Céline Dion et René Angélil, presque trois décennies de conjugalité, des centaines de unes de tabloids, de red carpets main dans la main et de déclarations un rien niaiseuses - comme on dit dans les contrées natales québécoises de Céline – qui ont forgé la légende d’un couple… idéal ?
Un jour mon Pygmalion viendra
A première vue, dans cette histoire, tous les éléments du conte de fée sont réunis : le chevalier qui vient enlever la jeune fille à sa vie banale pour l’emmener vivre dans un château (ou une villa à Las Vegas), l’amour fusionnel, le mariage en grandes pompes et robe à traîne immense et immaculée…
Il y a juste un léger écart entre l’histoire brodée de fil d’or et la réalité. Un écart d’âge pour commencer, entre la princesse et son prince, de vingt six ans son aîné.
Autrement dit, il pourrait largement être son père, si on veut parler en termes biologiques. Ce n’est cependant pas le point d’ancrage analytique qui me semble le plus pertinent car je ne nie pas le droit des adultes à consentir à des relations amoureuses et sexuelles avec des personnes plus âgées qu’elles. Je présume même qu’il existe des histoires d’amour véritables entre personnes ayant des décennies d’écart d’âge.
Ce qui me semble devoir être lu avec un prisme un peu plus critique que celui de la mythologie du power couple, ce sont les conditions de la rencontre et de la naissance du couple de Céline et René.
La première fois que leur route se croise, c’est en 1981. Céline est alors âgée de 13 ans, c’est une ado ordinaire comme il en existe des millions, noyée dans une fratrie de 14 enfants, et qui nourrit, depuis son village de 5000 âmes, des rêves de carrière de chanteuse. René, lui, avance péniblement vers l’orée de sa quarantaine. C’est un père divorcé (dont le fils est né la même année que Céline) et un impresario à bout de souffle, remercié par la chanteuse Ginette Reno pour laquelle il travaillait, à deux doigts de raccrocher le tablier du métier.
Le groomer qui tombe à pic
Lorsqu’il reçoit de Michel Dion, le père de Céline, une démo de sa fille sur cassette, il flaire le talent en herbe, et mise tout sur la gamine. Dès lors, il est son guide en tout, il la relooke, fait refaire ses dents de guingois, assure sa direction artistique, produit ses chansons et la fait tourner partout sur le territoire canadien, tout en visant pour elle une carrière internationale.
Céline Dion a 13 ans, et elle part sur les routes avec cet homme de quarante ans, sous les yeux ébahis de sa famille qui se sent bénie des dieux. René c’est l’homme par qui le miracle est arrivé, c’est l’impresario, mais surtout le mentor, le Pygmalion de Céline dans la jeune glaise malléable de laquelle il façonne la star en devenir.
En commençant par la rendre plus adaptée aux canons physiques de son époque. Il façonne son timbre, son chant, son visage, son look.
Elle, de son côté, se laisse guider, trimballer et modeler, comme une enfant auquel un adulte promet la réalisation magique de son rêve.
Seulement voilà, vers ses 15 ans, Céline, comme l’adolescente ébahie qu’elle est par la maîtrise de René, commence à crusher sur lui. Rien de plus classique, finalement. Ce qui l’est moins, et c’est là que le bas blesse, c’est que René aussi, développe une attirance pour elle. Elle qui est une enfant aux yeux du calendrier et de la loi. Tandis que lui concocte sa crise de la quarantaine et vient de divorcer de sa seconde épouse Anne Renée (pour se laisser le champ libre avec Céline ?).
Thérèse, la mère de Céline, s’affole de ce qui semble débuter entre eux, et la met en garde, légitimement inquiète pour sa fille âgée de 16 ans.
C’est peine perdue. En 1988, après avoir passé sept années à façonner Céline et à tenir le rôle d’un père de substitution, il finit par lui rouler une pelle le soir de l’Eurovision (dont elle sort victorieuse). Du moins dans la version officielle, car le flou a toujours plané sur les débuts officieux de leur relation amoureuse. Après tout, elle est désormais majeure, et la loi ne peut rien y redire. René a gagné. Un bon paquet de dollars et une nymphette à peine majeure pour remplacer sa femme quadra, autrement dire le gros lot en capitalo-patriarchie.
Durant 5 ans, leur relation sera tenue secrète – par peur du « qu’en dira t’on » - peut on lire ici et là dans la presse. Il y a en effet de quoi redire, mais cela n’empêchera par leur mariage en 1994 d’être royalement célébré, en la basilique Notre Dame de Montréal, avec retransmission télévisuelle SVP. Le rite est accompli, la mythologie du conte de fées complète.
Pour boucler la boucle, et parce que René Angélil est considéré au Canada comme un monstre sacré, doublé, bien entendu, d’un type épatant, il sera enterré en 2016 dans son costume de mariage après une cérémonie dans la basilique qui avait accueilli ses vœux. Escorté d’une foule de deux mille personnes, et de sa veuve éplorée qui déclare : « J’ai compris que ma carrière était d’une certaine manière son chef-d’œuvre, sa chanson, sa symphonie à lui. L’idée qu’elle puisse rester inachevée l’aurait peiné terriblement. J’ai compris que, si jamais il disparaissait, je devrais continuer, sans lui, pour lui ». Comme si ce n’était pas elle-même, ses capacités vocales hors normes, la puissance hors pair de ses interprétations, sa vivacité, son charisme qui avaient transcendé les foules et pavé d’or son parcours artistique. Que cette réussite ne lui appartenait pas, pire, que sa carrière mais aussi elle-même avaient été façonnées entièrement par René et n’avaient de sens sans son ombre portée sur elles.
Le problème avec son René
Pourtant, encore une fois aujourd’hui, j’aimerais dire les termes. Ce que René Angélil a fait porte aujourd’hui un nom, le grooming.
D’après wikipedia, l’anglicisme grooming peut se traduire en français par le terme pédopiégeage, et se définit comme « une pratique où un adulte se « lie d’amitié » avec un enfant dans le but de commettre des abus sexuels à son encontre ». L'adulte cherche à se rapprocher d'un enfant et à instaurer avec lui une relation affective, voire parfois aussi avec sa famille, pour lever les inhibitions de la victime dans l'intention de perpétrer des abus sexuels »
Nous ne pouvons bien évidemment pas affirmer que lorsqu’il se propose d’être l’impresario de Céline, âgée de 12 ans, René Angélil la perçoit comme une proie sexuelle. Il la perçoit sans doute avant tout comme une poule aux œufs d’or, le miracle artistique, l’ange chantant qui vient à la rescousse de sa carrière décatie. Mais puisqu’il prend la place d’une référence adulte, d’une figure paternelle, reçue dans la famille Dion comme le messie, qu’il dirige l’intégralité de la vie de Céline qui suit toutes ses décisions les yeux fermés, qu’il a vingt-six ans de plus qu’elle et qu’il finira par la mettre dans son lit, est-ce exagéré de parler ici de grooming ?
J’ai, depuis que j’en ai la capacité réflexive critique, toujours été frappée par la façon dont leur relation était normalisée, apparemment par toustes. René bien sûr mais aussi Céline en premier lieu, son public, son entourage proche, le milieu de la musique, les médias. Pas une voix dissonante, me semblait-il, ne trouvait écho dans la foule des louanges romantisantes. Alors, j’ai fouillé. Et j’ai trouvé. Sur de nombreux forums, majoritairement canadiens, des centaines de personnes, une bonne partie se revendiquant fans de la star, disent les termes. Sans ambages, iels parlent des signes multiples et évidents du déséquilibre et de la toxicité, pour le moins, de cette relation, et souvent aussi de l’emprise et du grooming subis par Céline Dion. Dans un registre plus intime, iels évoquent également le sentiment de gêne et de dégoût que le couple provoquait chez elleux.
En parcourant, un peu rassurée par la clairvoyance de ces anonymes, les fils de discussion, je glane des infos intéressantes dont je n’avais pas connaissance.
Notamment que, à l’âge de 15 ans, Céline, dans une interview dont je n’ai pas retrouvé la référence, évoque une histoire d’amour cachée, secrète.
Dans son répertoire naissant, alors qu’elle est encore adolescente, les titres et les paroles de plusieurs chansons, éclairées au prisme de la suite de l’histoire, font froid dans le dos.
Dans D’amour et d’amitié paru en 1982 sur son troisième album, l’adolescente de 14 ans, entonne un refrain pour le moins équivoque « lui seul peut décider qu’on se parle d’amour ou d’amitié ». En 1987, elle interprète la chanson Lolita (trop jeune pour aimer), écrite pour elle par Luc Plamandon (oui, celui de Starmania) dont le titre fait évidemment référence au roman de Nabokov mettant en scène les abus commis par le pédophile Himbert Himbert sur la personne de Lolita, âgée de 12 ans. Un degré plus cringe que la précédente, la chanson et son clip mettent en scène une Céline Dion en robe courte évasée, juchée sur des talons hauts et clamant que « Lolita n’est pas trop jeune pour se donner », affirmant même quelques mesures plus loin qu’elle n’est « jamais trop jeune pour aimer, jamais trop jeune pour se donner ». Effectivement, la chanteuse, âgée de 19 ans, est désormais majeure, aucun souci donc, l’honneur et la légalité sont saufs. Je vous épargne l’intégralité du couplet mais elle dit en substance qu’elle attend depuis longtemps, seule dans sa chambre et consumée de désir, qu’« il » vienne la prendre (sic).
Car c’est bien connu, toutes les adolescentes à l’air prude sont des aguicheuses qui espèrent en secret qu’un homme de l’âge de leur père qui les a vues grandir vienne les dépuceler. On flirte adroitement entre la culture de l’inceste, sous ses atours banalement pédopornographiques et celle du viol. D’ailleurs à la question « que veut dire trop jeune pour aimer ? », qui trouve aisément sa réponse dans la loi, « Lolita répond je m’en fous, I love you ». Fin du débat, malgré son apparence adolescente et son jeune âge, Céline - enfin Lolita, pardon - est 100 % libre de son choix et de son amour, et plus que consentante.
L’héritage de papa sucre
Pour comprendre pourquoi le cas Céline me questionne, il faut savoir -j’aurais pu vous en parler plus tôt - je suis un pur produit de la génération Céline Dion. J’avais 10 ans quand son album « D’eux » est sorti et aujourd’hui encore je connais par cœur les paroles de Pour que tu m’aimes encore et je braille Prière païenne avec mes amies dans les fêtes.
J’ai grandi bercée par les images du couple de Céline et René, et bien que je me souvienne avoir été assez dubitative devant ce mec qui ressemblait un peu au Père Noël avec un catogan et les lunettes de Pascal Obispo, je me souviens aussi à quel point cette union m’était présentée comme idéale.
Le mariage en grandes pompes de René avec l’idole des foules avait été retransmis en direct à la télévision canadienne, les commentateurices ne tarissant pas d’éloge sur la robe féerique et la tiare de princesse arborées par la chanteuse. Iels semblaient toustes enchanté.e.s par l’issue heureuse d’une histoire d’amour déjà bien trop longue au regard de l’âge de la mariée, 24 ans à peine.
« Enfin ! », entend t’on alors sur toutes les lèvres. Mais enfin quoi ? Enfin, René a fini d’attendre que sa proie soit majeure aux yeux de la loi pour pouvoir en faire sa partenaire sexuelle et sa compagne officielle ?
Ébahis par le succès planétaire du duo « à la ville comme à la scène », le public ne cesse d’encenser Céline mais aussi René, considéré comme une véritable fierté nationale au Québec, où il aura droit à des funérailles nationales lors desquelles les plus grandes stars viendront lui rendre hommage.
J’ai regardé il y a quelques mois l’assez dispensable film Aline réalisé par Valérie Lemercier en 2021, qui bien que ne se présentant pas comme un biopic mais un film inspiré de son histoire, raconte en particulier la love story « d’Aline » et de « Guy-Claude ». Le film, comme l’ensemble des productions médiatiques à son sujet, romantise à fond la relation de l’adolescente puis jeune adulte et de son manager aux cheveux blancs. Je pense néanmoins que, si le film se contente de rester dans une posture d’admiration face à l’icône, le point de vue de sa réalisatrice révèle en creux quelque chose de caractéristique et d’intéressant dans le regard porté par les fans de Céline sur sa relation avec René. Leur amour et leur admiration pour elle est si puissant ; et il y a de quoi, honnêtement la meuf est badass, sa puissance, son talent et son franc parler légendaire en font, légitimement, une superstar iconique.
Miroir, mon beau miroir, qui est le plus aveuglé ?
Seulement, cette image de force, de puissance et de résilience ne colle pas bien avec l’image de victime d’un grooming qui habite l’inconscient collectif. D’autant que les plus de trente cinq ou quarante ans ne connaissent de Céline que son image d’artiste adulte et peinent sûrement à la visualiser en enfant star. Et d’autant plus en enfant sous emprise de son impresario à calvitie.
Appréhender Céline comme victime c’est aussi, quelque part, estomper son aura. En plus que d’être en capacité de questionner les stéréotypes sur les femmes victimes de VSS, mettre en place un regard distancié et analytique sur la situation demande une connaissance des mécanismes qui les sous-tendent. Oui, même si Céline a clamé toute sa vie son amour pour René, elle a pu être victime. Non, le fait qu’elle soit l’une des plus grandes stars de la chanson francophone et ai « réussi sa vie » ne signifie pas qu’elle n’a pas vécu des événements traumatiques.
Le fait qu’elle présente toute l’affaire comme un magnifique conte de fées non plus.
Et il n’est pas question de l’accuser de ne pas être une bonne victime, ou même de lui reprocher de ne pas se penser comme telle.
Ce qui est questionné ici, encore une fois et finalement toujours, c’est le processus infernal de romantisation de relations problématiques et nocives. Non, l’histoire de Céline et René n’est pas un conte de fées ou une romance magique, c’est l’histoire d’un homme de quarante ans qui prend le contrôle quasi total sur l’existence et l’avenir d’une fillette de 13 ans et finit par coucher avec elle et l’épouser, ne relâchant jamais son emprise sur elle jusqu’à sa mort.
Il est grand temps que nous apprenions collectivement à voir les signes et à refuser d’avaler le maelstrom de contrôle et de relation fusionnelle rose pailleté que l’on nous sert à chaque instant lorsqu’il s’agit de couples stars.
Céline Dion est sûrement une victime, et c’est aussi l’une des artistes les plus connues, célébrées et actives de la fin du Xxème et du Xième siècle. L’une n’efface pas l’autre. Et surtout l’une n’entache pas l’autre.