
La « ligne Saint Malo-Genève » c’était jusqu’aux années 1960 un bon vieux classique des cours d’histoire… même si le grand historien Roger Chartier l’a quelque peu démythifié dans Les lieux de mémoire. À l’est de cette ligne, dès le XIXe, une France plus prospère, plus instruite, plus moderne, plus tôt dans l’ère industrielle aussi. En termes d’indicateurs objectifs, l’ouest de la ligne s’industrialise moins vite, les terroirs y résistent à la modernité. Traduit en clichés, cet « ouest » est moins brillant, moins « développé », archaïque ou en retard dira-t-on parfois.
Amis témoins de Mai, vous avez fait un peu pivoter cette ligne, elle remonte sur Caen et met plus résolument cap au sud vers Perpignan. C’est de là que vient le gros de vos messages comme si se fixait dans cet espace la France des luttes, de la contestation. Mais, du coup, à l’ouest de cette ligne, nous voilà avec une France de 68 un peu taiseuse, discrète… D’ici à ce que certains murmurent conservatrice ou pas mobilisée ! Nous manquons cruellement de retours et de témoignages venus de Bretagne, du Poitou, d’Aquitaine, du Limousin, de Midi-Pyrénées (pardon de ne pas utiliser les nouvelles dénominations comme « Alsace-Languedoc » ou « Bas de France »). Alors, acteurs de 68 de ces régions plus à l’ouest, à vos plumes et claviers s’il vous plaît ! Il s’est quand même passé bien des choses dans les campagnes, autour de la « Commune de Nantes », dans les usines, bureaux et universités à Bordeaux, Toulouse, Poitiers, Rennes, Limoges !
Et puisque nous parlons de lignes de partage, nous voudrions aussi en signaler trois ou quatre autres. L’une va emprunter aux catégories des militaires : les « civils » parlent, mais les porteurs d’uniforme, qu’ils soient des armées, de la police, de la gendarmerie ou des CRS demeurent une « grande muette ». Et l’observation vaut aussi pour les agriculteurs, les indépendants de la boutique et de l’atelier dont nous avons peu de témoignages, même pour exprimer une tonalité critique. Les clichés disent que les artistes se propulsent volontiers sur les planches ou le devant des scènes : elles et ils n’ont pas été très volubiles à ce jour dans notre collecte. Nous avons aussi bien plus de témoignages de syndicalistes CFDT que de la CGT, ce qui ne reflète pas le rapport de force des deux confédérations en 68. Au registre de notre bureau des pleurs, on dira aussi que nous avons peu de paroles sur Mai vu et vécu par des immigrés, des étrangers. Enfin que nous sommes toujours demandeurs de documents bruts comme des photos, des bulletins de paie, des tracts.
Mais ce billet de blog voudrait aussi vous dire qu’à côté de notre petit service « bureau des pleurs » qui s’est emparé aujourd’hui du micro, il y a chez celles et ceux qui lisent et commencent à classer vos témoignages un grand service des émotions et de la jubilation. Beaucoup, beaucoup de témoignages, les uns de quelques lignes de mails, d’autres qui sont presque des petits mémoires. Mais que de choses éclairantes, émouvantes et réconfortantes ! Vos courriers sont un double antidote à la momification de ces semaines fantastiques, à une possible tendance à la morosité. Continuez à alimenter cette mosaïque des expériences, aidez-nous à en colorier les zones vides.
Le comité de pilotage Mai 68 par ceux qui l’ont fait