Je vous avais parlé dans un post précédent de la triste réalité quotidienne de l'activité "politique" au Sénat. Ces constats sont venus confirmer pour moi la pertinence d'une proposition iconoclaste ébauchée par le politologue Yves Sintomer : tirer les sénateurs au sort. En effet, le Sénat actuel doit changer, car il mérite la plupart des critiques qui lui sont adressées. De par son mode de suffrage (universel indirect par de grands électeurs), il ressemble, à quelques exceptions près, à une caricature de démocratie représentative : une chambre de notables assoupis, atteinte de surreprésentation des populations rurales, des hommes, des vieux et des notables locaux amateurs de cumul.
Toutefois, malgré l’état actuel du Sénat, la justification du bicaméralisme reste pertinente. Il faut toujours diviser le pouvoir pour que « le pouvoir arrête le pouvoir ». En effet, aucune sélection n’est neutre, aucun mode de scrutin n’est parfait et tout suffrage active des biais porteurs de dérives. C’est donc la concurrence des pouvoirs, si elle est bien organisée, qui peut neutraliser ce danger.
Mais pour que les deux légitimités des deux chambres soient complémentaires et non redondantes, elles doivent être différentes. Initialement, l’Assemblée devait représenter les citoyens, et le Sénat les territoires. Mais, hormis dans un État fédéral, cette distinction n’est pas très pertinente.
La vraie distinction, qui pourrait fonder un régime démocratique mixte, réside donc entre l’élection et le tirage au sort. L’Assemblée nationale pourrait rester une chambre partisane, avec une majorité porteuse d’un projet politique et soumise à la sanction de votes réguliers. À côté de cette « représentation-mandat », le Sénat pourrait assurer une « représentation-miroir », en choisissant les sénateurs au hasard, comme les jurés d’assises, sur les listes électorales par exemple, en y ajoutant de préférence les résidents étrangers.
Dans ce cas, pas besoin de « discrimination positive ». En ouvrant le palais du Luxembourg au hasard, on est à peu près certain de la représentation équitable des femmes, des classes populaires, des jeunes et des populations discriminées en général. Avec une telle « politique-réalité », on peut parier que les téléspectateurs se passionneraient davantage pour la Chaîne parlementaire qu’aujourd’hui, car ils se retrouveraient dans ces parlementaires qui leur ressemblent.
Sur le modèle des « conférences de citoyens », le Sénat tiré au sort permettrait l’émergence d’une vraie démocratie d’opinion qui ne s’arrêterait pas aux sondages. En effet, le grand apport serait de laisser du temps à des experts et des militants, pour exposer leurs points de vue devant les « sénateurs ». Le dispositif permettrait à des gens ordinaires de se voir offrir la possibilité matérielle de s’intéresser sérieusement à la politique. Ce fonctionnement assurerait une division des tâches suffisante pour garantir le sérieux des délibérations, mais assez provisoire pour ne pas figer les nouveaux sénateurs en professionnels de la politique carriéristes et coupés du reste du monde.
Le Sénat tiré au sort n’aurait peut-être pas un pouvoir décisionnel plus important que le Sénat actuel, mais un poids symbolique incontournable. Un gouvernement pourrait difficilement faire passer une loi contre la volonté des sénateurs. Les sénateurs deviendraient alors la mauvaise conscience des gouvernants, un rappel à l’ordre permanent qui les empêcherait de prétendre détenir le monopole de la légitimité démocratique.
Manuel Domergue, assistant parlementaire de 2005 à 2008