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Billet de blog 28 mai 2020

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Analyse de La Mécanique du texte, Thierry Crouzet

L’ouvrage de Thierry Crouzet, La Mécanique du texte est très intéressant à analyser de par la pluralité de son approche sur les conséquences réelles de la technique sur l’homme et son comportement.

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La technique a toujours permis à l’homme de se construire, de s’améliorer lui et le monde qui l’entoure. Or les outils numériques actuels nous interrogent sur leur caractère injonctif, serions-nous au tournant où la technique n’est plus au service de l’homme mais où l’homme s’adapte à la machine ?

Extrait 1 de l'ouvrage La Mécanique du texte © Thierry Crouzet (pdf, 183.2 kB)

 « L’une des illusions de l’époque moderne est de faire croire à l’homme que la technique le rend plus libre » explique Jacques Ellul. La nouveauté, l’idéalisation d’une utopie technologique aujourd’hui normalisée et marchandisée nous aveugle sur l’influence de la technique sur nos productions littéraires. Non, je ne parle pas de la forme mais bien du fond. En effet, la révolution numérique, que certains nomment « la troisième révolution industrielle » (J.Rifkin), influence notre perception du monde, nos rapports sociaux. 

La socialisation se fait désormais pour une grande partie à travers des outils numériques consuméristes du réel lien social. Une fausse proximité distançant les rapports sociaux réels engendrant une atomisation de la société (pour reprendre les termes de Jacques Généreux) à l’origine d’une fracture du tissu social. Les réseaux sociaux agissent comme bulles cognitives favorisant la reproduction sociale ainsi que la montée du populisme transformant au passage le paysage politique. Le numérique change notre perception des choses en permettant la diffusion instantanée d’un contenu extrêmement diversifié, cela donne le règne de la vitesse et du zapping. L’auteur prend l’exemple de son rapport aux théoriciens contemporains comme s’il faisait l’expérience d’un témoignage du passé qui, en effet incarnent un certain décalage, une incompréhension d’un nouveau monde dont les codes ont changé. 

Ce changement de paradigme pousse les médias vers le collaboratif, nous quittons les mass medias pour les médias sociaux : le one to many pour le many to many. Les canaux ainsi que les sources d’information se démultiplient à l’infini. Cette masse d’informations est reprise dans les réseaux qui les retransforment, republient, entrant ainsi dans une boucle dont on perd l’origine. 

« Toute révolution technologique appelle a une révolution démocratique » exprime Edwy Plenel. De nouvelles formes de journalisme se développent ; comme Le Media, qui est un journal web d’opinion crée en janvier 2018 et qui se veut indépendant des puissances industrielles financières, avec aujourd’hui à sa tête Denis Robert. Les réseaux sociaux apparaissent comme des moyens alternatifs de s’informer dans un monde où la technique s’impose comme le secret du progrès, cela interroge sur l’impact de la technologie sur la production journalistique. Prenons Twitter comme exemple qui a été un des moyens déterminants pour comprendre les luttes insurrectionnelles du Printemps Arabe. Libération titrait à l’époque « Tunisie : ils ont fait l’e-revolution », Le Monde écrivait sur « Les réseaux sociaux, nouvelle arme de la jeunesse égyptienne » ou encore le journal féminin Elle exprimait « Elles veulent twitter la révolution ». Apparaissent alors des moyens alternatifs concurrentiels, ou complémentaires de la presse ? 

« La technologie avec un grand T n’est pas une chose concrète comme une machine ou l’électricité. Le phénomène technique est devenu un phénomène détaché de la machine. » (J.Ellul) Il y a une non-prise de conscience d’après Thierry Crouzet, qui pourrait s’expliquer par l’illusion de liberté par la technique dont parle Ellul avec le concept d’homo faber (l’homme évolue à travers son évolution technique). Nonobstant cela, le numérique a un caractère disruptif par son inversion de la tendance ; et injonctif par son synonyme qu’est le progrès. Celui-ci n’est pas appareil de l’homme, mais c’est bien la machine qui induit des comportements à l’humain. 

Crouzet fait référence à des « conséquences fâcheuses » sur le monde littéraire et journalistique. Il théorise l’idée que les auteurs existant par le web ne sont pas reconnu par la critique, par la profession car celle-ci exige une acceptation sur papier (en littérature) ou par la télévision (pour le journalisme), comme un prestige old school légitimant la réussite. Hugues Bissot explique que « le pouvoir par l’image est ainsi reconnu par tous les sujets du pouvoir qui s’y identifient et le considèrent dès lors comme légitime. » Il en résulte alors une exclusion des expérimentions qui se perdent sur le Web ne permettant de mettre en avant que les productions validées par la critique. L’auteur de La Mécanique du texte déplore donc l’absence, la destruction, de cette étape primordiale qu’est l’expérimentation en littérature comme dans les autres arts, inhérente à la création. 

Extrait 2 de l'ouvrage La Mécanique du texte © Thierry Crouzet (pdf, 137.3 kB)

 La dimension socio-culturelle de l’homme est inhérente à la construction de son humanité en tant qu’espèce. Les caractères les plus fondamentaux de la production humaine sont deux : le geste soit à travers le domaine technique, et la parole, soit la dimension symbolique. L’être humain naît comme artisan, son évolution se construit de par son évolution technique comme l’exprime le concept de l’homo faber. Cette qualité lui donne une importance significative dissociative des autres êtres vivants. Par son écriture, technique qui mobilise le corps et l’esprit, il matérialise ce qu’il y a de plus anthropien dans l’homme. Thierry Crouzet théorise l’idée qu’il existe différentes familles d’écriture en faisant référence à ceux qui « transforment leurs pages en terrain de bataille » (Flaubert ou Orwell) par opposition « aux virtuoses de la calligraphie » (Caroll ou Borges) incarnant le fait que l’écriture n’est pas uniquement une question de forme mais a bien une influence sur le fond. La personnalité de chaque individu exprimée dans une production littéraire serait donc corrélée à sa manière d’écrire celle-ci. Il est nécessaire de nous questionner sur l’impact de la révolution technologique sur l’écriture littéraire et journalistique. 

Le concept neurobiologie de plasticité cérébrale nous interroge, les principaux processus cognitifs engagés dans le travail de la pensée changent-ils avec l’essor des supports et des équipements numériques ? Le numérique impose une verticalité de la pensée, une organisation et hiérarchisation des idées. Le clavier est supposé faciliter, apporter une certaine propreté, rendre plus rapide la production littéraire et donc aussi offrir plus de contenu. Cependant , elle uniformise les pensées en uniformisant leur forme. En tant qu’outils intellectuels, les technologies numériques ont une influence sur les actes constitutifs de la pensée. Avec elles disparaitrons certaines de ses formes, d’autres se modifieront. L’écriture est non seulement un vecteur évolutif, il est aussi un vecteur social. La trace manuscrite de l’histoire permet la constitution d’une mémoire collective liant les individus d’une même société. Aujourd’hui, l’écrit-papier semble se déprécier car il symbolise la culture des générations finissantes quand les adeptes du visuel apparaissent comme les victimes consentantes d’une manipulation technologique, voire neurologique. 

Les années 90 ont été les témoins d’un véritable changement paradigmatique médiatique ; des nouvelles formes de journalisme ont émergé comme des journaux web, la nécessité pour les journaux d’avoir un site internet, l’utilisation des réseaux sociaux comme relai d’information. Twitter incarne un mode d’information alternatif, c’est le nouveau feed AFP mais aussi le lieu d’un nouveau journalisme. Le « Allo Place Beauvau » de David Dufresne illustre l’utilisation d’un réseau social à des fins journalistiques. En effet, le support numérique autorise des prospectives plus audacieuses quant à la capacité du traitement de l’information et offre à la pensée des instruments renouvelant les modalités de la représentation. Des startups comme Syllabs proposent même des articles rédigés par des robots. Le caractère injonctif du progrès inquiète, si la forme de l’écriture a pu être changée, pourquoi pas le fond ? 

En définitive, le progrès technique permet l’émergence de nouvelles formes de production littéraire, journalistique mais aussi de communication, d’information. Celui-ci engendre un renouveau médiatique mais aussi neurologique. Les manières de construire la pensée se modifient avec les manières de l’écrire. Il est encore trop tôt pour trancher sur le sort du numérique or il est primordiale de prendre conscience de ses enjeux et de ses dérives. C’est pour cela que pour illustrer mon propos jusqu’au bout, avant de m’affairer à mon clavier, mon choix a été de coucher ma réflexion sur papier. C’est alors que « je découvre que je suis de la famille de Flaubert ou d’Orwell, qui transforment leurs pages en terrain de bataille » moi aussi. 

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