Lettre ouverte à la France
Paris, le 3 janvier 2024
Bonjour,
Je suis écrivain francophone et francophile.
Fille d'un exilé politique africain et d'une victime collatérale de la Guerre du Vietnam.
Mes parents furent le produit d’une histoire coloniale compliquée mais ils furent avant tout des êtres humains.
Je suis métisse et française (pas seulement de papiers, contrairement aux idées reçues, car j’aime ce pays avec mes tripes).
Je suis citoyenne du monde mais très ancrée dans ce territoire de l'hexagone.
La France est Terre de rencontres et de paradoxes, du fait de son Histoire et de son Héritage. J'en suis la preuve vivante.
La loi anti-immigration voudrait effacer cette réalité. Cette loi fait désormais peser sur nous, fils et fille de l'immigration, un conflit de loyauté qui ne devrait même pas exister.
Je suis née en 1968, à une époque de confrontation très dure et seul le mince espoir d'une fraternité universelle a permis de faire reculer les nationalismes mortifères. Rappelons-nous, le monde était au bord du précipice.
Seul un rapprochement et un dialogue entre les peuples pouvaient nous sauver du suicide collectif des guerres incessantes.
La France des Droits de l'Homme restait l'un des rares porte-flambeaux de ce fragile espoir. La réconciliation historique avec l’Allemagne fut exemplaire.
La France faisait et fait toujours rêver.
Cependant, le réveil est brutal : la dérive actuelle risque de créer une nouvelle génération...
Une génération d’apatrides. Des personnes comme moi qui sont issus de l’immigration récente et qui n’ont pas la bonne couleur de peau.
Est-ce que nos dirigeants sauront s’arrêter à temps, avant que le régime ne bascule dans l’innommable ? Avons-nous déjà franchi la ligne rouge ?
Que deviendront ceux qui ne peuvent pas rentrer dans un pays d’origine qu’ils ont tout au plus imaginé ?
Le curseur est très différent selon les pays et les traditions d’accueil.
On en oublie parfois combien la France a été généreuse et grande et belle.
La France se remet difficilement de cette aura de Pays des Droits de l’Homme.
Elle tente justement de rétablir un équilibre entre les droits et les devoirs des personnes accueillies.
Cet exercice d’équilibriste serait tout à fait légitime, s’il n’éludait pas complètement le gouffre existant en termes de niveau de développement, d’opportunités et de chances entre les peuples concernés.
Si un migrant parcourt des milliers de kilomètres à travers la savane, le désert, la mer et un continent inconnu, ce n’est pas par confort ni par paresse.
Imaginez-vous un tel périple. C’est de la folie pure et simple.
Et nous sommes d’accord que, depuis beaucoup trop longtemps, toutes les boussoles africaines pointes obstinément vers l’Occident.
L’Occident triomphant qui donne des leçons à la Terre entière…
Nous sommes également d’accord que ce pôle d’attraction vertigineux qu’est l’Occident doit désormais faire de la place à d’autres entités, des alternatives bienvenues pour rééquilibrer les relations internationales, pour donner des perspectives à tous les désespérés de la planète.
Il est également temps de se poser des questions de réciprocité : de très nombreux français sont présents dans ces pays dans des conditions jusque-là très avantageuses… Les échanges commerciaux se font dans la même logique de domination.
Tout ceci doit peser dans la balance si l’on souhaite vraiment faire les comptes. C’est le principe même du divorce.
Il faut regarder ce que les deux parties apportent au ménage et à la relation en termes de ressources.
Pour aller plus loin, beaucoup plus loin, tout n’est pas directement quantifiable. Et certaines choses sont qualitatives.
A-t-on un jour pris la mesure de monuments tels que l’acteur-griot Sotigui Kouyaté ou de l’écrivain Amadou Hampatè Bah ?
Et jusqu’à quand le déni mortifère sur l’apport inestimable de la culture arabe (les chiffres, la médecine au temps des Califes, Avicennes et Averroès…) ?
Est-ce que l’on comprend la valeur intrinsèque de l’Afrique et de l’Orient proche ?
Je crains qu’on ne scie la branche sur laquelle nous sommes négligemment assis.
C’est un exercice de vigilance de chaque instant pour toujours choisir le chemin de l’intégrité.
Merci de m’avoir permis de partager ces quelques réflexions personnelles.
Maï Kouyaté