Le grand chantier de la « transformation numérique » de la France est sur toutes les lèvres. De Bercy aux collectivités locales, on nous promet un État plus simple, plus rapide, plus efficace. Une administration à portée de clic, disponible 24/7, qui libérerait le citoyen des lourdeurs de la paperasse. Pourtant, derrière les slogans et les interfaces épurées de FranceConnect, la réalité est bien moins reluisante.
Cette modernisation à marche forcée cache une déshumanisation rampante des services publics et installe, au nom du progrès, un système à deux vitesses. En vérité, l’État numérique continue d’alimenter les injustices et la précarité qu'il prétend combattre. Tour d’horizon d’une simplification en trompe-l’œil.
Facturation électronique 2027 : la guillotine numérique des TPE
La réforme de la facturation électronique incarne cette quête d’un contrôle total… mais son déploiement est tout sauf maîtrisé. Dès 2026, toutes les entreprises devront être capables de recevoir des factures électroniques, puis d’en émettre en 2027. L’argument officiel ? Lutter contre la fraude à la TVA, estimée à près de 15 milliards d’euros par an. Une cause louable, mais dont l’instrument est un couperet pour les plus petites structures. Car si les grands groupes disposent d’armées de comptables et de services informatiques, qu’en est-il de l’artisan qui passe ses soirées à faire ses comptes, de l'indépendant ou de la commerçante déjà sous l’eau ?
Pour eux, cette obligation est un cauchemar logistique et financier. Ils devront choisir et payer un abonnement à une « Plateforme de Dématérialisation Partenaire » (PDP), dont les coûts peuvent aller de quelques dizaines à plusieurs centaines d’euros par mois. Une étude de la CPME (Confédération des Petites et Moyennes Entreprises) révélait dès 2022 que plus de 40 % des dirigeants de TPE/PME se sentaient mal préparés à cette transition. Pire, le jargon technique – UBL, CII, Factur-X, API – est une barrière infranchissable pour beaucoup.
L’État, dans son abstraction technocratique, fait semblant d’ignorer que des centaines de milliers de professionnels n’ont ni le temps, ni les compétences, ni les moyens. « On nous demande de passer au tout-électrique, mais on a oublié de nous dire où sont les bornes de recharge et qui va payer la facture », ironise amèrement un représentant d’une fédération d’artisans. Le cynisme atteint son comble quand on sait que le non-respect de l'obligation sera sanctionné par des amendes. C’est la double peine : on impose un système complexe et coûteux, puis on pénalise ceux qui échouent à s'y conformer.
Le bail numérique : un confort sous haute surveillance
Dans l’immobilier, la digitalisation se pare des atours de la modernité pratique. Le bail numérique, avec sa signature électronique, promet de conclure une location en quelques minutes. Une aubaine en apparence. Sauf que cette facilité a un prix : celui de nos données personnelles, livrées en pâture à des plateformes privées. Car pour signer ce bail dématérialisé, locataires et garants doivent télécharger leurs pièces d’identité, leurs trois derniers bulletins de salaire, leur avis d’imposition… Toute une vie financière et personnelle numérisée et stockée sur des serveurs privés.
Ces nouveaux intermédiaires, qui proposent des services comme la gestion locative en ligne, deviennent de facto des courtiers en données personnelles. Le risque ? La constitution de gigantesques bases de données sur les locataires, ouvrant la porte à des dérives de profilage et de discrimination algorithmique. Un algorithme pourrait demain juger un dossier « à risque » sur la base de critères opaques et illégaux. La CNIL met régulièrement en garde contre la collecte de données non pertinentes (RIB, carte vitale, etc.) qui est pourtant monnaie courante. On est loin de la relation de confiance : on entre dans une ère de la suspicion automatisée.
De plus, le scandale social se cache derrière l’écran : qui garantit que la personne âgée signant un bail via un lien reçu par SMS a pleinement conscience des clauses qu’elle valide d’un simple clic ? Derrière l'image lisse de la "proptech", on trouve un système qui, sous prétexte d’efficacité, fragilise les plus vulnérables et transforme un droit fondamental, le logement, en un produit de consommation numérique.
Services publics : le labyrinthe du « clic » obligatoire
C’est peut-être là que le bât blesse le plus durement. La dématérialisation des services de l’État (CAF, Pôle Emploi, Assurance Maladie, préfectures) n’est plus une option, mais une obligation de fait. Prendre un rendez-vous, déclarer un changement de situation, demander une aide… tout passe désormais par un portail en ligne. Or, cette logique du « tout-numérique » est une violence pour des millions de personnes. Le Baromètre du Numérique 2022 est sans appel : 16 % des Français sont en situation d’illectronisme, soit près de 9 millions de personnes qui ne maîtrisent pas les outils informatiques de base.
Le Défenseur des Droits, dans des rapports alarmants et répétés, parle d'un « recul des droits ». Des personnes âgées qui perdent leurs allocations car elles n’ont pas su valider leur déclaration trimestrielle en ligne. Des familles précaires qui renoncent au RSA faute de pouvoir scanner et envoyer les justificatifs. Des étrangers qui ne peuvent renouveler leur titre de séjour car les rendez-vous en préfecture, uniquement disponibles sur internet, sont captés en quelques secondes par des bots.
C’est une déshumanisation organisée. L'accueil physique est sacrifié sur l'autel de la rentabilité, les effectifs fondent, et le contact humain, si crucial, disparaît. L'État transfère sa mission de service public sur des « aidants numériques » issus du monde associatif, ou pire, sur la famille et les proches, privatisant de fait le devoir de solidarité nationale. On en arrive à l’absurdité où le droit d’un citoyen dépend de sa capacité à trouver quelqu’un pour l’aider à naviguer dans un labyrinthe administratif créé par l’État lui-même.
Sortir du leurre technologique pour un vrai service public
Au final, ce panorama de la dématérialisation révèle une contradiction systémique. Sous le vernis de la « simplification » et de la « modernisation », cette transformation est avant tout une stratégie budgétaire qui permet à l’État de réduire les coûts en reportant l’effort sur l’usager. C'est le paradoxe d'un État qui prône l'inclusion mais qui, dans les faits, construit des barrières numériques infranchissables pour une part significative de sa population.
Il ne s’agit pas de refuser le progrès, mais de dénoncer la religion du solutionnisme technologique, cette idéologie paresseuse qui croit qu'une application peut remplacer un agent de service public. La cible de la critique, c’est cette approche technocratique et hors-sol qui ignore les réalités sociales et humaines. Tant que le numérique sera un impératif et non un outil au choix, il restera un facteur d’exclusion.
Le vrai progrès ne se mesurera pas au nombre de services en ligne, mais à la capacité de l’État à garantir un accès égal à tous, avec ou sans connexion Internet. Méditons-y la prochaine fois que nous pesterons devant un formulaire en ligne qui ne fonctionne pas. Ce n’est pas un simple bug ; c’est le symptôme d'un système qui a oublié que derrière chaque écran, il y a un citoyen.
Sources : Senat.fr, CPME, BailFacile, Arcep.fr, Qontinua.