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Billet de blog 1 mai 2020

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L'importance de faire preuve de réflexivité sur sa position d'enquêteur

« L’enquêteur est toujours pris dans son terrain, qu’il le veuille ou non » disait Favret-Saada en 2007.

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La relation entre l’enquêteur et son sujet est complexe, en effet la notion de distance est très relative voire inexistante. Il y a, vis à vis de sujets tabous comme celui de la sexualité, une emprise du milieu social qui parasite la correcte appréhension de l’enquête. « L’oubli de la sexualité dans les textes sur l’enquête tient pour l’essentiel au renvoi dans un non-social (l’intime, la pudeur, l’anecdote) de questions en réalité objectivables par la sociologie. » (Isabelle Clair) La gêne est donc inhérente à ce thème spécifique qui a un caractère injonctif sur l’individu, or « en ne la soumettant pas à l’analyse réflexive, on s’empêche d’objectiver ses effets sur la production de connaissance. » Isabelle Clair théorise différentes conséquences de cette problématique. La première est avant tout « une absence pure et simple de toute réflexion sur le sujet caractérise la grande majorité des textes méthodologiques de référence en France ». Cela handicape donc les éventuels futurs enquêteurs qui sont dépourvu de ressources documentaires sur lesquelles s’appuyer. Ensuite, « Quelques articles évoquent la sexualité, mais c’est alors incidemment, au détour d’autres enjeux méthodologiques » engendrant une amputation des thèses abordant le sujet qui est traité de manière superficielle. Les années 70 qui portent la « révolution sexuelle » permettant l’émergence d’ouvrages sur le sujet donnant une approche méthodologique. Il y a alors un nouvel effet pervers, l’abondance d’ouvrage s scientifiques sur le sujet illustrant l’idée que la sexualité existe dans le milieu académique mais reste marginalisée ailleurs. Il est de plus primordiale de comprendre que les pratiques sexuelles sont aussi culturelles, que les ressources documentaires américaines ne peuvent à elles seules expliquer l’anthropologie française qui a sa propre histoire (confère l’exemple du Marquis de Sade qui donne son nom aux pratiques sadiques). 

La problématique est alors d’ordre méthodologique car « l’échange de tout contenu sexuel entre enquê- teur·trice et enquêté·e, qu’il soit verbal ou physique, affectueux ou menaçant, en tant qu’obstacle, atout ou simple donnée de la relation d’enquête sociologique, semble être un enjeu méthodologique tabou ». Or comment appréhender une enquête dans laquelle je m’oblige à faire totale abstraction de ma propre expérience ? « Pourquoi vouloir mettre de côté ses désirs lorsqu’on enquête sur la pornographie, et quelles conséquences cela-t-il dans la construction de l’objet ? » (Mathieu Trachman)

Aujourd’hui, la tendance est à la levée des tabous quant à l’orientation sexuelle, au plaisir, aux pratiques etc qui entrainent la multiplication de nouvelles approches d’enquête comme l’immersion (expérimentée par Jennifer Hunt en 1984). L’enquête par l’immersion implique d’assumer une certaine subjectivité, d’être un acteur de l’environnement étudié or la question de la limite se pose. L’exemple de Favret-Saada sur son enquête sur la sorcellerie dans le bocage normand illustre la subtilité du rapport entre l’enquêteur et l’enquêté-e-s.

Mathieu Trachman démontre dans Une planque pour mater des culs la nécessité d’intégrer ses propres ressentis à son analyse, « que je le veuille ou non, mes désirs et ma sexualité, dans un monde où désirs et sexualité sont omniprésents, sont présents au cours de l’enquête : il s’agit alors de préciser, rétrospectivement, comment ils m’ont donné accès à certaines informations, permis à certains enquêtés de livrer certains aspects d’eux-mêmes, produit des interactions spécifiques. » 

Je pense avoir illustré ce qu’exprime l’auteur de par ma propre expérience ; étant une personne queer, travaillant sur la mise en scène du comportement queer dans un espace hétéronormatif puis dans des lieux dits safe. J’ai, avec le recul, effectué une introspection avant tout sur les raisons de mon choix d’enquête. Je me suis rapidement rendue compte que j’avais moi-même des attentes de comportements, anticipés par mes propres stéréotypes. Mais aussi qu’en me rendant dans des lieux queers, je me mettais moi-même en scène à travers mes vêtements, la boisson choisie, les débats qui animaient la conversation etc. Il m’était donc primordiale de prendre conscience de mes propres mécanismes d’intégration sociale pour pouvoir me permettre une meilleure appréhension d’un sujet d’enquête complexe.

Nonobstant cela, Isabelle Clair démontre « que la prise en compte du sexe de l’enquêteur·trice et des enquêté·e·s ne suffit pas pour comprendre les raisons pour lesquelles une agression sexuelle, une déclaration d’amour ou plus largement tout trouble ou empêchement d’ordre sexuel peuvent apparaître dans l’enquête. » En effet, chaque objet social nécessite une méthode plus adaptée pour tenter de le restituer et de le comprendre. Les chercheurs peuvent être affectés avec différents degrés d’intensités. Chaque terrain est doté de propriétés singulières et certains peuvent éventuellement donner mieux que d’autres « l’illusion qu’une observation participante est possible ». Le travail de recherche est se décline donc à travers différents approches, il est nécessaire de faire preuve de réflexivité par rapport à sa position d’enquêteur pour permettre une meilleure appréhension de l’enquête en ayant conscience de ses propres mécanismes anthropologiques et sociologiques. « Mais pour qui voudra entreprendre une anthropologie des thérapies en suivant la voie ouverte par Jeanne Favret-Saada, il faudra accepter le risque d’être profondément affecté. » (Désorceler, Arnaud Esquerre)

Ressources documentaires 

  • La sexualité dans la relation d’enquête, Isabelle Clair
  • Une planque pour mater des culs : sexualisation et desexualisation dans une enquête sur la pornographie, Mathieu Trachman
  • Reportage sur l’enquête de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie dans le bocage normand
  •   Judy, Lola, Sofia et moi, Robin D’Angelo (enquête d’un journaliste en immersion dans le monde de la pornographie)
  • Désorceler, Arnaud Esquerre

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