Il n'est pas rare, pour un new-yorkais, de se retrouver dans des quartiers et des environnements où les gens autour ne parlent pas un mot d'anglais.
J'étais hier dans la partie chinoise de Flushing, un quartier de Queens (l’un des cinq borough, ou « arrondissement », de New York), pour un massage dans un salon chinois. Des six personnes qui y travaillaient, pas un seul ne parlait plus de trois ou quatre mots d’anglais – et je compte « yes » et « no » parmi ceux-là.
L’un de mes meilleurs amis est juif orthodoxe et vit dans la partie juive du quartier de Williamsburg, dans Brooklyn (et non pas la partie hypster, dont l’existence et les habitudes de sa population, elle-même une communauté bien spécifique – bien que rarement nommée comme telle – méritent un billet). Se balader sur l’avenue Lee, par exemple, c’est se retrouver dans un autre pays. La plupart des gens issus de ce Williamsburg parlent anglais avec un accent, l’anglais étant leur langue seconde derrière le yiddish.
Dans le Bronx, où je vis, se trouve la petite Italie originelle. Plus petite que celle de Manhattan, elle est moins touristique. J’ai la chance d’y avoir mes habitudes et de connaitre l’une des propriétaires d’une boulangerie familiale, une dame qui a dépassé les 70 ans et qui est un peu comme une grand-mère pour moi. Elle me parle en italien, m’embrasse quand nous nous voyons, me demande de passer plus souvent. Elle est venue dans le Bronx à la fin des années 1950, âgée de 17 ans, et ne parlait pas un mot d’anglais. Elle et son mari ont ouvert la boulangerie, l’un de ses fils prépare les spécialités italiennes, avec l’aide – comme quasiment tous les restaurants ou boulangeries à New York ou aux États-Unis – d’un travailleur mexicain. L’anglais de « ma grand-mère » italienne est minime, son accent italien fort.
Dans mon quartier (dans le South Bronx), on parle surtout espagnol. La plupart des habitants sont issus de la République dominicaine et de Porto Rico. Il y a quelques jours, j’étais dans un restaurant typique de la République dominicaine avec un ami qui, lui aussi, est de DR (que l’on prononce, en anglais, [di ar]). C’était seulement la seconde fois qu’il y allait, mais à le voir discuter avec les serveuses et cuisinières, il me semblait qu’ils se connaissaient depuis des années. Saisissant l’opportunité, je ne parlais qu’espagnol. À moi de lutter pour discuter, à mon tour de chercher mes mots et de sortir de ma « comfort zone », de mon confort langagier. J’ai tant appris sur ce pays en une demi-heure. Je connais, j’ai longuement étudié, et j’ai voyagé en Haïti ; et voilà que je découvrais un peu mieux son voisin. Dans mon quartier on entend aussi le français parmi ceux venus de l’Afrique de l’ouest, le wolof et des dizaines d’autres langues.
Et puis il y a Jackson Heights, l’un des quartiers de New York et des États-Unis les plus divers, avec des parties du quartier dignes de villes indiennes, pakistanaises, sud-américaines et autres. On y parle plus de 167 langues. Un documentaire vient d’ailleurs tout juste de sortir au cinéma, intitulé In Jackson Heights. (Voir la bande annonce, en VO, ici).
Je sais qu’en France, à Paris surtout, il y a de nombreuses communautés qui existent et qui conservent langue, musique, cuisine, culture, traditions, etc. Qu’il existe des quartiers semblables à ceux que je viens de mentionner. Ce n’est peut-être pas aussi important qu’à New York, mais c’est similaire.
Cependant, en France, les conservateurs brandissent le spectre du « communautarisme ». Au nom de la République, au nom de la laïcité, on condamne le communautarisme. Ce concept là est étranger aux États-Unis (nous avons un racisme qui se présente de manière différente).
« Rien n’est plus subversif de l’ordre républicain que le communautarisme, dont le voile est l’étendard » selon Jean-Claude Guibal, député UMP (Discussion du projet de loi relatif à l’application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycée publics [n° 1378 1381]). Cette citation est issue de l’excellent article de la sociologue Sylvie Tissot, « Qui a peur du communautarisme ? ». On y apprend, entre autre, que « personne ne se réclame » du communautarisme. « Le communautariste, c’est toujours l’autre ».
Aspect essentiel à retenir lors de toute discussion sur le communautarisme : « la très grande jeunesse du concept même de communautarisme. Inexistant il y a vingt ans, apparu pour la première fois dans un dictionnaire en 1997, le mot est aujourd’hui sur toutes les lèvres. C’est en 2005, à l’issue d’une année dominée par la polémique sur le "voile à l’école", puis par celle sur l’ "œuvre positive" de la tutelle coloniale, que le terme s’impose dans le débat public. » Ainsi, comme le souligne Tissot, « l’irruption du mot "communautarisme" traduit la manière dont les débats publics se sont structurés en France dans les années 2000 sur les questions de l’immigration, du passé colonial ou de l’islam. »
En fait, ce que montre bien l’article de Sylvie Tissot, est que le concept de communautarisme est un voile qui cache sa véritable identité : un nouveau racisme moralisateur. Faut-il rappeler que l’on ne désigne jamais sous ce terme la communauté politique dominante, c’est-à-dire blanche, masculine, plutôt âgée et bourgeoise ? Comme elle l’écrit en conclusion, « le mot "communautarisme" est devenu ce que Pierre Tevanian appelle une "métaphore du racisme respectable" : un moyen de désigner, sans avoir à le nommer, un groupe racialisé, le plus souvent les Arabes, les Noirs et/ou les musulmans. »
Personnellement – et je suis conscient que cela résonne probablement comme une banalité – l’existence de communautés si diverses, si distinctes, dans ma ville, est un enrichissement permanent. Quelle chance que de vivre dans une ville avec tant de communautés, de langues, de savoirs, de connaissances, de musiques, d’épices, d’arts, de personnes si diverses ! Contre l’emploi conservateur, policier, toujours raciste, du terme « communautarisme », affirmons donc, dans notre vie, la diversité de toutes nos communautés. Et défendons les communautés minoritaires, défendons les minorités – une responsabilité d’autant plus décisive si l’on appartient à la majorité. Il est temps pour un renversement de la discussion dans le débat public, pour que l’on cesse enfin de parler de l’immigration comme d’un problème et que l’on affirme ce qui, personnellement, me parait comme une évidence : les immigrants ont tellement à apprendre, tellement à offrir. Quelle chance pour toute communauté que de les avoir...