Mahmoud Assani

Abonné·e de Mediapart

7 Billets

0 Édition

Billet de blog 14 novembre 2025

Mahmoud Assani

Abonné·e de Mediapart

Le triomphe du sport individuel, symptôme d'une société qui a perdu le collectif ?

Mahmoud Assani

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ils sont partout. Le matin aux aurores dans les parcs, le soir sur les quais, le week-end sur Instagram. Des coureurs solitaires, écouteurs vissés, traquant leur performance sur Strava. Des adeptes du CrossFit, soulevant la fonte dans des hangars privatisés. Des « yogis » en quête d'alignement personnel. Jamais la France n'a compté autant de « sportifs ».

Pourtant, cette explosion de la pratique cache une réalité bien plus troublante : le déclin du lien social et l'agonie du modèle associatif au profit d'une vision néolibérale du corps, réduit à un capital qu'il faut optimiser seul. L'hégémonie du sport individuel n'est pas une simple mode ; c'est le miroir d'une société atomisée, d'un triomphe de l'individu-entrepreneur sur le citoyen-coéquipier.

Le « moi » en compétition : le corps comme projet de performance

La nouvelle doxa sportive est celle de l'optimisation de soi. Le sport n'est plus un jeu, c'est un projet. Le running, le triathlon et le fitness règnent en maîtres, car ils sont la parfaite allégorie de l'entreprise de soi. L'adversaire n'est plus l'équipe d'en face, c'est son « Personal Best » (PB) de la veille.

Cette tendance est alimentée par une industrie technologique de la quantification. Montres connectées, applications de tracking, capteurs de puissance : tout est conçu pour transformer l'effort en données, le corps en un tableau de bord. Une étude de l'INJEP (Institut National de la Jeunesse et de l'Éducation Populaire) publiée fin 2024 est sans appel : si la pratique sportive globale augmente, c'est presque exclusivement hors de tout cadre fédéré. Selon le Baromètre national des pratiques sportives 2024, seulement 26 % des pratiquants sont membres d'un club ou d'une association. Les autres – près de trois quarts – sont en « autonomie ». L'étude note d'ailleurs que la pratique non encadrée « appuyée sur des outils numériques a progressé de 4 points » depuis 2018. Le sport n'est plus un engagement, c'est un service que l'on consomme à la carte, quand son emploi du temps de « slasheur » le permet. Le CrossFit, avec ses « box » privées à l'abonnement mensuel coûteux, est le symbole parfait de cette privatisation du mouvement, un lieu où l'on paie pour souffrir ensemble, mais où l'on ne construit rien en dehors de sa propre performance.

L'agonie du vestiaire : la crise du modèle associatif

En face de cet « ego-sport », le sport collectif amateur, celui des clubs municipaux et des bénévoles, est en crise. Les licences de sports collectifs traditionnels comme le football ou le rugby, si elles se maintiennent en chiffres bruts, stagnent ou régressent chez les jeunes adultes, et s'effondrent dès qu'on sort des grandes métropoles. C'est le cœur du réacteur de la cohésion sociale qui s'enraye.

Car le sport collectif, c'était l'école de l'altérité. C'était accepter la contrainte d'un entraînement à heure fixe, la stratégie d'un coach, l'échec partagé et la victoire solidaire. C'était, surtout, le triomphe du bénévolat. Or, ce pilier s'effondre. Selon le baromètre France Bénévolat 2025, le taux d'engagement associatif stagne à 21 %, contre 24 % en 2019, confirmant une érosion post-covid que l'élan des JO n'a pas suffi à inverser.

Gérer la trésorerie d'un club, laver les maillots, organiser les déplacements : ces tâches ingrates ne trouvent plus preneurs dans une société qui valorise le confort individuel immédiat. La « troisième mi-temps », ce moment de sociabilité crucial, a été remplacée par un « check » sur une application. C'est la casse silencieuse du tissu associatif, abandonné par des pouvoirs publics qui préfèrent subventionner des « événements » (marathons, « color runs ») plutôt que de soutenir le maillage territorial quotidien.

Le paradoxe du Padel : l'illusion d'un nouveau collectif ?

Certains observateurs nuancent ce tableau en pointant le succès foudroyant du Padel. Ce sport, un hybride de tennis et de squash, se joue exclusivement à quatre et explose en France. N'est-ce pas la preuve que le collectif a encore de beaux jours ? Ce serait aller vite en besogne. Le pays compte plus de 3 000 terrains début 2025 et la Fédération Française de Tennis (FFT) a annoncé avoir franchi la barre des 100 000 licenciés « padel » en juin 2025. Un chiffre qui a plus que sextuplé en six ans, passant de 700 pistes en 2019 à plus de 4 000 attendues fin 2025.

Car le Padel est peut-être, justement, le sport collectif parfait pour l'ère individualiste. Il ne s'inscrit pas dans la tradition du club associatif, mais dans un modèle 100 % marchand. On ne prend pas une licence à l'année : on loue un terrain pour une heure via une application, souvent dans des structures privées à haute rentabilité (liées à des centres de « soccer 5 »). C'est un collectif sans contrainte, éphémère, consumériste. C'est un sport de « networking », le nouveau golf des classes moyennes supérieures, qui se joue entre collègues ou amis, mais qui ne crée pas le lien social intergénérationnel et interclasses que permettait le club de football du village. Le Padel n'est pas un retour au collectif, c'est un loisir social atomisé, le dernier avatar du « sport-service ».

Un symptôme politique

Le triomphe du marathonien sur le footballeur du dimanche n'est pas anodin. Il est le symptôme d'une société qui a substitué la compétition de tous contre tous à la coopération. L'État, en se désengageant du soutien au sport associatif au profit de la « start-up nation » sportive (financiarisation des JO, applications « santé »), a accéléré le mouvement.

On fabrique des individus « performants », « résilients », « optimisés », mais terriblement seuls. Une société de coureurs de fond solitaires est une société qui a peut-être gagné en performance individuelle, mais qui a perdu la capacité de faire équipe face aux défis collectifs. Et dans ce match-là, le score est sans appel.
Sources : INJEP, France Bénévolat, Padel Solutions.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.