Pendant des siècles, le long du Rhin, la France et l’Allemagne se sont disputé une petite province, l’Alsace. Depuis des générations, mes aïeux y vivaient. Ils habitaient à Lembach, village au Nord de Wissembourg, à une portée de fusil de la frontière. Dans les années quatre-vingts, me promenant dans ses rues, j’interrogeai alors un vieil homme : « Était-ce bien là la maison des Walter ? ». Il me répondit : « Oui… Mais c’était des Chuifs ! ».
En 1940, les armées allemandes envahirent la France. Mon oncle se retrouva alors sauf dans un stalag près de la frontière tchécoslovaque tandis que mes grands-parents paternels, comme des millions d’autres depuis l’origine des temps et encore aujourd’hui, devinrent des réfugiés. Abandonnant maison et biens, ils fuirent à Girecourt, village des Vosges. L’arrivée de ce couple de vieillards y fut sans doute remarquée, même si j’ignore comment les Nazis eurent vent de leur présence. En février 1943, ils furent arrêtés, transférés à Drancy et, dans le convoi 36, furent entassés avec des femmes, des enfants, des nourrissons, dans des wagons à bestiaux plombés et, sans vivres, sans eau, sans toilettes. Pendant trois jours, on les expédia à mille kilomètres de là jusqu’à Auschwitz où, à leur arrivée, ils furent gazés, avec la compassion que l’on éprouve pour des cafards que l’on écrase.
Ils furent deux de ses six millions de personnes que, douze ans durant, on tortura, éventra, viola, fit se coucher au fond de fosses communes, gaza. On transforma la chair de ces victimes en savon, leur inocula des maladies mortelles, tanna leur peau pour en faire des abat-jours, arracha à leurs cadavres leurs dents en or.
Est-ce pour autant que mon père, des décennies ans plus tard, se serait saisi d’une kalachnikov pour s’en aller en Allemagne abattre des innocents ? A-t-on jamais entendu parler d’un conflit judéo-allemand, d’une guerre turco-arménienne, de batailles germano-polonaises, d’incursions de Pieds-Noirs en Algérie ? Qui donc expliquera à ces six millions de descendants de déplacés, survivant dans des camps dits de réfugiés mais qui sont leur terre natale, que l’histoire est tragique et n'est qu'une longue suite de d’invasions et de migrations ? Pourquoi, seuls entre tous les peuples attaqués, refusent-ils d’admettre qu’ils ne sont hélas que les enfants de victimes d’un de ses nombreux drames ?