Assise à la table de la salle à manger, la petite épluche des pommes - elle taille des pluches très fines pour ne pas gaspiller ; avec sa mère elle fera ensuite une compote, bien moins bonne que celle de sa tante (elle pleure pas le sucre, celle-là, son fils va éclater, et toujours elle le gave de saletés cette folle). La pomme est si grosse qu’elle peine à bien la tenir entre ses doigts écartés, et triomphe de savoir actionner un manège ; elle tourne le fruit en pinçant les lèvres, puis le coupe en quatre, la chair crépite, la pointe du couteau dessine une virgule pour dégager les pépins et un peu de jus coule le long de la lame. Et si ce quartier, plus joli que les autres, voulait être croqué ? L’idée la fait saliver mais sa mère a des yeux derrière la tête et sait toujours exactement ce qu’il manque, dans le porte-monnaie comme dans le buffet, comme les quarts de fruits.
Elle a terminé. Elle se lève, enserre le saladier tout contre son cœur – ça sent tellement bon.
Elle entre dans la cuisine, voit sa mère qui astique la porte du frigo.
- Man, j’ai fini.
- Et alors ? Comme si j’avais que ça à foutre, attendre dans cette baraque après les minots !
- Je peux les faire cuire si tu veux, dit-elle doucement.
- Non mais tu rêves ? Tu as vu le pastis quand tu touches quelque chose dans la maison ? Tu crois que c’est un plaisir de vous voir anéantir mon travail ? Allez, file, regarde que tu aies laissé propre derrière toi, file !
La petite sort de la cuisine, et repasse par la salle à manger ; un coup d’œil sous la table où en effet, une pelure déjà rabougrie lui avait échappé ; elle la ramasse fissa, se demande où la mettre : pas dans la poubelle de sa chambre, elle serait accusée de manger en cachette ; pas par la fenêtre, elle est fermée ; pas dans la seule poche de son pyjama, elle va tacher ; pas dans la poubelle de la salle de bains, « qu’est ce qu’elle m’a foutu cette folle ? ». Elle la tient entre ses doigts, la plie contre son nez pour profiter des bulles sucrées qui éclatent en surface, et puis ouvre grand sa bouche : c’est réglé.
Maintenant elle n’a plus rien à faire. Elle ne peut pas lire dans sa chambre car la lampe de chevet est cassée et le plafonnier consomme trop d’électricité. Si elle reste dans la salle à manger, sa mère la traitera de fainéante à chaque passage. Elle ne peut pas aller jouer sur le balcon, il fera bientôt nuit. Alors elle s’assoit sur le vieux pouf en cuir craquelé et ramasse ses genoux sous son menton.
Elle a fait du vélo presque tout l’après-midi, avec Lule et Daniel ; les garçons ne voulaient pas faire des tours dans la cité, elle n’a pas osé leur dire qu’elle n’avait pas le droit de traverser le boulevard. Alors elle les a suivis, craignant au début de croiser sa mère ou une voisine, mais elle roulait si vite qu’elle ne pouvait chercher qui la reconnaîtrait. Elle a pédalé pendant trois heures, Lule lui a appris à descendre les escaliers en restant bien droite sur les pédales Les bras et les jambes comme des poutres ! criait-il en riant - Daniel l’a applaudie et ils ont battu des records de descente, jusqu’à ce que des gens leur crient d’aller casser les pieds chez eux plutôt que chez les autres.
En revenant, elle pédalait moins vite mais tout de même assez pour que l’air rafraîchisse la sueur de son front et libère les fins cheveux qui y étaient collés ; à l’entrée de la cité, elle a fait un signe à Lule et Daniel, le cœur battant – pourvu que sa mère ne soit pas sur le balcon.
Le temps qu’elle pose son vélo contre la porte du bâtiment E, elle entendit sa mère crier au premier ; elle sentit ses doigts subitement glacés sur la clé qu’elle portait toujours à son cou – est-ce qu’elle sait ? Non, le motif des cris tournait autour du désordre. Sauf que sa mère ne disait jamais désordre, ni sens dessus-dessous, ni capharnaüm – celui-là elle l’adorait, Madame Ramain l’avait écrit au tableau : comme elle avait été la seule à l’utiliser dans la rédaction la semaine suivante, Madame Ramain avait lu sa phrase à haute voix « Les enfants ont fini de jouer dans la chambre, et ils rangent leur capharnaüm pour que leur mère ne se mette pas en colère ». Et elle avait eu TB ! au stylo rouge, et l’institutrice lui avait adressé son magnifique sourire, et elle adorait cette pluie de douceur autour d’un simple mot.
Sa mère disait plutôt bordel, crasse, foutoir, merde, torcher les minots.
Et voilà, elle l’entend à présent cracher sa rage, elle voit les narines dilatées, les lèvres blanchies, elle ignore si elle doit aller prendre le trousseau de la cave pour y ranger le vélo, ou s’il vaut mieux attendre un peu... Elle décide de monter, entre à la squaw comme dit Daniel, et passe un bras agile derrière la porte de la cuisine pour se saisir des clés. Elle a réussi à tout faire sans que sa mère ne devine sa présence, c’est après le petit qu’elle en a.
Ensuite, elle est restée un moment au milieu des outils de son père, jouant avec la chignole, essayant les boulons comme tant de bagues ; quand elle a commencé d’avoir froid, elle est finalement rentrée, cueillie par « c’est à cette heure ci que tu arrives ? tu as vu ta tronche ? Regarde-moi ça, on dirait ta tante, cette traînée, gare à pas devenir comme elle ou je te tue ». Elle est partie se laver la figure et les mains, puis a pris les pommes pour les éplucher.
Son père ne devrait pas tarder, maintenant. On dirait que sa mère a oublié qu’elle était là, la nuit descend dans sa chambre, et la cocotte minute crachote le parfum des pommes sucrées, et peut être vanillées en plus ? Le petit fait des vroum vroum dans son parc, elle aimerait aller le faire jouer avec ses peluches, mais sa mère ne veut pas qu’elle le prenne aux bras parce que tu as des mains de pati, pauvre fille.
Enfin, le bruit de la voiture de son père, elle court vérifier : c’est lui, il est là !Il claque la portière et elle commence à compter un, deux, trois ... soixante une fois, un deux, trois ... soixante deux fois, un, deux, trois, quatre il est entré !Elle se faufile jusqu’à lui, il tient encore sa casquette à la main lorsqu’il se penche sur elle, et elle de se cramponner à son cou, très brièvement mais de toutes ses forces, s’enivrant de son parfum, lorsqu’il lui murmure comment va ma macchiaghjola ? Ses mots qu’elle ne comprend pas toujours, sa voix rocailleuse, son accent dont elle a parfois un peu honte, sont brutalement stoppés par l’appel de la mère « allez, on va se mettre à table, moi j’en ai assez de toujours attendre les uns et les autres, laisse ton père toi, va pendre son manteau ».
Elle file dans le vestibule, se met sur la pointe des pieds pour attraper un cintre, et quand elle y a placé casquette et pardessus, elle sait qu’elle a encore un répit : ses sœurs n’ont pas fini de travailler dans l’autre chambre, alors, elle suspend le cintre et entrouvre le lourd vêtement, se glisse à l’intérieur, coincée entre le mur derrière elle et la patère au-dessus – elle enfile ses petits bras dans les longues manches, les croise bien serrés autour de sa taille. Le drap de laine pique son cou, comme les mains rugueuses de son père ; elle s’en enveloppe et ferme les yeux, les paupières soudain lourdes, guettant de la salle à manger l’écho de sa voix. Qu’ils l’oublient tous, qu’elle reste ici pour toujours.