voir l'anglais comme une simple compétence fonctionnelle est la matrice de l'échec pédagogique et la raison pour laquelle le marché, lui, prospère en vendant ce que l'école ne veut pas enseigner : parler, tout simplement.

Le marché du soutien scolaire : un impôt déguisé pour les classes moyennes

Ce vide laissé par le service public a créé un appel d'air commercial colossal. Le marché du soutien scolaire en France pèse aujourd'hui plus de 2,5 milliards d'euros par an. Pour des millions de familles, c'est une double peine insupportable : elles paient des impôts pour une école qui ne remplit pas sa mission et doivent ensuite payer une seconde fois, de leur poche, pour que leurs enfants ne soient pas pénalisés.

Cette situation est le moteur d'une nouvelle forme de déterminisme social. Dans les beaux quartiers, le séjour linguistique de trois semaines en Irlande ou en Angleterre est un classique estival, et le tuteur natif à domicile une pratique courante. Pour les familles des classes moyennes, on se saigne pour quelques heures de cours sur une plateforme en ligne, en espérant que cela suffise. Pour les familles populaires, l'anglais reste cette langue lointaine, entendue dans les séries, mais jamais maîtrisée.

Une étude du CEREQ (Centre d'études et de recherches sur les qualifications) est formelle : à diplôme équivalent, la maîtrise de l'anglais peut entraîner un écart de salaire allant jusqu'à 20 % sur l'ensemble d'une carrière. L'anglais n'est plus une compétence, c'est un capital.

L'ubérisation de l'enseignement : le mirage des tuteurs "natifs" à bas coût

Au cœur de ce nouveau marché, les plateformes de cours en ligne connaissent une croissance explosive. Elles promettent un accès facile et abordable à des milliers de tuteurs du monde entier. Le marketing est rodé : « Apprenez avec un natif ! ». Mais derrière cette promesse se cache souvent la réalité crue de l'ubérisation de l'enseignement.

Ces plateformes mettent en relation des clients avec des travailleurs freelances, souvent situés dans des pays à bas coût de la vie comme les Philippines, l'Afrique du Sud ou l'Europe de l'Est. Ces tuteurs, payés à la leçon, n'ont aucune sécurité de l'emploi, aucune protection sociale, aucun salaire minimum garanti. La plateforme se contente de prélever une commission substantielle, parfois jusqu'à 30 % du prix payé par l'étudiant. De plus, le label « natif » ne garantit aucune compétence pédagogique. N'importe qui peut s'inscrire et se prétendre professeur.

On achète une conversation, pas une formation. C'est le triomphe de la micro-tâche éducative, une logique qui déconstruit le métier d'enseignant pour le transformer en un service à la demande, précarisant le travailleur et transférant la responsabilité de la qualité sur le consommateur.

En renonçant à sa mission d'enseigner correctement une langue devenue indispensable, l'État n'a pas seulement créé une lacune ; il a organisé un transfert de richesse vers un secteur privé dérégulé et a entériné une inégalité de plus. L'urgence n'est pas de pousser chaque famille à trouver une solution individuelle dans ce Far West numérique. L'urgence est d'exiger un véritable service public de la langue, avec des moyens ambitieux, des classes allégées et des enseignants mieux formés. La maîtrise de l'anglais n'est pas un luxe, c'est un droit que la République se doit de garantir à tous ses enfants.
Sources : DEPP, Cour des Comptes, Preply, CEREQ.

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