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Ingénieur urbaniste dans le domaine de la pollution des sols, essayiste, auteur du livre : FRANCE-ISLAM : LE CHOC DES PREJUGES (PLON). Engagé dans le débat autour des questions du PIF (Paysage Islamique de France).

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Billet de blog 31 mars 2016

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Comment l'esprit des Frères Musulmans a sauvé la France du jihadisme nihiliste

En ces temps de crispation, on cherche un exutoire pour épancher tantôt un excès de démagogie dont certains abusent, tantôt un surplus d'inquiétude. Jetée en pâture à la vindicte publique, l'Union des Organisations Islamiques de France (UOIF) est montrée du doigt par des individus qui ignorent totalement le rôle joué par cette organisation dans la prévention des dérives jihadistes en France...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Aux sources du jihadisme nihiliste : la crise de la conscience arabo-musulmane[1]

Devant les coups de boutoirs assénés à l'Église par les matérialistes, les rationalistes et les chrétiens hétérodoxes, le célèbre évêque de Meaux, BOSSUET, fort inquiet, prononça, en 1699, ces quelques mots ô combien prémonitoires : « Je vois une nuée noire et épaisse qui s'élève dans le ciel de l'Église, qu'on aura bien de la peine à dissiper[2] ». En  effet, à la faveur de ce que l’historien Paul HAZARD, en 1935, nomma la crise de la conscience européenne, l'Occident, sous la pression des SPINOZA, FONTENELLE, MALEBRANCHE, DESCARTES, et autres BAYLE, passa, en moins d'un siècle, d'une ère théocentrique à une ère ouvrant la voie à l'anthropocentrisme. Cette ère accouchera, non sans accrocs, en particulier en France, d'une société caractérisée par l'émergence de nouvelles sacralités - la liberté, l’individualisme, la nation, supplantant la monarchie - et par une sécularisation rampante secondée par un anticléricalisme virulent qui débouchera, en 1905, sur un divorce définitif et fracassant : celui de l'État et l'Église...

Qu'en est-il du monde arabo-musulman ? A-t-il existé un processus équivalent, né en son sein, grâce auquel il aurait accédé à une modernité propre ? La réponse est non car, à la vérité, le monde arabo-musulam, confronté à d’insurmontables difficultés, vit en ce moment même, et ce depuis plusieurs siècles, la crise aigüe de sa conscience. L'extrémisme musulman qui défraie la chronique en est d'ailleurs l'un des symptômes les plus spectaculaires. Décrivons-la.

Cette crise, complexe, protéiforme,débuta au XIIIe siècle lorsque l’esprit de réforme - l’Ijtihad – cessa d’irriguer la pensée musulmane. Elle marque la victoire du conservatisme religieux et le reflux du courant islamico-rationnaliste. L’on peut considérer cette première crise comme une crise de la théologie.

La deuxième crise de la conscience arabo-musulmane est concomitante de l’agonie du Califat Ottoman. Vermoulu, fatigué, celui-ci n’a pas pris la mesure des évolutions techniques et scientifiques qui ont jalonné l’histoire de l’Occident entre le XVIIe et le XXe siècle. Incapable de se réformer, malgré quelques vaines tentatives, il ploya sous le poids de ses insuffisances au grand bonheur des puissances européennes qui ne tardèrent pas à le dépecer… La disparition du Califat, cadre politique naturel dans lequel la Oumma, c'est à dire l’ensemble de la communauté musulmane, est supposée évoluer, désorienta profondément une fraction de la population musulmane. Celle-ci cultivera le souvenir nostalgique de ce symbole d’unité mais aussi de puissance, de grandeur, que l’Occident, avide de ses terres riches en hydrocarbures – nous sommes, en ce début de XXe siècle à l’ère de la mécanisation, faut-il le rappeler -, aurait détruit. Cette deuxième crise, crise califale, est donc la crise de l’unité arabo-musulmane. L’éclatement du Califat Ottoman, telle une explosion, produira divers fragments géographiques, les futurs États arabes, dont les contours, informes, instables, seront dessinés par les puissances anglaise et française, un rien cyniques, puis entérinés par les accords Sykes-Picot (1916).

Le troisième élément de la crise de la conscience arabo-musulmane,diffuse, profonde, est une conséquence lointaine de la première crise – la crise théologique. Quant à sa caractérisation, grand Dieu, l’on peut affirmer qu’elle est, à bien des égards, la crise de la modernité. Car cette modernité, fille d’un Occident, jadis chrétien, hier colonisateur, aujourd’hui sécularisé, n’est pas née à l’ombre des palmiers ou des mosquées d’Alep, de Bagdad ou de Fès. C’est une importation, sans mode d’emploi, sans référence ni mémoire arabo-musulmane. Aucune trace d’un VOLTAIRE, d’un Diderot, d’un MARX ou d’un FREUD arabo-musulman qui en aurait esquissé, même d’une plume hésitante, les contours. Aussi, le monde arabo-musulman, cordialement invité à endosser l’uniforme de la modernité qu’il peine à porter, faute de modèle adapté à ses mesures particulières, se trouve dans une sorte de répulsion-attraction vis-à-vis de cette modernité exogène qu’il doit subir. S’en approcher de trop près, c’est prendre le risque de se brûler, tout du moins de se perdre d’un point de vue identitaire, s’en éloigner, c’est une fuite en avant vers un traditionalisme dépassé, sans issue, faisant fi de toute réalité.

Ce sont ces trois crises de la conscience arabo-musulmane, crise théologique, crise de l’unité – ou califale - et crise de la modernité qui alimentent, en partie, l’extrémisme musulman contemporain, s'apparentant à une forme de salafisme révolutionnaire, le djihadisme nihiliste. Extrémisme qu'une approche ultra-« juridiste » de l'islam développée – depuis la fermeture théologique au XIIIe siècle - au détriment de sa dimension spirituelle ou soufie a amplifié[3]. A cette crise structurelle, se greffe l'échec du panarabisme postcolonial, le despotisme des régimes arabes et l'interventionnisme américain – en Irak - qui sont autant d'incubateurs de radicalités religieuses...

Au XIXe siècle, des penseurs musulmans tentèrent d'amorcer un redressement spirituel du monde arabo-musulam par la réformation religieuse. Parmi eux Jamal Din AL AFGHANI et Mohamed ABDUH. Mais dans un contexte colonial, pareil entreprise fut délicate à réaliser. La Confrérie des Frère Musulmans, fondée par Hassan el BANNA en 1922, s'appuiera sur les travaux de ces précurseurs en donnant une orientation nettement plus politique et conservatrice à son engagement. Ce faisant, elle donnera naissance à ce que l'on appellera plus tard, en Occident, l'islamisme. Un autre courant, apparu au XVIIIe siècle, celui du théologien Ibn Abdel WAHAB, prôna quant à lui la piété religieuse et un retour strict aux sources scripturaires de l'islam ; sorte de réforme apolitique, quiétiste et ultra-conservatrice. Ce faisant, il jeta les germes de ce qui deviendra le wahhabisme. Le salafisme moderne en dérivera ; en partie...

En résumé, l'islamisme orthodoxe et contestataire des Frères Musulmans et le wahhabisme, islamisme professant un salafisme quiétiste et apolitique, peuvent être vus comme des réponses à la crise de la conscience protéiforme du monde arabo-musulman. A ces deux grands courants islamistes, il convient d'ajouter un islamisme empruntant aux deux courants précités : il s'agit du salafisme politique, à la fois littéraliste et contestataire, c'est à dire s'opposant, tout comme celui des Frères musulmans, aux dictatures arabes en place[4].

La digue « frérique » en France

En France, les citoyens français de confession ou de culture musulmane portent en eux les stigmates de cette crise de la conscience arabo-musulmane ; souvent s'en même s'en rendre compte. Ils doivent aussi faire face à la crise intrinsèque, crise sociale, économique, morale, identitaire, etc., que traverse une France assumant, non sans difficulté, cette nouvelle islamité visible[5], élément constitutif de son identité…

Les candidats français au "djihad", issus de l’immigration maghrébine, sont à l’interface de ces deux crises. En quête d'un idéal qu'une société consumériste, hédoniste est incapable d'offrir, dépourvus de toute culture théologique, influencés par la propagande des réseaux djihadistes utilisant habilement internet, ces 'sans civilisation fixe' se prennent dans les rets des salafistes révolutionnaires - et déviants - de l'organisation criminelle DAECH qui apporte une réponse ô combien infernale aux trois aspects de  la crise de la conscience arabo-musulmane. En effet, à la crise théologique et à la crise de la modernité, DAECH offre à ses partisans une lecture takfiriste, c'est à dire excommuniante, de l'islam, lecture grossière et dévoyée des Textes sacrés permettant de transformer l'autre, l'infidèle, en un exutoire dans lequel pourra s'épancher tout le mal-être de ces âmes à la dérive. Quant à la crise de l'unité perdue, DAECH propose la restauration du Califat islamique au cœur même du berceau de la civilisation arabo-musulmane, Bagdad, la Rome musulmane, ancien siège de la célèbre dynastie abbasside, qui fait palpiter le cœur de millions de musulmans à travers le monde.

Aujourd'hui, en France, on s'inquiète, à juste titre, des attentats que pourraient commettre de jeunes français influencés par le discours extrême des salafistes révolutionnaires. Certains pointent de leur doigt accusateur l'Union des Organisations islamiques de France, l'UOIF, soupçonnée de relayer le discours radical en France, sous prétexte qu'elle serait d'obédience frériste, c'est à dire s'inspirant des idées de la Confrérie des Frères Musulmans. La réalité doit être nuancée, pour le moins. Fondée en 1983, l'UOIF, qui regroupe aujourd'hui près de 250 associations[6], est dirigée par des cadres musulmans dont certains ont eu, en effet, dans leur jeunesse des accointances idéologiques avec le frérisme. Mais c'est loin d'être une généralité. En outre, le frérisme ne peut être réduit à sa dimension purement politique, c'est à dire islamiste. Il peut être social[7], voire soufi. Enfin de nombreux militants de l'UOIF, la plupart née en France, n'ont pour ainsi dire aucun lien organique avec la Confrérie. Signalons, par ailleurs, la présence au sein de l'UOIF du théologien ultra-réformateur, Tareq OUBROU, recteur de la mosquée de Bordeaux, affirmant, sans ambages, que le port du foulard islamique, loin d'être une obligation religieuse[8], relève de l'éthique musulmane...

Acteur incontournable de l'islam de France, L'UOIF, qui fait partie des instances du CFCM, le Conseil Français du Culte Musulman, mis en place par Nicolas SARKOSY, est donc porteuse d'un discours religieux, certes orthodoxe – celui de la plupart des autres acteurs de l'islam de France ne l'est pas moins -mais dont la sophistication et la complexité doit être soulignée. La grande force de l'UOIF, outre l'organisation du congrès annuel du Bourget[9], est d'avoir réussi à capter le ressentiment et les frustrations d'une fraction des français de confession musulmane opérant un retour vers le religieux. Hyper-institutionnalisées, embourgeoisées, les structures musulmanes traditionnelles, telles que la Mosquée de Paris et la Fédération Nationale des Musulmans de France, ont perdu en crédibilité ce qu'elles ont gagné en respectabilité. L'UOIF, la rebelle, en développant un discours de proximité, en abordant des problématiques qui touchent de près cette partie de la jeunesse musulmane pratiquante, a réussi là où les organisations musulmanes classiques, considérées comme trop proche du pouvoir, ont échoué. Le discours plus contestataire, hérité il est vrai de l'idéologie frériste, a donc permis à l'UOIF de rafler la mise et de ramener dans son giron ces ouailles musulmanes dont certaines, plus fragiles psychologiquement, auraient pu être happées par la furie salafiste révolutionnaire, le fameux djihadisme nihiliste, que l’UOIF, tout comme les tenants du salafisme quiétiste, n’a de cesse de condamner. Fort de sa crédibilité acquise sur le terrain, quadrillé par un maillage associatif, l'UOIF, par son discours charpenté sur le plan théologique, a aidé de nombreux jeunes français de culture ou de confession musulmane, en quête identitaire ou spirituelle, à trouver une voie conciliant appartenance religieuse et citoyenneté. En martelant sans relâche un discours intégrationniste plutôt qu’assimilationniste, en encourageant l'investissement des jeunes français de confession musulmane dans le champ social, en incitant ces derniers à créer leur propre structure associative, etc., l'UOIF a indubitablement contribué à limiter les dérives sectaires, en particulier de type salafiste révolutionnaire. Méconnaître cette réalité-là est une erreur. Ce d'autant plus que la crise de la conscience arabo-musulmane, matrice de tous les extrémismes religieux, ne trouvera d'issue que dans une démocratisation profonde des régimes arabes, c'est à dire dans un futur plus que lointain.

C'est un fait. Aujourd'hui l'UOIF accompagne des Français de culture musulmane réinvestissant la sphère religieuse. Les anticléricaux, voyant d’un mauvais œil le retour d’un Dieu – de surcroît mahométan et partant régressif aux yeux de certains - dans l’espace publique alors même que la IIIe République eut tant de mal à l’en chasser, s’en désolent. Les défenseurs de l'identité française, parfois prisonniers de leur vision fantasmée d'un islam belliqueux et conquérant s'en inquiètent[10]. Il nous faut pourtant être réaliste, à défaut d'être sage. En effet, à combien de MERAH, de KOUACHI la France aurait été confrontée si l'UOIF, canalisant, structurant puis dotant ces Born-again de l'islam de France, d'une vraie culture religieuse – ce dont est totalement dépourvu les âmes perdues du djihadisme -  n'avait pas existé ? La conscience du monde arabo-musulam est en crise, c’est ainsi, et l'absence totale de démocratie dans la plupart des régimes arabes a empêché l'éclosion de tout esprit de réforme religieuse[11]. Ne soyons donc pas étonné si le conservatisme musulman - frériste ou salafiste quiétiste - domine l’ensemble des institutions islamiques des pays arabo-musulams[12]. L’UOIF, en tant que structure à caractère religieux, n’est pas épargnée par ce vent conservateur qui souffle fort, très fort, depuis le XIIIe siècle, sur l’Orient arabo-musulman. Quant au djihadisme nihiliste, par essence sectaire et groupusculaire, force est de constater que les institutions religieuses traditionnelles de France, coupées de la base, n'ont pas réussi à le contenir. D’inspiration frériste, l'UOIF, autre institution conservatrice de l'islam de France, par son militantisme de terrain et son discours plus contestataire lui permettant d’éviter l’écueil du béni-oui-ouisme, sujet auquel les Français originaires des anciennes colonies d’Afrique du Nord sont sensibles, semble mieux armée pour y faire face en distillant, parmi les français de confession musulmane, un discours de contre-radicalisation.


[1] Ce paragraphe est tiré de notre article intitulé CRISE DE LA CONSCIENCE ARABO-MUSULMANE, édité par FONDAPOL en septembre 2015.

[2]Georges MINOIS, BOSSUET Entre Dieu et le Soleil, Perrin, 2003, p. 397.

[3]Éric GEOFFROY, L'islam sera spirituel ou ne sera pas, Seuil, 2009.

[4]Le Front Islamique du Salut algérien, qui fit tant parler de lui dans les années 90, est un exemple de salafisme politique.

[5]Jocelyne CESARI, Demande de l'islam en banlieue : un défi à la citoyenneté, Cahiers d'Études sur la méditerranée Orientale et le monde Turco-iranien 19|1995.

[6]Samir AMGHAR, Les mutations de l’islamisme en France. Portrait de l’UOIF, porte-parole de l’«islamisme de minorité,La Vie des idées, 1er octobre 2007.

[7]En Algérie, le Cheikh Mohamed BOUSLIMANI, membre de la Confrérie des Frères Musulmans, consacra sa vie entière à des œuvres de charité. Il sera enlevé puis assassiné par des salafistes révolutionnaires du GIA, en 1993. Ces derniers, vouant une haine féroce au frérisme, le considère comme hérétique

[8]Tareq OUBROU, UN IMAM EN COLÈRE, Bayard, 2012.

[9]Lors du tout premier congrès du Bourget, en 1983, on a pu dénombrer quelques 300 personnes. En 2006, ce chiffre est passé à 100 000.

[10]Patrick HAENNI, Le mythe renaissant de l'islam conquérant, Le Monde Diplomatique, janvier 2010.

[11]Mahmoud Mohamed TAHA, réformiste musulman soudanais, suscita, par ses prises de position, les foudres du pouvoir politique et des conservateurs religieux. Accusé d'hérésie, il fut pendu en 1985.

[12]Rappelons que le frérisme et le salafisme quiétiste représente les deux grands courants de l'islam sunnite orthodoxe. Il convient aussi d'y ajouter l'islam traditionnaliste.

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