Un prank plus politique que prévu
Incarnant le personnage d’un jeune stagiaire bourgeois, Greg Guillotin a piégé le rappeur lillois JNR, franco-congolais, qui a gagné plusieurs centaines de milliers d’abonnés sur Instagram et YouTube suite à la diffusion du prank.
Certaines scènes ont particulièrement retenues l’attention des internautes. Parmi elles, celle où l’équipe de Greg Guillotin cache des armes factices dans le studio d’enregistrement du rappeur, puis appelle la police. Alors accusé par de faux policiers qui font semblant de découvrir des armes, JNR va s’enfuir. Pourquoi s’enfuir alors qu’il se sait innocent ? Ce dernier répond spontanément : « On est des Noirs et des Arabes, gros ».
A ce moment du canular, la voix-off commente « contre toute attente, JNR prend la fuite ». Un internaute visiblement désabusé publie un tweet : « mais comment ça contre toute attente ? Vous étiez où ces derniers mois en fait ? » faisant référence au débat national sur le racisme et les violences policières dans les quartiers.
La réaction spontanée de JNR raconte le sentiment de non droit et de vulnérabilité face à la police. Triste réalité filmée en direct, cette séquence raconte le sentiment d’insécurité qui pousse les jeunes de quartier à courir devant la police, même quand ils n’ont rien à se reprocher : éviter la GAV inutile, ou pire, des insultes, des coups, ou la mort. Finalement, JNR sort grandi de ce prank, à la fois humainement et aussi professionnellement. Mais ni son sang froid et ni sa fuite ne sont un hasard. Face aux propos négrophobes et méprisants du stagiaire, le rappeur choisit de prendre sur lui. Il se croît filmé par France 3, et souhaite donner une bonne image[2] : les personnes issues de l’immigration le savent, nous représentons notre groupe, nos comportements individuels peuvent retomber sur le collectif. Ça s’appelle la charge raciale.
« Nous avons toujours tenus à rester légers » prévenait Greg Guillotin il y a quelques temps, en soulignant le but de ses canulars : divertir et faire rire. Mais alors les personnes qui ont visionné son dernier prank avec un pincement au cœur manquent-ils d’humour, ou ont-ils pensé à Zyad et Bouna en voyant JNR courir alors qu’il se savait innocent ? Manquent-ils de légèreté, où ont-ils déjà entendus les propos du stagiaire dans la bouche de vraies personnes dans la vie réelle ?[1] Twitter paraît de ce point de vue assez révélateur : ce qui est récréatif pour les uns, semble quasi traumatique pour d’autres.
La démonstration de la bravoure des Noirs et des Arabes, pour contrer les préjugés
De nombreux internautes ont applaudi la patience de l’artiste lillois face aux propos du stagiaire. Greg Guilliotin s’en félicite, le but était de « briser les clichés sur les jeunes de cité » et le pari a été relevé : il est effectivement difficile de ne pas être attendrie par la personnalité du rappeur. Mais si JNR s’était énervé, qu’en aurait-on conclu ? Face à une équipe de journalistes, avait-il vraiment le choix ?
En réalité, le procédé visant à contrer les préjugés racistes par la preuve anecdotique s’insère dans une longue tradition anti-raciste morale en France. Dans le même registre, chaque été, alors que des incendies surviennent dans des immeubles HLM qui ne respectent pas les normes sécuritaires, des jeunes de cité sauvent des vies, et les vidéos de leurs exploits tournent sur les réseaux sociaux. Cela est supposé redorer l’image des jeunes de cité: des jeunes visés par des préjugés réducteurs, violents, rabaissants, et qui ont en plus la charge de prouver qu’ils ne méritent pas de tels labels.
Mais alors, certains individus doivent-il être exceptionnellement courageux pour mériter le respect que d’autres considèrent comme dû, sans même à devoir faire la preuve de leurs qualités humaines ? Que ces procédés de preuves anecdotiques viennent soutenir une thèse raciste ou antiraciste, ce sont toujours les mêmes personnes qui s’érigent juges et pourvoyeur d’humanité ; tandis que les mêmes minorités sont évaluées et commentées, tous ambassadeurs de leur groupe racial, qu’ils le veuillent, ou non.
"L'humour contre le racisme" : rire des racistes, ou des personnes racisées ?
Au delà de ce prank, la question des liens entre humour et racisme suscite toujours de nombreuses discussions.
Dans le milieu populaire et ouvrier, les vannes sur les pays d’origine fonctionnent en général, et sont assez ordinaires[3]. Le rire fonctionne alors dans un rapport symétrique où on se taquine sur nos origines respectives, d’où le succès du stand-up avec des comédiens eux-mêmes issus de ces minorités[4].
Mais dans d’autres milieux, dans d'autres contextes, ces blagues ne se fondent pas sur une proximité avec la population visée par la blague, et elles interviennent dans un rapport social déjà asymétrique. Elles permettent parfois une familiarité qui n’a pas lieu d’être. Souvent la seule « française d’origine » de la pièce, j’ai mille fois ri, pour ne pas casser l’ambiance. Mais la capacité des milieux élitistes à exiger de nous une forme d’autodérision n’est pas réciproque, et elle n’est pas non plus anodine. Tu dois pouvoir rire de ce que tu es, et de ce que tu représentes : l’Algérie, la banlieue, le rap, l’islam, les accents nord-africains. Et il suffit d’aborder sérieusement la question du racisme pour réaliser qu’on peut également te rire au nez. Nos identités, quand elles ne sont pas ignorées au nom d’une tradition assimilationniste ; ne deviennent alors qu’une charge, un soupçon négatif pesant, un terrain fertile pour des blagues pas très drôle et.. c’est tout. Ces deux tendances, entre ignorance et caricature, découlent de deux types de racismes, assimilationniste/colonialiste et différentialiste/d’exclusion. « Le premier racisme est fondé sur un « déni d’identité », le second sur un « déni d’humanité » [5].
Pendant ce temps là, les Blancs eux n’ont pas de couleur, ils sont la neutralité, et donc l’objectivité. C’est dès lors compliqué de parler de symétrie et d’humour innocent.
Qui paye les pots-cassés de l'humour (anti)raciste ?
« C’est que de l’humour », « on rigooole ». Partout, l’humour est invoqué comme un gage de neutralité et d’insoupçonnable. L’anti-racisme institutionnel, incarné par SOS Racisme, a largement contribué à cette tendance allant jusqu'à organiser, en collaboration avec l’UEJF, un festival nommé « Rire contre le racisme ». Si l’intention affichée est bonne -mais le racisme n’est-il pas, historiquement, pavé de bonnes intentions ?-, la réalité semble plus complexe. Un coup d’œil à l’Histoire démontre que l’humour et le second degré peuvent dans certains contextes être une arme de domination et d’humiliation. Déjà au XVIIIe siècle, dans la presse satirique, la figure de « l’Arabe » est représentée en tant que sauvage, en proie à l’agressivité voire à la lâcheté[6]. A une époque plus contemporaine, le sketch « les vacances à Marrakech » de Sophie Daumier et Guy Bedos est un cas d’école : si beaucoup de Français y avaient vu une caricature des racistes, d’autres y avaient trouvé un encouragement à être racistes[7]. Dans les comédies du type Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?, ce sont les mêmes caricatures qui reviennent systématiquement : la peur irrationnelle du porc, le vin en signe d’intégration, le communautarisme, l’invalidation de l’existence d’un racisme qui existerait au-delà des préjugés de M. et Mme Michu.
Finalement, quand il reprend les termes de certains préjugés racistes traditionnels, ou qu’il cache un enjeu de pouvoir, l’humour doit pouvoir être interrogé comme n’importe quel discours. La frontière entre humour et moquerie est fine, et la bonne intention de l’auteur de la blague ne saurait suffire à différencier l'un et l'autre. D’ailleurs, qu’est ce que forcer une personne issue des minorités à rire d’une blague raciste, si ce n’est une démonstration de force et de pouvoir ?
Finalement, dans un pays où il est si difficile de parler de racisme, pourquoi est-il si évident d’en rire ?
[1] Il suffit d’écouter Eric Zemmour à la télévision pour entendre des propos similaires
[2] Il le dira lui-même sur sa page Instagram
[3] Amélie Deschenaux et Fabrice Clement, « Le rire des victimes », Civilisations, 62 | 2013, 91-108
[4] Parmi d'autres: Fary, Fadily Camara, Jason Brokers, Haroun…
[5] Pierre-André Taguieff, La Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, La Découverte, Paris, 1987
[6] Bien que la presse satirique ait été globalement assez indifférente à la figure de l’Arabe. Taouchichet, Sofiane. « Caricaturer l’Arabe au xixe siècle », Le Temps des médias, vol. 28, no. 1, 2017, pp. 15-34.
[7] Gastaut, Yvan. « La cèggal è la fôormi de Pierre Péchin : quand la France rit des « Arabes » (1974-1977) », Le Temps des médias, vol. 28, no. 1, 2017, pp. 35-47.