Depuis quatre ans, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis sont à la tête d’une coalition qui bombarde quotidiennement le Yémen. En nous appuyant sur le travail du Yemen Data Project (voir bas de page), nous avons analysé 19 278 bombardements recensés entre le 26 mars 2015 et le 28 février 2019. Résultat : 30% des raids aériens étudiés ont visé des objectifs civils. Avec une volonté délibérée de la coalition de détruire des infrastructures pourtant essentielles à la survie des 28 millions de Yéménites.
Fermes, marchés, bateaux de pêche, réservoirs d’eau potable… 1 140 bombardements ont ciblé la production agricole et l’approvisionnement en nourriture du pays. Un chiffre qui fait du secteur alimentaire la troisième cible la plus visée par les frappes de la coalition arabe, derrière les objectifs militaires (4 250) et les zones d’habitation (1 883).
Ce pilonnage a largement contribué à plonger le Yémen dans la plus grave crise humanitaire de l’histoire contemporaine. Selon l’ONU, pas moins de 80 % de la population a besoin d’une aide alimentaire d’urgence.
Notre enquête dévoile une véritable stratégie de la famine au Yémen. Une guerre de la faim conduite par les Saoudiens et les Emiratis grâce aux avions, aux systèmes de guidage des bombes et aux navires « made in France ». Ainsi qu’au soutien diplomatique sans faille du gouvernement français depuis le début du conflit.
« Affamer les civils comme méthode de guerre peut constituer un crime de guerre » Résolution 2417, Conseil de Sécurité de l’ONU 24 Mai 2018
659 fermes ont été bombardées par la coalition depuis 2015. Ces cibles sont essentiellement situées dans le nord-ouest du pays, fief des rebelles Houthis. Aucun doute sur le ciblage volontaire de ces infrastructures : selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les terres arables ne couvrent que 3% du territoire. Et seulement 1% de ces terres sont cultivées de façon permanente. Le 3 janvier 2016, une frappe décime le troupeau laitier d'une exploitation à Bajil, dans l'Ouest de la région de Hodeida.
Les Yéménites vivent majoritairement dans les zones rurales et montagneuses. 70% d’entre eux dépendent des marchés locaux pour leurs besoins alimentaires quotidiens. Les forces de la coalition ont bombardé 218 marchés alimentaires. Dans des régions reculées comme la province de Hajjah, les habitants dépendent entièrement de ces marchés. Elles sont devenues des zones à haut risque pour des milliers de gens. Le 6 janvier 2018, une série de raids aériens dévaste un marché aux fruits et légumes de la province de Saada. Ni le marché, ni les installations à côté n’abritaient d’armes ou de combattants.
138 bombardements ont visé des sites de production, de stockage et de transport de denrées : silos à grains et à farine, réserves de fruits et légumes, usines d’embouteillage, boulangeries.
Le 17 octobre 2017, un stock réfrigéré de fruits et légumes est détruit par un bombardement à Saada.
Le littoral a lui aussi fait l’objet d’assauts répétés. Les avions de chasse, assistés de navires de guerre saoudiens et émiratis, ont tiré sur des villages, des ports et des embarcations de pêcheurs. Au moins 222 bateaux ont été détruits dans des ports ou sur la mer Rouge. 35 frappes ont visé des barques de pêcheurs. Les bombes de la coalition sont aussi tombées sur des marchés aux poissons. Le 13 février 2019, une petite embarcation de pêcheurs est frappée par un missile aux abords de la côte yéménite. 4 586 bateaux de pêcheurs sur 7 000 auraient cessé toute activité, selon le ministère yéménite de la Richesse halieutique.
La guerre a entraîné l’effondrement économique du pays. Le prix des denrées alimentaires a augmenté de 150%. Quant au prix du carburant, il a crû de 200%. Cette explosion des prix a des conséquences directes sur l'agriculture, les transports, l’électricité, la santé et l’eau.
91 sites d’approvisionnement en eau potable ont fait l’objet d’attaques aériennes ciblées. Puits, réservoirs, pompes, mais aussi usines de traitement des eaux et canaux d’irrigation.
Un projet de l’Unicef visant à approvisionner 10 500 personnes en eau potable a été frappé pour la troisième fois par un raid de la coalition dans la région de Nushour, au nord du gouvernorat de Saada.
Le 8 janvier 2016, l’usine de dessalement d’Al-Mocha, qui permet l’approvisionnement en eau de milliers d’habitants sur la côte, est ciblée par la coalition.
En 2019, l’ONU estime que 16 millions de Yéménites n’ont pas accès à l'eau potable. Cette situation a entraîné une terrible épidémie de choléra à l’ouest du pays.
2 906 personnes sont mortes du choléra depuis octobre 2016. L'Organisation mondiale de la santé estime qu'un peu plus de 1,1 millions de personnes sont infectées par la bactérie.
« Nous perdons le combat contre la famine » Mark Lowcock, Chef des affaires humanitaires de l’ONU Septembre 2018
« La privation des civils de biens indispensables à leur survie, notamment en entravant intentionnellement l’acheminement des secours destinés à lutter contre l’insécurité alimentaire provoquée par les conflits, peut constituer une violation du droit international humanitaire. » Résolution 2417, Conseil de Sécurité de l’ONU 24 mai 2018
La coalition émirati-saoudienne, avec ses bombardements et son blocus maritime, porte une lourde responsabilité dans la crise humanitaire. Mais les Houthis ne sont pas exempts de tout reproche: ils sont accusés par l’ONU de détourner l’aide alimentaire destinée à la population, et de prendre pour cible des stocks de denrées.
« Une crise humanitaire comme on n’en a jamais vu », affirmait Florence Parly, le 30 octobre 2018. Ce matin-là, sur le plateau de BFM-TV, la ministre des Armées ajoutait d’un air grave : « C’est la priorité de la France que l’aide humanitaire puisse passer ».
A cette date, Florence Parly avait connaissance de l’implication d’armes françaises dans le blocus maritime qui affame le Yémen.
Cette enquête s’appuie sur différentes bases de données sur le Yémen. Le Yemen Data Project, une initiative pour la transparence sur la coalition qui rassemble des données non officielles sur les bombardements au Yémen. Ces données proviennent de sources ouvertes qui ont ensuite été recoupées à l’aide d’informations recueillies par l’ONG britannique ACLED (Armed Conflict Location and Event ). A cela s’ajoutent les données publiques de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, l’Organisation mondiale de la santé et l’IPC (Integrated Food Security Phase Classification).