Si j’ai vu Elle s’en va, c’est parce que j’adore les personnages qui plaquent tout pour se sentir vivants ; si j’ai vu Aquarius, c’est parce que j’aime les personnages de femmes qui ne plient pas et luttent pour rester libres ; si j’ai vu Deux, c’est parce je veux voir de grandes histoires d’amour à l’écran ; si j’ai vu Rose (sortie en salle le 8 décembre), c’est parce que je veux continuer de croire que l’on peut sans cesse recréer sa vie (et sur le morceau Can't Take My Eyes Off You de Boys Town Gang, c’est encore mieux !)... Si j’ai vu ces films, ce n’est pas pour l’âge des personnages, c’est parce que ces films me donnent de l’espoir. L’espoir de vivre de grandes émotions sans date de péremption.
En dehors de ces quelques films, le plus souvent les films sur les vieux m’angoissent et je me demande pourquoi. Et si c’était une espèce de old gaze qui me gênait ? On connait le male gaze et le female gaze, mais peut-on décliner le concept ? Le male gaze, ou regard masculin, a été théorisé par Laura Mulvey en 1975 dans « Plaisir visuel et cinéma narratif ». De façon très synthétique, c’est un regard de cinéma qui filme les femmes comme des objets par des choix de mise en scène, à travers le voyeurisme (en regardant un personnage à son insu) et la fétichisation (en sublimant des « bouts », par exemple en filmant des corps de façon morcelée). Elle montre comment la caméra transforme l’être en objet que l’on prend plaisir à regarder. Le female gaze a été plus récemment défini par Iris Brey dans « Le regard féminin. Une révolution à l’écran » dans lequel elle montre que le female gaze n’est pas le concept miroir du male gaze mais bien une autre façon de filmer l’expérience féminine, qui consiste à refaire de la femme un sujet, et non plus seulement un objet. Alors qu’avec le male gaze, on observe la femme, avec le female gaze, on vit l’expérience avec elle.
Je partageais alors ces pérégrinations intellectuelles avec une amie en lui disant que j’avais l’impression qu’il existait un old gaze qui pourrait se caractériser de deux façons ; d’une part des choix de situations stéréotypées (un vieux en EHPAD, une vieille avec la maladie d’Alzheimer, une mamie qui s’occupe de ses petits-enfants), d’autre part un regard compassionnel exacerbé (quelque chose qui nous fait dire « oh, le pauvre, regardez comme c’est un peu triste quand même » ou « c’est si mignon »). Je me voyais rétorquer que ça n’avait rien à voir avec du gaze, qui est un concept d’esthétique. Mais après tout, peut-être avait-elle raison et que tout ça n’était pas vraiment une question d’esthétique, mais plutôt de narration. Dit en d’autres mots, que ce n’était pas (qu’)une question de mise en scène mais d’écriture.
« Une femme âgée de 70 ans vivant en EHPAD ». L’exemple ne tarda pas et voilà comment je découvrais le personnage alors que je travaillais avec un réalisateur sur un projet de film mettant en scène une femme âgée. C’était donc la première image qu’un jeune mec de 35 ans se faisait de la vieillesse et qu’il s’apprêtait à reproduire. Est-ce grave ? Je ne sais pas, mais c’est enfermer nos imaginaires dans des réalités qui ne sont pas, avec le risque d’alimenter le débat public d’idées faussées. Le choix de faire vivre le personnage principal en EHPAD me gênait car à force de voir des personnes âgées vivant en EHPAD, on en vient à se dire que c’est l’horizon pour la majorité d’entre nous alors que la réalité est toute autre. 21% des personnes de plus de 85 ans vivent en établissement[1]. Pour les autres 80%, la vieillesse se vit plutôt chez soi, cahin-caha, dans une certaine solitude quotidienne, avec un soutien de la famille. Quant à son âge, c’était absurde. Les personnes de 70 ans en EHPAD sont en général des personnes handicapées vieillissantes, et c’est un tout autre parcours de vie, celui d’une personne handicapée qui, à partir de 60 ans ne relève plus des dispositifs du handicap et se retrouve en EHPAD, faute de solution adaptée. L’âge moyen d’entrée en EHPAD est aux alentours de 85 ans[2], alors autant ne pas créer des personnages qui y vont trop tôt. Soyons honnêtes, si nous y allons, ce sera tard et dans la grande vieillesse, pas à 70 ans ! Néanmoins, l’avenir de ce projet ne sera pas qu’une question d’écriture… « Il y a trop de films de vieux en ce moment, le marché est saturé » dixit son producteur. Mais le « trop » reste discutable. L’étude « Cinégalités » du Collectif 50/50, mesurant la représentation de la diversité à l’écran, montre que « seuls 1,2 % des personnages principaux de cette tranche d’âge [50-64 ans] sont des femmes, alors qu’elles représentent 21,6 % de la population française ».[3] Mais bon, disons que ce serait devenu un genre à part entière : il y aurait des films de super héros, des films de femmes, des films de jeunes et… des films de vieux !
C’est cette fameuse catégorie de l’angoisse pour moi. Je vais au cinéma pour me projeter dans la vie, pour vivre des expériences, pour voir ce que « ça ferait si » même si ça n’a rien à voir avec ma vie. Plus que de l’identification, je cherche de l’expérience. Et les expériences que l’on me propose de la vie en tant que vieille me semblent limitées. « Oui mais la vie avec l’âge est limitée » me répondront certains ; je m’en fiche du réalisme, laissez-moi créer ma réalité ! J’ai 33 ans, mon espérance de vie est aux alentours de 85 ans, il me reste une cinquantaine d’années, c’est déjà peu, alors ne me dites pas que dans ces 50 ans, il y en a peut-être 10 ou 15 qui seront des années de vie à moitié. La réalité, c’est à moi de la créer, mais pour ça j’ai besoin d’être inspirée !
[1] Morin C., Perron D., « Vieillissement : sortir du greybashing comme du grey washing », Fondation Jean Jaurès, 23/04/2020, disponible sur https://www.jean-jaures.org/publication/vieillissement-sortir-du-grey-bashing-comme-du-grey-washing/
[2] DREES, « Infographie : L’hébergement des personnes âgées en établissement - Les chiffres clés », 2019, disponible sur https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/infographie-video/infographie-lhebergement-des-personnes-agees-en-etablissement-les-chiffres-cles
[3] Bouanchaud C., « Diversité à l’écran : une enquête souligne la faible part des « non blancs » et des femmes de plus de 50 ans », Le Monde, 6.12.2021