Quand on m'a envoyé le lien du dernier entretien de Pascal Bruckner (pour rigoler entre amis), accordé au Figaro au lendemain des atrocités de Nice, avant toute autre chose j'ai été choqué parce que je pensais, honnêtement, qu'il était décédé.
J'ai rapidement saisi les raisons de la méprise : néoconservatisme endurci, hystérie anti-arabe, coupe de cheveux misanthrope... c'était André Glucksmann qui nous avait quittés, en effet, il y a moins d'un an ; non, Bruckner était toujours de ce monde. Et de ce Figaro, pas moins. Tout-à-fait remuant.
Mener la guerre à l'intérieur de façon préventive, choisit de titrer donc l'intervieweur en piochant dans la pléthore de pépites bushoïdes que lui offre un Bruckner décidément plus martial que jamais – plus martial que pour l’Irak, il faut le faire. C'est une règle chez tous les fanatiques : plus ça vieillit, plus ça veut voir les jeunes aller faire la guerre. Et puisque, là, il s'agirait de mener une guerre « à l'intérieur », on est bien obligé de concevoir l'éventualité d'une « guerre civile préventive », aussi loin dans l'ignominie suprémaciste que l'aurait rêvé feu Samuel Huntington. Déjà que la guerre civile et la guerre préventive font partie des pires cauchemars hérités de l'histoire contemporaine, imaginer les deux en un et appeler cela de ses vœux, le décrire dans les termes d'un projet, relève nécessairement de la perversion.
« Il va falloir choisir entre nos tabous (libertés fondamentales, accueil de l'autre) et notre propre survie... », lance le philosophe, pour expliquer un peu plus loin que « le gouvernement doit balayer l'argumentaire d'une partie de l'ultragauche qui considère que l'État est toujours coupable et que le capitalisme est l'ennemi absolu... ». En somme, le « gouvernement » serait prisonnier de l'« ultragauche » (ou, mieux encore, d'une partie de l'ultragauche) qui, de par ses obsessions anticapitalistes l'empêcherait de déclencher le génocide salutaire. Car, oui, en bon anal, Pascal Bruckner gardait le meilleur pour la fin : « Si l'État n'exerce pas la violence légitime qui est la sienne, d'autres se chargeront de le faire. (...) Il faut passer au niveau supérieur [frissons ! ndlr] dans la répression et s'inspirer de l'exemple d’Israël confronté à cette situation depuis quarante ans ».
Passons vite au « niveau supérieur », donc : Longue série de checkpoints de Barbès à Bagnolet, mur de séparation autour de la Plaine Saint-Denis, et bombardements saisonniers au phosphore blanc de ladite zone. Allez, pas de tabous, merde ! Bouygues Construction et GIM Dassault pourront faire ça en trois mois, avant même l'expiration du nouvel état d'urgence. Avec un petit effort supplémentaire, on tombera en plein dans la rentrée littéraire.
Il faut reconnaître que le contenu de l'entretien est aussi préventif que son titre : « Nous verrons fleurir dans les jours qui viennent dans Mediapart, Le Monde diplo, Politis, cette logorrhée sur la violence fondamentale de l'État (...). Cette dissonance cognitive au sein d'une fraction de la population est préoccupante ». Les médias ciblés sont, tout simplement, des médias indépendants. La préconisation sous-jacente est, quant à elle, identique à celle glissée par Manuel Valls au lendemain des atrocités de Paris : « Expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser ». En même temps, Bruckner prend le soin de caresser la bête dans le sens de ses poils incarnés. Ainsi, la récente tragédie serait « un pied de nez à la démonstration de force que la France voulait faire de ses armées et de sa puissance. Elle a magnifiquement défilé le matin même et montré au monde entier sa discipline et son organisation. Nous avons une des meilleures armées d'Europe... ».
Pascal Bruckner est le nouveau bijoutier de Nice. Son Uzi d'or scintille et aveugle les lecteurs terrorisés en recevant des millions de like gratuits. Ne plus réfléchir semble plus tentant que jamais. La nouvelle philosophie est près du but.