Budapest, octobre 1956. Nagy est appelé à la tête du gouvernement. Les soviétiques se retirent. C’est le moment. Je retrouve Krisztián en bas de l’immeuble. Il m’attend avec un kürtőskalács dans la main. C’est le moment. Un kürtőskalács pour dire oui, un flódni pour dire non. Je n’ai jamais autant apprécié une pâtisserie. C’est un symbole de révolution. Dans le camion, je ne reconnais personne à l’exception de Petra. On était ensemble à l’école. Toujours vêtue d’une belle robe en satin rose pâle. Des bottines brunes vernies. Un visage angélique, un nez si parfait qu’on l’aurait cru dessiné pour elle. Des cheveux roux, bouclés, toujours attachés par des nattes parfaitement exécutées. Moi, j’étais tout ce qu’elle n’était pas. Un peu empotée. Toujours une tâche sur ma robe. Des bottines usées et pleines de boue. Un nez un peu trop large pour un visage de petite fille. Des cheveux noirs, raides comme la justice, jamais coiffés. Elle semblait être envoyée sur cette terre pour me torturer. Je me contenais de toute mes forces. Un complexe mélange de ressentiment et de soulagement de retrouver un visage familier en la voyant assise à l’arrière du camion ce soir là. « On a besoin de tout le monde Bianka, tout le monde » me murmurait mon engagement. J’en ai rêvé de ce moment, pendant des semaines, pendant des mois. J’oublie rapidement Petra en arrivant devant le siège du Parti Communiste occupé par des camarades. « Szabadság » (« liberté » en hongrois) hurlaient les manifestants en brandissant leurs banderoles, « Szabadság » peignaient les désespérés sur les murs de notre prison, « Szabadság » murmurait ma conscience dans ma tête enivrée de colère.
Armes en main et haine dans le coeur, nous massacrions un à un les occupants du Parti. Le son des balles qui traversent ces hommes qui ne sont pour moi plus que des cibles à abattre. Des tyrans responsables de ma souffrance. Un son cathartique faisant écho aux battements de mon coeur rythmé sur les pas de la révolution. Je prends une balle dans la cuisse droite. Je ne sens pas la douleur tout de suite. C'est avant tout le sang qui m'a alerté. La chaleur du liquide dégouliner le long de ma jambe. Les images se brouiller devant mes yeux. Et après ça, trou noir. Je me réveille dans une petite pièce sombre et aperçoit le visage de Petra passer devant la porte. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis ici. Cela pourrait faire des jours comme des semaines. J'entre dans le salon m'installe sur le canapé, à côté d'un garçon. Il doit avoir 19 ans tout au plus. Son visage ne m'est pas inconnu. Le soir de notre révolte, il inscrivait sur les murs de sa peinture rouge sang, la trace de notre rébellion. A la radio, Imre Nagy forme un gouvernement de coalition et annonce le retrait de la Hongrie du pacte de Varsovie. On est le 1er novembre et c’est plus que ce que les Soviétiques peuvent supporter. 3 jours plus tard, les Rouges envahissent Budapest. La répression fait plus de 200 000 morts. 160 000 personnes fuient vers l’Europe de l’Ouest. Dont Petra et moi. On se retrouve toutes les deux, parmi les dernières de la résistance hongroise, à fuir vers l’Allemagne. 1957, Nagy est pendu. Dans ma tête, une unique parole « Szabadság ».
C’est l’histoire que je raconte à ma petite-fille Sara, quand elle vient nous voir. Moi et Petra à Köln, dans la maison de retraite ou plutôt notre prison aménagée. Pour qu’elle garde en tête, qu’il faut toujours se battre pour la liberté.