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Billet de blog 25 février 2024

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Expression libre des magistrats : ne rien lâcher

Considérés comme « activistes », les juges qui dénoncent les atteintes portées à l'État de droit sont souvent sanctionnés. La CEDH a prononcé le 20 février 2024 un arrêt qui rappelle que leur prise de parole est légitime, y compris lorsqu'elle intervient sur Facebook. Voilà l'occasion de rappeler les fondements juridiques qui valident, depuis plus de 15 ans, la libre expression des juges.

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Expression libre des magistrats : ne rien lâcher 

« Il appartient à chaque juge de promouvoir et préserver l’indépendance judiciaire »[1].                                      

La liberté qui autorise les magistrats à s’exprimer dans l’espace public tant sur les dysfonctionnements observés dans certains palais que sur les  atteintes qui sont portées à l’État de droit par les gouvernants ne devrait plus être contestée. Elle l’est pourtant régulièrement au prétexte de lutter contre des juges qualifiés « activistes », ainsi en France où un projet de loi, approuvé à l’été 2023 et portant « réforme du statut de la magistrature », dispose en son article 10 : « L’expression publique des magistrats ne saurait nuire à l’exercice impartial de leurs fonctions ni porter atteinte à l’indépendance de la justice », ce qui devrait permettre, par la référence générale au principe d’impartialité, une forme de contrôle de l’expression des associations de magistrats dont la parole libre n’est pourtant pas, on le sait, de nature à compromettre la neutralité individuelle de leurs membres[2].

L’on se souvient que c’est également sous l’alibi de renforcer la « neutralité des juges » que le Pis, parti conservateur au pouvoir en Pologne pendant plus de 20 ans, a tenté de brider leur parole et leur liberté d’association.

Il faut donc y insister car les fondements juridiques qui assurent l’expression libre des magistrats et qu’a revendiquée avec constance l’Association syndicale des magistrats (belges) depuis sa création, devraient être considérés comme irrévocablement acquis.

Quels sont-ils précisément ?

Il s’agit d’abord, en Belgique, du Guide pour les magistrats, intitulé Principes, valeurs et qualités qui a été rédigé et adressé à tous les magistrats belges, en 2012, par le Conseil supérieur de la justice et le Conseil consultatif de la magistrature qui est directement inspiré d'un document réalisé par l'ensemble des conseils de la justice européens[3] ; ensuite de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme déduite de différents arrêts prononcés depuis une dizaine d’années ; enfin d’une décision prononcée en 2019 par le tribunal disciplinaire de Namur qui en a fait une stricte application dans une affaire qui était pourtant extrêmement délicate.

1. Le Guide pour les magistrats : devoir de courage et droit à l’indignation

Le Guide pour les magistrats comprend deux parties, l'une est consacrée aux valeurs du pouvoir judiciaire parmi lesquelles l'indépendance et l'impartialité ; l'autre aux qualités que doivent présenter les magistrats : sagesse, loyauté, humanité, courage[4], sérieux et prudence. Une clause se démarque du caractère un peu convenu de l’ensemble du texte qui est trouvée dans les développements qui sont faits du devoir de réserve, intitulée « État de droit démocratique » et qui dispose : « lorsque la Démocratie et les libertés fondamentales sont en péril, le devoir de réserve cède devant le droit à l'indignation »[5].

Mieux, la partie du Guide consacrée à la loyauté que doit nourrir le magistrat à l'égard « de la Constitution, des institutions démocratiques, des droits fondamentaux, de la loi et de la procédure, ainsi qu'à l'endroit de l'organisation de l'ordre judiciaire », précise que « cette loyauté ne peut être exigée du magistrat lorsque la Démocratie et les libertés fondamentales sont en péril ».

Le courage est en outre défini explicitement comme une qualité des juges qui leur est recommandée « tant sur le plan physique que moral pour mener certaines procédures, faire face aux pressions internes et externes et répondre aux défis de la société nouvelle »[6].

Le prescrit de ces dispositions qui est directement inspiré des principes qui ont conduit à la reconnaissance au niveau international des whistleblowers ou lanceurs d'alerte, était en 2012 totalement inédit dans les milieux judiciaires belges. Au vu de la gravité des atteintes qui sont portées, comme jamais auparavant et partout dans le monde, à leur indépendance et leur légitimité, jusqu’à leur efficacité, il présente un intérêt et une actualité majeures.

Un élément essentiel de résistance aux errements charriés par l’époque est donc la prise de parole et l’expression courageuse de l’indignation que suscitent chez les magistrats les errements propres à l’époque, ceci afin d’alerter l’opinion public et de la sensibiliser aux dangers qu’ils emportent.

Le Premier président de la Cour de cassation, Jean de Codt en a d’ailleurs fait une application spectaculaire en 2016, en déclarant à la RTBF :

"Quel respect pouvez-vous donner à un État qui marchande la plus fondamentale fonction de l’État qui est de rendre la Justice ? (…) Un État sans justice, ou avec une justice qui devient injuste à force d’être faible, n’est plus un État de droit, mais ça devient un État voyou."

Que dire alors, plusieurs années plus tard, quand le gouvernement belge assume politiquement de ne pas respecter les milliers de décisions de justice qui l’obligent à réserver un accueil conforme aux droits humains aux personnes qui cherchent refuge sur son territoire, outre celles qui le contraignent à respecter sa propre législation sur les cadres des magistrats ?

Rien ne peut justifier en ce contexte d’atteintes caractérisées et décomplexées à l’État de droit, le silence des magistrats, ni en fait ni en droit.

2. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme

La Cour s’est prononcée à la requête tant de magistrats qui avaient en somme « lancé l’alerte » sur les dysfonctionnements qu’ils observaient dans certains palais que de magistrats qui s’étaient exprimé dans l’espace public.

1. Relativement à certains dysfonctionnements observés dans les palais

C’est dans ses arrêts Guja c. Moldova, du 12 février 2008 et Koudechkina c. Russie, du 26 février 2009, que la Cour européenne des droits de l’homme appliqué le principe de la liberté d'expression garanti par l’article 10 de la Convention aux membres du pouvoir judiciaire lorsqu'ils révèlent certains dysfonctionnements dans le fonctionnement des palais.

Dans l’arrêt Guja, prononcé à l'unanimité et en grande chambre, la Cour  a reconnu une forme de protection des lanceurs d'alerte, certes au profit d’un fonctionnaire mais en des termes qui intéressent l’ensemble du monde de la justice. Monsieur Guja était fonctionnaire au parquet général moldave et avait été révoqué pour avoir divulgué à la presse des documents révélant l'ingérence du vice-président du Parlement et du vice-ministre de l'Intérieur dans le déroulement d'une enquête pénale mettant en cause quatre policiers. Il lui était donc reproché d'avoir violé l'obligation de confidentialité contenue au règlement intérieur de son service. Tout en confirmant que les fonctionnaires sont tenus à une obligation de loyauté et de discrétion, la Cour indique que l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme qui garantit à chacun la liberté d’expression s'applique à la sphère professionnelle en général et aux fonctionnaires en particulier, mais aussi qu'il garantit la liberté de diffuser des informations et de les communiquer à la presse. Elle observe ainsi que les agents de la fonction publique peuvent être amenés à prendre connaissance d'informations internes - même secrètes - que les citoyens ont intérêt à voir divulguées ou publiées : « Dans ces conditions, la dénonciation par de tels agents de conduites ou d'actes illicites constatés sur leur lieu de travail doit être protégée dans certaines circonstances »[7].

Olga Koudesckina était juge au tribunal de Moscou et s'était vue retirer, en 2003, par la présidente de son tribunal un dossier pénal lié à un abus de pouvoir imputé à un membre de la police locale, un sieur Zaytzev. Quelques mois plus tard, se lançant en politique, elle avait exprimé lors d'interviews accordées à des journaux et à une station de radio, des doutes quant à l'indépendance des tribunaux de Russie et à l'impartialité de ses collègues, notamment des hauts magistrats. Elle avait également affirmé que les pressions sur les juges étaient monnaie courante et évoqué le procès qui lui avait été confié puis soustrait. En 2004, n’ayant pas été élue et ayant réintégré la magistrature, elle avait été révoquée par le Président du conseil de la magistrature de Moscou au motif que son comportement pendant la campagne électorale était incompatible avec son statut de juge.

En cette affaire, la Cour a indiqué d'abord qu'en exposant publiquement comment le dossier Zaytzev lui a été retiré, la requérante n'a divulgué aucune « information secrète » recueillie dans le cadre de ses fonctions. La Cour estime ensuite qu’elle a indéniablement soulevé une très importante question d'intérêt général qui méritait de faire l'objet d'un débat libre dans une société démocratique. Même si ses propos étaient empreints d'une certaine dose d'exagération et de généralisation[8], la Cour juge qu'ils n'étaient pas dépourvus de base factuelle et devaient être considérés comme un commentaire objectif sur une question révélant une grande importance pour le public.

La Cour estime enfin que la sanction de la révocation est disproportionnée et de nature à avoir un « effet inhibiteur » sur d'autres juges souhaitant participer au débat public sur l'efficacité des organes judiciaires. Elle l’avait précisé aussi dans l'arrêt Guja c. Moldova.

C’est dire que l’obligation de respect des devoirs de confidentialité et de réserve doit céder devant la nécessité et l'intérêt majeur, en démocratie, de révéler les atteintes portées à la démocratie ou l’État de droit et aux libertés, y compris – surtout ? - dans la justice. C’est dire aussi que le débat est considéré comme vertueux en soi[9]

Il est d’ailleurs permis de douter de ce que l’alerte éthique constituerait, techniquement, une sorte de violation « pardonnable » du devoir de réserve. La conception moderne – fonctionnelle - du devoir de réserve ne trouve-t-elle pas à la fois son fondement et sa finalité dans le respect nécessaire des principes d'impartialité et d'indépendance des tribunaux[10] ? Ce devoir cèderait le pas dès lors purement et simplement lorsque ces principes sont violés au sein d’une juridiction, étant permis de considérer que la révélation de cette violation est alors la condition sine qua non du rétablissement de leur respect[11]. 

2. L’importance de l’expression des magistrats dans la sphère publique

La Cour européenne des droits de l’homme a conduit le raisonnement aussi loin qu’attendu dans son arrêt Baka c. Hongrie prononcé en Grande Chambre, le 23 juin 2016.

Andràs Baka présidait la Cour suprême de Hongrie et le Conseil national de la justice. Par une loi manifestement adoptée ad hominem, il avait été relevé prématurément de ses fonctions pour avoir, en 2011, critiqué publiquement, au nom des principes de séparation des pouvoirs et d’indépendance de la justice, certains aspects des réformes constitutionnelle et législative touchant au fonctionnement des tribunaux.

En 2012, il saisit la Cour européenne des droits de l’homme en invoquant la violation des articles 6 et 10 de la Convention, soit l’atteinte à sa liberté d’expression et son droit à accéder à un tribunal indépendant et impartial car il n’avait pas pu former un recours contre sa révocation qui résultait d’une modifications législative.

La Cour va constater la violation de l’article 6 mais va également procéder à l’examen de la violation de l’article 10 et conclure à l’existence d’une ingérence dans la libre expression d’Andràs Baka, ingérence qui ne peut pas être considérée comme poursuivant un but légitime[12] et ajoute-t-elle, par une considération incidente d’importance, comme « nécessaire dans une société démocratique »[13]. En rappelant sa jurisprudence constante en cette matière, relative aux « informations ou idées qui heurtent, choquent ou inquiètent »[14], elle précise qu’un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge « restreinte » d’appréciation des autorités[15], doit être accordé « lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général, ce qui est le cas, notamment, pour des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire. »[16]

Et d’insister sur ce point qu’elle avait déjà précisé dans l’affaire Koudechkina[17] à savoir que la crainte d’une sanction a un « effet dissuasif » indésirable sur l’exercice du droit à la liberté d’expression, en particulier à l’égard d’autres juges qui souhaiteraient participer au débat public sur des questions ayant trait à l’administration de la justice et à l’indépendance du système judiciaire.

S’agissant précisément d’Andràs Baka, la Cour estime devoir attacher une importance particulière à sa fonction qui, dit-elle, impliquait que « son rôle et son devoir consistaient notamment à donner son avis sur les réformes législatives susceptibles d’avoir une incidence sur les tribunaux et sur l’indépendance de la justice ». Sa position et ses déclarations relevaient manifestement en cette affaire d’un débat sur des questions d’intérêt général en sorte que son expression devait bénéficier d’un niveau élevé de protection et que toute ingérence dans l’exercice de cette liberté devait faire l’objet d’un contrôle strict.

Mieux, il apparaît que la révocation de son mandat de président de la Cour suprême a desservi, et non servi, l’objectif de protection de l’indépendance de la justice[18] car il faut accorder, selon la Cour, une considération particulière « à la nature de la fonction judiciaire, branche indépendante du pouvoir de l’État, et au principe de l’inamovibilité des juges, principe qui constitue – en vertu tant de la jurisprudence de la Cour que des instruments internationaux et des instruments du Conseil de l’Europe – un élément crucial pour la préservation de l’indépendance de la justice ». 

En se référant aux instruments du Conseil de l’Europe, la Cour ajoute ceci, qui est essentiel :

« Il appartient à chaque juge de promouvoir et préserver l’indépendance judiciaire et qu’il faut consulter et impliquer les juges et les tribunaux lors de l’élaboration des dispositions législatives concernant leur statut et, plus généralement, au fonctionnement de la justice »[19].

Cette phrase doit être soulignée car elle indique qu’à côté de leur office qui consiste à apporter une décision raisonnée en droit et en fait aux litiges qui leur sont soumis, les magistrats sont tenus[20] d’accomplir cette mission spécifique et politique par nature : faire respecter l’indépendance de la justice.

La liberté de parole des magistrats relève alors, à l’aune de cette charge particulière, non pas d’une « désacralisation » de la figure du juge[21], lequel exprimerait sur ce point avec succès les mêmes revendications qu’un citoyen non magistrat, mais bien plutôt de sa mission générale et institutionnelle de servir les fondamentaux de son office et de défendre publiquement l’indépendance de l’institution judiciaire contre les atteintes qu’il constate. Leur parole n’est pas celle de citoyens qui auraient simplement le droit de s’exprimer mais celle de témoins – institutionnels –, « lourds » d’une mission, d’une charge, symbolique et singulière dont ils doivent le respect au justiciable et aux fondements de l’État de droit. Charge d’autant plus légitime que n’étant pas élus, ils ne cherchent à séduire personne.

La Cour a confirmé ces principes à l’égard d’un membre du parquet dans un arrêt Kovesi c. Roumanie prononcé le 5 mai 2020[22]. Laura Kovesi qui était depuis 2013 procureure en chef de la Direction nationale de lutte contre la corruption, avait été révoquée pour avoir dénoncé publiquement les atteintes portées à la lutte contre ce type de délinquance et à l’institution qu’elle dirigeait par la majorité électorale qui s’était dégagée des urnes à la fin de l’année 2016. Elle avait ainsi critiqué certains projets de loi, en accusant les politiciens et des hommes d’affaires influents de s’opposer aux actions menées par ses services pour « nettoyer l’un des les pays les plus corrompus de l’Union européenne ».

Le mérite essentiel de cet arrêt est de préciser que : « Même si une question en débat a des implications politiques, cela ne suffit pas en soi pour empêcher un juge de faire une déclaration sur la question ». Et de confirmer que lorsqu’il s’agit « d’exprimer son point de vue et ses critiques sur les réformes législatives affectant le pouvoir judiciaire, sur les questions liées au fonctionnement et à la réforme du système judiciaire », le magistrat est fidèle à son rôle. La Cour dit en effet accorder une importance particulière à la fonction exercée par Laura Kovesi car c’est précisément à cause de son statut de magistrate chargée de lutter contre la corruption que son expression libre était capitale pour la protection des institutions. S’agissant d’évoquer la séparation des pouvoirs ou de lancer l’alerte sur la politique gouvernementale visant à entraver les enquêtes sur les délits de corruption, la procureure Kovesi était bien tenue[23] de s’exprimer publiquement car sa parole « s’inscrivait manifestement dans le cadre d’un débat sur des questions d’un grand intérêt public ». Ses déclarations appelaient dès lors « un haut degré́ de protection de sa liberté́ d’expression ».

Dans un arrêt prononcé le 9 mars 2021, Eminağaoğlu c. Turquie[24], la Cour a, cette fois, confirmé son enseignement à l’endroit du président d’une association de magistrats.

 Eminağaoğlu était le président de l’association de magistrats Yarsav, dont l’objet était de défendre l’État de droit. La Cour rappelle que, lorsqu’une ONG attire l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public, elle exerce un rôle de lanceur d’alerte semblable, par son importance, à celui de la presse et elle peut donc être qualifiée de « chien de garde social», fonction qui justifie qu’elle bénéficie, sur la base de l’article 10, d’une protection similaire à celle accordée à la presse. Ainsi, dit-elle, M. Eminağaoğlu avait non seulement le droit mais encore le devoir[25], en tant que président de cette association légale, qui continuait à mener ses activités librement, de formuler un avis sur les questions concernant le fonctionnement de la justice.

Elle précise à nouveau que même si ces questions avaient des implications politiques, ce simple fait n’était pas en lui-même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur ce sujet. Au-delà de son devoir de réserve professionnel, en tant que président d’une association regroupant des magistrats, son rôle et son devoir était bien de donner son avis sur les réformes législatives susceptibles d’avoir une incidence sur l’indépendance de la justice. La Cour reprend dans cet arrêt ce principe cardinal qui impose à chaque magistrat de « promouvoir et de préserver l’indépendance du pouvoir judiciaire ».  

Le 6 juin 2023, la Cour a confirmé à nouveau ces principes à l’endroit de Ayşe Sarısu Pehlivan qui était secrétaire générale d’un syndicat de juges agissant pour la défense de l’État de droit et l’indépendance de la justice, et a condamné la Turquie pour avoir violé l’article 10 de la Convention[26].

La requérante avait pourtant été l’objet, en 2018, d’une sanction mineure, soit une retenue de deux jours de salaire, néanmoins considérée par la Cour comme susceptible de présenter un effet dissuasif sur d’autres magistrats soucieux de participer à des débats publics de cette importance.

En cet arrêt, la Cour redit le rôle de « chien de garde social », que les magistrats représentant des associations de juges ont la liberté – mais aussi le devoir comme précisé – d’assumer en exprimant dans la presse des avis et critiques liées aux réformes constitutionnelles susceptibles d’avoir un impact sur l’indépendance de la justice. Et d’ajouter à nouveau que les implications politiques des déclarations de la requérante sur ces questions ne sauraient suffire « à elles seules » pour restreindre sa liberté d’expression en tant que secrétaire générale du Syndicat des juges dans un domaine touchant à l’essence de sa profession.

Enfin en son arrêt prononcé le 20 février 2024[27], la Cour invalide la sanction disciplinaire prononcée par le Conseil supérieur de la magistrature et confirmée par la Haute Cour, à l’encontre de Vasilică-Cristi Danileţ. Ce magistrat « connu pour sa participation active dans les débats », dont la page Facebook comptait 50.000 abonnés, y avait critiqué le gouvernement roumain pour ses velléités de mainmise sur la justice et pour sa politique pénale, au travers de deux postes successifs publiés en janvier 2019.

La Cour estime que les propos tenus n’étaient pas clairement « illicites, diffamatoires, haineux ou appelant à la violence » et qu’il n’a pas été démontré par les autorités roumaines qu’ils auraient porté atteinte à l’honneur et à la dignité de la magistrature. Elle fait grand cas également de que les juridictions nationales n’ont pas infligé au requérant la sanction la moins sévère - soit un avertissement - mais bien une retenue sur salaire de 5% pendant deux mois, ce qui a indubitablement eu un « effet dissuasif » aussi sur d’autres juges de participer, à l’avenir, au débat public sur des questions visant la séparation des pouvoirs ou les réformes législatives touchant les tribunaux et, de manière plus générale, sur des questions relatives à l’indépendance de la justice.

La Cour conclut que les juges nationaux n’ont pas accordé́ à la liberté́ d’expression de l’intéressé le poids et l’importance que pareille liberté méritait au sens de la jurisprudence de la Cour, et cela même en présence de l’utilisation d’un moyen de communication (en l’occurrence un compte Facebook accessible au public) pouvant donner lieu à des interrogations légitimes au regard du respect du devoir de réserve des magistrats.

3. En droit interne belge : application de ces principes par le Tribunal disciplinaire francophone

Par un jugement prononcé le 4 octobre 2019, le Tribunal disciplinaire francophone a fidèlement appliqué les principes juridiques qui viennent d’être rappelés à l’égard d’un membre du parquet, dans une affaire qui semblait pourtant très mal engagée, tant les propos tenus avaient blessé ses collègues.

Le substitut qui formait recours à l’encontre d’un blâme prononcé contre lui par sa hiérarchie, était nommé depuis deux ans à peine au parquet du TPI francophone de Bruxelles lorsqu’il avait signé une carte blanche dans Le Soir du 31 janvier 2019, intitulée « Et juge, et soumis » visant - légitimement - à s’opposer à un projet de suppression du juge d’instruction, porté en 2016 par une note dite « Jalons pour un nouveau code de procédure pénale » rédigée à la demande du ministre Geens par un groupe d’experts.

Le substitut y soulignait que le parquet ne pouvait pas remplacer le juge d’instruction en assurant au justiciable le même respect des droits fondamentaux parce qu’il est « organiquement membre du pouvoir exécutif, dans une structure hiérarchisée, soumis à une politique criminelle et à un pouvoir d’injonction positive du ministre de la justice », ce qui relève en soi de la réalité. Mais il ajoutait que la réforme voulue devait nécessiter au préalable une révolution des mentalités car le ministère public est « une bureaucratie au petit pied » mais aussi que « le doute comme hygiène intellectuelle ne lui est pas consubstantiel et ne fait pas partie de son A.D.N. ». Et de trouver un exemple de l’absurdité de fonctionnement qu’il dénonçait dans le dossier bruxellois des hébergeurs de migrants où des substituts avaient, à l’audience, requis l’acquittement de quatre prévenus sans empêcher toutefois qu’un appel soit formé à l’encontre de la décision d’acquittement prononcée.

Confirmant d’abord le principe même de la liberté d’expression du substitut blâmé, le tribunal se réfère à la fois à l’article 19 de la Constitution et à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi qu’aux termes fondateurs de l’arrêt Baka c. Hongrie, pour rappeler : « Dans une société démocratique, le magistrat a non seulement le droit mais aussi le devoir de s’exprimer sur le fonctionnement du système judiciaire ». Le progressisme qui marque cette décision est remarquable ; rappelons qu'en 1987, le juge Christian Panier avait été sanctionné disciplinairement pour avoir participé à un débat radiophonique sans l'autorisation de son chef de corps. Christine Matray précise que cette décision disciplinaire contenait le motif suivant : « En acceptant sa nomination, un magistrat renonce implicitement à sa liberté d'expression » et que le pourvoi contre cette décision a été rejeté par la Cour de cassation[28].

Se posant ensuite la question de savoir si les termes utilisés étaient « inadéquats ou de nature à discréditer l’institution aux yeux des citoyens », comme reproché par son autorité disciplinaire, le tribunal y répond en trois étapes : premièrement, « Ses propos avaient, selon ses déclarations, pour objectif d’alerter les citoyens quant aux conséquences de la réforme envisagée par le pouvoir politique notamment en termes de séparation des pouvoirs, dès lors que le ministère public se trouve dans un lien de subordination avec le pouvoir exécutif » ; deuxièmement, « compte tenu du lien de subordination entre le ministre de la justice et le ministère public, il est légitimement permis de s’inquiéter des conséquences pour le justiciable de la réforme envisagée » ; troisièmement, « de très nombreux acteurs de la Justice et non des moindres ont exprimé dans des termes forts[29], le malaise et les dysfonctionnements sans que cela leur soit reproché, tous et à bon droit rappelant que "lorsque la démocratie et les libertés sont en péril, la réserve cède devant le droit à l’indignation" », faisant ainsi expressément référence au Guide pour les magistrats évoqué plus haut. L’on ne peut qu’approuver l’assimilation des propos de notre collègue parquettier à la notion de « termes forts », notion cousine de l’expression qui « offense, heurte ou dérange », garantie par l’article 10 de la Convention, telle que rappelée par la Cour dans l’arrêt Koudechkina c. Russie.

Le tribunal indique encore que l’affaire évoquée dans cette tribune « fait partie du domaine public » et que rien n’y est révélé qui n’ait été déjà largement médiatisé en sorte que le reproche de « divulgation » d’informations sensibles ne tient pas. C’est de bon sens en effet. Rappelons que dès le 12 janvier 2019, à la suite de la décision du parquet général de former appel de cette décision d’acquittement, Le Soir rendait publique la réaction du porte-parole de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés selon qui : « Alors qu’il s’agissait d’un jugement d’apaisement, rappelant que la solidarité n’est pas un crime, l’appel du procureur général, derrière lequel il est difficile de ne pas voir de pressions politiques, en revient à jeter de l’huile sur le feu de la mobilisation citoyenne qui n’en sera que d’autant plus forte »[30].

S’il faut évidemment saluer cette décision, il est toutefois permis de regretter qu’elle n’ait pas clairement indiqué que les mots de ce substitut - « administration au petit pied » -, couplés au grief d’incapacité génétique de ses collègues à douter, étaient en soi offensants et qu’ils auraient peut-être mérité un débat en interne, au parquet de Bruxelles. Le reconnaitre explicitement et, dans le même temps, leur appliquer les garanties de l’article 10, au regard de la base factuelle qui les fondait, aurait permis d’appliquer en Belgique, avec moins d’approximation – ou de prudence ? – le vertueux enseignement de l’arrêt Koudechkina c. Russie[31].

 4. Conclusion

La question de la libre expression des membres du pouvoir judiciaire doit être considérée comme acquise. Elle est essentielle en démocratie ; mieux elle relève à l’évidence d’un objectif : celui de la sauvegarde de l’impartialité et de l’indépendance de la justice mais aussi du respect et de la pérennité de l’État de droit, on l’a compris à la lecture des différents textes qui ont été examinés.

Revendiquée contre certaines autorités hiérarchiques et/ou contre les gouvernants, elle est indissociable d’une capacité de questionnement, de critique et d’insoumission nécessaires dans le chef de chaque magistrat, qui doit nécessairement s’émanciper des craintes, des compromissions et autres connivences de confort pour véritablement assumer le rôle de levier du débat et de la disputatio qui caractérisent l’office de la justice, au seul service des citoyens et des fondamentaux, en interne ou dans l’espace public peu importe qu’elle s’inscrive dans le champ de « la politique ».

Autant que de l’importance de ses budgets et du respect du droit applicable, l'indépendance de la justice est ainsi également le fait d’une forme d’indocilité, vertueuse, des juges.

Elle est loin d’être acquise, on l’a compris, et nécessite lorsqu'elle est menacée, un courage, une maturité et une faculté d'indignation à la hauteur de la gravité des atteintes qui sont actuellement portées à l’institution judiciaire, partout dans le monde occidental.

Elle doit être véritablement inculquée et s’entretenir comme un muscle ou une hygiène de vie. C’est dire toute l’importance de la sélection et de la formation continue des magistrats.

Manuela Cadelli

Juge

Autrice de La légitimité des élus et l’honneur des juges

[1] CEDH, Baka c. Hongrie, 23 juin 2016, §168.

[2] Voyez l’avis donné quant à ce projet par le Syndicat de la magistrature français https://www.syndicat-magistrature.fr/notre-action/independance-et-service-public-de-la-justice/deontologie-statut-droits-des-magistrats-evaluation/2623-liberte-dexpression-des-magistrats-silence-dans-les-rangs.html

[3]     www.csj.be/sites/default/files/press_publications/o0023f.pdf.

[4] Je souligne.

[5]     p. 12.

[6]     p. 21 et 22.

[7] La Cour indique qu'elle n'a jusqu'ici encore eu à connaître d'aucune affaire dans laquelle un fonctionnaire aurait divulgué des informations internes. La version anglaise de l'arrêt utilise les termes de whistleblower et whistleblowing, traduits dans sa version française par « dénonciation d'une conduite illégale ou illicite ». C’est donc bien la notion de lanceur d’alerte au sein du monde judiciaire qui est appliquée par cet arrêt.

[8] Je souligne.

[9] Selon la Cour, un recours interne au milieu professionnel devrait d’ailleurs et par priorité être aménagé, ainsi que des canaux externes et indépendants susceptibles d'en palier l'ineffectivité. Le recours à la presse serait toutefois justifié, si de tels canaux sont défaillants. Et d’ajouter que la perspective de ternir l'image de l'institution ou d'entamer la confiance du public – argument prisé jadis par les institutions hiérarchiques – n'est pas recevable à empêcher la prise de parole et le débat.

[10] Sur ce point particulier, voy. Manuela Cadelli, « Du devoir de réserve aux vertus d’indignation et de courage », J.T., 2013, p. 298 ; Radicaliser la justice - Projet pour la démocratie, Samsa 2018, « Resituer le devoir de réserve à sa juste place », p. 279 et ss. ; D.Vandermeersch et P. Mandoux, « Le point de vue du magistrat », in Le devoir de réserve : l’expression censurée ? , Bruylant 2004, p. 36 et ss.

[11] Précisément, lorsque l’expression des magistrats s’analyse sous l’angle de l’article 6, § 1, de la Convention, c’est leur devoir de réserve qui, selon la Cour, impose généralement aux magistrats la « plus grande discrétion (…) afin de garantir leur image de juges impartiaux », aux yeux des justiciables. Et d’ajouter dans l’arrêt Buscemi c.Italie du 16 septembre 1999, que sous cet angle qui leur impose de garantir l’impartialité de leur office, « cette discrétion doit les amener à ne pas utiliser la presse, même pour répondre à des provocations » (§ 67).

L’on sera attentif au fait que cette exigence de « discrétion maximale », attendue légitimement par le justiciable, a été étendue, depuis l’arrêt Di Giovanni c. Italie prononcé le 9 juillet 2013, aux opinions critiques qu’un magistrat pourrait émettre à l’égard d’un de ses collègues. La Cour l’a redit dans un arrêt Panioglu v. Romania prononcé le 8 décembre 2020 qui concernait l’expression d’une magistrate à la cour d’appel de Bucarest sanctionnée pour avoir mis en cause la réputation et la moralité de la présidente de la Cour de cassation, ancienne procureure sous le régime communiste. Ici aussi, cette discrétion, précise la Cour, doit les convaincre de ne pas s’exprimer dans la presse, même pour répondre à des provocations. On notera cependant que dans ces deux affaires, les critiques émises dans les médias par les requérantes avaient été considérées par les juridictions internes comme dénuées de toute base factuelle. L’obligation de « discrétion maximale » semble dans un tel contexte relever du bon sens, voire d’une élémentaire éducation.

[12] Au terme d’une longue analyse factuelle et chronologique qui démontre le lien – contesté par le Gouvernement hongrois– entre la cessation prématurée de son mandat et les propos tenus, la Cour considère « comme le requérant que la cessation prématurée du mandat de l’intéressé était due aux opinions et aux critiques qu’il avait exprimées publiquement à titre professionnel » (§ 151) et conclut dès lors « que la cessation prématurée du mandat du requérant à la présidence de la Cour suprême a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention » (§152).

[13] Aux §§158 à 176. Alors qu’elle rappelle au §157 que « lorsqu’il a été démontré qu’une ingérence ne poursuivait pas un « but légitime », il n’est pas nécessaire de rechercher si elle était « nécessaire dans une société démocratique » (Khoujine et autres c. Russie, no 13470/02, § 117, 23 octobre 2008) ».

[14] §159 « La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun ».

[15] §171

[16] Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, je souligne.

[17] §167

[18] La Cour renvoie aux principes sur l’inamovibilité des juges qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 6 § 1 – arrêts Fruni c. Slovaquie, no 8014/07, § 145, 21 juin 2011, et Henryk Urban et Ryszard Urban c. Pologne, no 23614/08, § 53, 30 novembre 2010 –, les textes internationaux et les textes du Conseil de l’Europe – paragraphes 72 à 79 et 81 à 85 de l’arrêt – et, « mutatis mutandis, l’arrêt Commission européenne c. Hongrie de la Cour de justice de l’Union européenne – 8 avril 2014, cité au paragraphe 70  –, qui concernait la cessation anticipée du mandat de l’ancien commissaire à la protection des données ».

[19] §168. Le CCJE a adopté en novembre 2010 une Magna Carta des juges (principes fondamentaux), au paragraphe 3 duquel la Cour renvoie.

[20] Je souligne.

[21] Contra C. Matray, « Verve ou réserve du juge, (obs. sous Cour eur. D.H., Gde Ch., arrêt Baka c. Hongrie, 23 juin 2016) », R.T.D.H., 2017, n° 109, p. 238. L’on peut déplorer que la décision analysée reprenne ce terme de « désacralisation » dans une formule maladroite – « Au fil de sa jurisprudence, la Cour européenne des droits de l’homme a désacralisé le magistrat » et totalement inappropriée car elle donne à penser une forme de « dés-institutionnalisation » doublée d’une sorte de religiosité dont la parole se départirait. La parole des juges est au contraire dans le contexte analysé intrinsèquement liée à la disputatio propre aux institutions régimes démocratiques.

[22] Jean-François Funck, “Libre expression des magistrats : une garantie pour la démocratie », J.T., 2020, p.578.

[23] Je souligne.

[24] no 76521/12.

[25] Je souligne.

[26] no 63029/19.

[27] N°16916/21.

[28] Cass., 14 mai 1987, R.C.J.B., 1987, pp. 528 et s., et note J. Verhoeven, « Droits de l'Homme, discipline et liberté d'expression : Le droit du juge à un procès équitable » ; sur cet arrêt, voy. également A. De Nauw, « La liberté d'expression du judiciaire à l'égard du politique », in Liber Amicorum Paul Martens. L'humanisme dans la résolution des conflits. Utopie ou réalité ?, Bruxelles, Larcier, 2007, pp 887-888). Notons encore qu'en 2000, X. de Riemaecker et G. Londers déduisaient toujours du devoir de réserve, l'obligation pour les magistrats désireux de s'exprimer dans les media d'obtenir l'assentiment de leur supérieur hiérarchique (Statut et déontologie du magistrat, Bruxelles, La Charte, 2000, p. 353), à tort évidemment et à l’encontre du droit européen, notamment.

[29] Je souligne.

[30] https://plus.lesoir.be/200214/article/2019-01-12/le-parquet-fait-appel-du-jugement-dacquittement-des-heb ergeurs-de-migrants.

[31] Pour une critique de la motivation de ce jugement, dont l’analyse ne semble pas à la hauteur de l’enjeu, alors inédit en Belgique : Manuela Cadelli, « Un blâme mal mis (à néant), (obs. sous Tribunal disciplinaire francophone, 4 octobre 2019), J.L.M.B., 1/2020, p. 22 à 37.

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