Au mois d’août 2023, un artiste émet « un tweet jugé antisémite ». Comme il suscite de nombreux débats, il est peut-être opportun de l’examiner sereinement. Dans cette qualification, le mot jugé ne se réfère pas à un verdict rendu par un tribunal mais pourrait être avantageusement remplacé par considéré comme. Notons qu’il est des cas où il n’est nul besoin de considérer. Ce sont tous ceux où l’évidence s’impose. Par exemple, à propos d’une pièce d’étoffe donnée, on peut prononcer qu’elle est de couleur rouge. Autrement dit, qu’elle n’est pas verte, pas davantage bleue ou de quelque autre teinte mais, sans contestation aucune, tout benoitement rouge. Il n’y a là rien à juger, rien à considérer ou à estimer. C’est un fait incontestable. Sa couleur est rouge. Il est possible d’ajouter que, sur un plan physique, sa couleur a une longueur d’onde comprise entre 620 et 750 nanomètres. Toutefois, on a une certitude absolue : elle est rouge.
Devant ce tweet, nous sommes face à une question, est-il par essence, antisémite ou non ? Cela nous conduit à nous interroger sur le sens d’antisémite. Le préfixe anti indique une opposition : on est opposé, contre, ce que l’on tente de préciser plus loin. Examinons d’abord Sémite. Littéralement, selon la Bible, les Sémites sont les descendants de Sem, le 3ème fils d’Adam et Ève. Sémite est une pirouette pour ne pas dire Juif, même si c’est là le plus souvent ce qu’il veut signifier. Il est particulièrement impropre car les Arabes sont eux aussi des Sémites. Un Juif est un individu de confession ou, tout au moins, d’origine juive, encore que ce terme origine mériterait d’être mieux explicité. Mais soit. La situation se complique quand on observe qu’Arabe n’est rien d’autre qu’une indication géographique non protégée qui désigne au départ des personnes peuplant l’Arabie et n’est pas à tenir pour « de confession musulmane ». La meilleure preuve en est que le monde compte des millions d’Arabes chrétiens.
Faisons maintenant un détour par le sens que l’on peut accorder au mot race. Celui-ci nie l’existence d’une espèce humaine unique dont tous les membres seraient égaux mais présenteraient des caractéristiques différentes déterminées par les seules lois de la génétique. C’est méconnaître le fait que ce sont avant tout la famille, l’éducation, l’environnement, la culture, les conditions matérielles et bien d’autres facteurs qui forgent une personne et non quelques gènes codeurs que l’on aurait du mal à identifier. Des antisémites manquent parfois étrangement de cohérence. Ils peuvent sentencieusement déclarer : « moi, les Juifs, je les sens ». Cela ne les empêche pas de s’adresser de la sorte à un interlocuteur juif. Et, si les traits devaient permettre de discerner sans erreur la judéité, quelle inconséquence que d’imposer aux Juifs le port d’un signe distinctif comme l’étoile jaune !
On voit parfois pointer une affirmation singulière : les Juifs sont une menace pour l’Humanité. Relevons, parmi les thèses propagées : les Juifs veulent être les maîtres du Monde, ils ne connaissent que l’argent. L’antisémitisme a pu aussi prospérer étant donné qu’il a fallu attendre des siècles pour qu’un pape supprime dans la prière du Vendredi saint des mentions de « Juifs perfides » et de « peuple déicide ». Si l’on saisit que les pères soient responsables des crimes de leurs enfants, comment jusqu’en 1959 a-t-on pu faire porter à ces derniers tout au long des générations le poids des péchés de leurs ancêtres ? On a aussi ajouté autrefois foule d’accusations diverses : les Juifs égorgent les nouveau nés pour boire leur sang, ils empoisonnent les fontaines, et leurs desseins ont d’ailleurs été révélés dans les Protocoles des Sages de Sion. L’imagination de certains est sans limites. Pour tenter de les réfuter, je rappelle simplement que beaucoup de personnes n’ont pas d’autre boussole que l’argent et qu’elles ne sont pas toutes juives.
Venons enfin à l’essentiel : que veut dire anti ? Cela peut se limiter à vouloir maintenir séparées les existences des Juifs et des Gentils. Mais, hélas, des personnes qui se sont ainsi retranchées de l’espèce humaine ont, pour éliminer le danger que les Juifs feraient peser sur l’Humanité, entrepris de les exterminer. Relisons donc le tweet auquel est consacré ce texte : il qualifie l’essayiste Rachel Khan de « resKHANpée ». Décodons-le : on distinguait jadis dans le peuple hébreu des prêtres, les Cohen, qui célébraient le culte, et les Lévy, qui servaient au Temple. Leurs descendants ont ensuite hérité des patronymes de Kahn et de Lévy, aux consonances juives repérées quelquefois par des édiles républicains. Lorsque l’on recourt au vocable Kahn, il désigne très spécifiquement la personne évoquée comme juive. Il n’y a là absolument rien d’injurieux ni surtout de répréhensible. Il aurait pu tout aussi bien la considérer comme une Belge ou comme une Orthodoxe. Mais le jeu de mots ignoble ainsi orthographié démontre que son auteur est pleinement conscient du fait que cette qualité de juive destinait la personne ainsi nommée, comme tant de ses coreligionnaires, à disparaître dans un camp de la mort et donc qu’elle se trouve être aujourd’hui une rescapée.
Il y a quatre-vingts ans à peine des criminels ont failli réussir leur entreprise, massacrant des millions d’êtres humains, comme s’il s’agissait d’autant de cafards à détruire. On avait pu penser ensuite : « Jamais plus ! ». Mais, en ce début de 21ème siècle, on voit à nouveau des propos haineux se répandre, des graffitis immondes refleurir, les profanations de cimetières se multiplier, des meurtres abjects être perpétrés. Réveillons-nous enfin : l’antisémitisme est un poison, une honte pour l’Humanité. Il doit être combattu sans relâche et sanctionné impitoyablement.
Concluons enfin. L’ensemble de l’œuvre de cet artiste autorise à douter de ce qu’il n’y ait là de sa part qu’une simple maladresse. Pour faire bref, proclamons qu’il est tout sauf stupide et regrettons de ne pouvoir en dire autant de certains de ses soutiens et, tout particulièrement, de la Tartuffe qui se déclare honorée de sa présence et qui, je l’espère, se reconnaîtra.