Manuel Legarda

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Billet de blog 9 février 2015

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CHRONIQUES DE LA VRAE (Première partie)

Manuel Legarda

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je me souviens de mon voyage dans la région de la VRAE des années auparavant, depuis Puerto Ocopa jusqu’à Puerto Cocos, à travers le fleuve Ene. Nous travaillions alors sur un projet de documentaire sur les campagnes de stérilisations forcées effectuées au Pérou. J’avais été très impressionné par la militarisation de la région, les nombreuses bases militaires et les contrôles que nous avions subis tout au long du voyage qui avait duré deux jours. Nous arrivions dans les villages dans la pénombre de la tombée du jour pour repartir avec les premiers rayons du soleil. Dans certains d’entre eux, un générateur électrique faisait parfois fonctionner un téléviseur autour duquel s’agglutinaient les enfants mais, en général, nous n’entendions que les concerts nocturnes de la faune infinie de la région. Je me demandais contre qui combattaient tous ces militaires. C’était en 2007 et à la capitale on parlait de l’existence de « derniers foyers subversifs ». La plupart des gens que je connaissais à Lima me disaient qu’il s’agissait d’ « actions très isolées des derniers narcoterroristes ».

En février de l’année dernière j’ai décidé de retourner à la VRAE afin d’essayer de comprendre la situation, principalement celle de ses habitants. D’Ayacucho à Pichari il y a 7 ou 8 heures de parcours qui peuvent se prolonger ou s’écourter selon le mode de transport choisi et les conditions météorologiques. Le choix se fait entre une camionnette collective dans laquelle voyagent environ 10 personnes avec un amoncellement de bagages sur le toit, la voiture dans laquelle voyagent 5 personnes et le pickup: 5 personnes  à l’intérieur mais aussi quelques-unes à l’arrière. Les prix varient en fonction du porte-monnaie. Mon voyage fut une torture, les pluies avaient décoré la route de trous et à certains endroits elle était même traversée par de petits ruisseaux. D’où les tressautements permanents tout le long du trajet. Après le village de Quinua et les hauteurs de Tambo, la route se transforme en chemin de terre, autant dire, en terre et en boue quand il pleut. Nous continuâmes vers Acco, Tutumbaru, Ayna, Machente (où nous fûmes arrêtés par un premier contrôle de police), San Francisco (surnommée amicalement San Pancho par ses habitants) et, finalement, Pichari. J’arrivai à midi. La chaleur était intense et je devins la cible préférée des moustiques. J’avais entendu que dans un village proche de Pichari le gouvernement avait approuvé la construction d’un aérodrome militaire états-unien. Je voulais interviewer à ce sujet le maire de Pichari, favorable à la construction de l’aérodrome et aussi Ruth Rodríguez Salvatierra, lieutenant-gouverneur d’Otari, le village où devrait se construire l’aérodrome, et opposée au projet.

À la Municipalité de Pichari  on m’a indiqua que le maire était à Lima et qu’il reviendrait deux jours plus tard. Les jours suivants j’y retournai à plusieurs reprises avec l’intention de l’interviewer, sans succès. Pichari est une petite ville mais des dizaines de camionnettes 4X4 se promènent dans les rues, certaines conduites par des habitants, des transporteurs et d’autres par des militaires, avec des soldats fortement armés à l’arrière. Cela me fait penser aux forces d’occupation, extérieures à la population, comme en Irak ou en  Afghanistan. Dès le matin, les camionnettes militaires circulent sans cesse dans les rues de Pichari. Dans la ville de Pichari se trouve le siège du Commandement spécial de la VRAE, formé par l’Armée, les Forces de l’air et la Marine de Guerre. La Police Anti-drogue (DIRANDRO) et la Police Anti-terroriste (DIRCOTE) sont aussi présentes dans la vallée.

LES PARADIS D’OTARI ET PUERTO MAYO: LA FUTURE BASE MILITAIRE ÉTATS-UNIENNE

À vingt minutes de Pichari par une route goudronnée on accède à Otari, terre asháninka (2) où arrivèrent des émigrants des Andes à la fin des années soixante pour vivre et travailler dans la région. Ce sont ces émigrants qui ont créé Otari Colonos. Les habitants ont de bonnes relations avec leurs voisins asháninkas, ils ont grandi ensemble, souffert ensemble et lutté ensemble dans de nombreux cas. De l’autre côté de la route se trouve Puerto Mayo, un beau village au bord du fleuve, avec une terrasse de végétation paradisiaque entourée de palmiers.

Je rencontrai Ruth Rodriguez Salvatierra, lieutenant-gouverneur du village Otari Colonos, à la terrasse d’un petit restaurant au bord de la route. Elle m’y expliqua les préoccupations des habitants de la région face au projet de construction de l’aérodrome militaire. À quelques mètres de nous, un groupe d’habitants fêtait un anniversaire au son de chansons andines interprétées par une bande de musiciens. L’un d’entre eux, interrogé au sujet de la construction de l’aérodrome, me dit: « Les gringos veulent venir se saisir de nos richesses, cela ne nous convient pas. Ils disent qu’ils vont construire un aérodrome militaire ici, c’est-à-dire que toute cette nature, où nous avons lutté, où nous vivons, ils vont la transformer en poussière. Les gringos ne viennent pas seulement pour éradiquer la coca, ils viennent se saisir de nos richesses. Il y aura des gringos armés. Cela ne nous convient pas ».

Otari a un sol riche qui produit du cacao, des bananes, du maïs, du manioc. Les agriculteurs ont à peine besoin d’engrais, les plantes poussent sans difficulté grâce à la qualité de la terre. De plus, une route traverse le village ce qui facilite le transport de ses produits. Il y a de l’électricité et quelques habitants ont même eu accès à l’université. Dernièrement, c’est devenu une zone très fréquentée par des visiteurs d’autres régions. Progressivement, elle est en train de se transformer en un endroit touristique comportant des zones de loisirs. C‘est dans cette belle région que le Commandement Sud des États Unis va construire un aérodrome militaire. Il faudrait pour cela quelques héctares (3), pourtant le plan de construction prévoit d’exproprier 475 hectares aux habitants. Ce qui fait penser à l’installation d’une base militaire plutôt  qu’à celle d’un simple aérodrome. Afin de concevoir la taille des expropriations on peut considérer que deux terrains de foot correspondent à un hectare. La taille du terrain exproprié serait équivalente à celle de 950 terrains de foot.

Un des agriculteurs nous expliqua que personne n’était venu leur demander leur avis sur la construction de l’aérodrome, mais qu’ils commencèrent à avoir des soupçons en 2003 quand ils virent arriver « des état-uniens grands, blancs, pour faire des études du sol en effectuant des forages ». Les habitants leur demandèrent pourquoi ils faisaient tout ça mais ils n’obtinrent aucune réponse, « ils ont simplement fini leur travail et sont partis ». C’est la raison pour laquelle ils se sont réunis en assemblée pour enquêter. « Plus tard, plusieurs militaires habillés en civil se sont présentés pour négocier au nom du gouvernement, ils ont essayé de faire signer aux habitants des documents en blanc pour qu’ils cèdent leurs terres pour la construction de l’aérodrome militaire […..] Ces terres on ne va pas les vendre, elles sont pour  ceux qui les travaillent. Ce paradis, dans quelques années ils vont vouloir le transformer en terre de larmes et de poussière, un scénario de guerre et de destruction »

Alors que le projet est en pleine préparation, puisque sa construction est prévue dans les deux ou trois ans à venir, le maire de Puerto Mayo, Primitivo Ramírez précise avoir demandé sans succès le dossier technique de la construction de l’aérodrome militaire  au responsable de CODEVRAE (Coordination du Développement de la Vallée des fleuves Apurímac et Ene), le colonel de l’Armée Luis Rojas Merino. « Il a déjà indiqué clairement ses intentions à la radio:  “nous avons besoin d’un aérodrome militaire afin de fournir un soutien logistique au quartier général et aux bases militaires de la VRAE” ».

Herminio Castañeda montre les fruits de cacao de sa récolte attaqués par les maladies. Les cultures alternatives proposées par le gouvernement, comme le café et le cacao sont souvent attaquées par les maladies et les plaies.

Le dirigeant asháninka Herminio Castañeda, à qui nous rendîmes visite dans la communauté de Quinquiviri Baja, est farouchement opposé à la construction de l’aérodrome militaire. « Qui dit militarisation dit viol. Il y aura de la violence, des états-uniens viendront. Que savent-ils des femmes autochtones? Ils vont violer. Nous ne voulons pas de ça. Ils sont méchants. Nous ne voulons pas de violeurs ici. Qu’ils aillent se battre contre les « oncles » qui sont dans le Vizcatán, qu’ils aillent là-bas, qu’ils fassent leur aéroport par là-bas, pas ici. Nous avons fait la pacification, maintenant les états-uniens veulent venir profiter de nous, les asháninkas. Qu’ils luttent comme moi j’ai lutté contre les oncles là-bas dans le Vizcatán ». Les « oncles » c’est le terme employé par les habitants de la région pour parler des guérilleros du PCP-Militarisé (4) dirigé par Víctor Quispe Palomino, le camarade José.

La construction de « l’aérodrome militaire » sera menée par BUILDING STRONG, le Corps d’Ingénieurs de l’Armée des États-Unis qui, comme indiqué sur leur site internet, « a pour objectif celui de  protéger les intérêts des Etats Unis à l’étranger à travers son expérience en ingénierie » . L’aérodrome sera construit à la demande du Commandement Sud. Ainsi, tout ce qui concerne sa construction est considéré comme secret défense et relevant de la sécurité nationale par le gouvernement d’Ollanta Humala. Comme à l’époque de Fujimori, aucune explication ne sera donnée aux péruviens ou au Congrès sur ces actes. « Nous, les asháninkas, avons notre pharmacie dans ces forêts, nous y obtenons nos médicaments, nous faisons notre marché dans les cours d’eau, qu’allons-nous faire si on nous les enlève ? ». Le constat d’Herminio Castañeda est amer.

Source: US Army Corps of Engineers

http://www.usace.army.mil/
 

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