Du vivant inscrit dans le marbre
- 12 juil. 2018
- Par Manuela Morgaine
- Blog : Le blog de Manuela Morgaine

Comme dans le même instant surgissent deux textes de force majeure qui dans le creux de la vague de notre monde, en font surgir un nouveau qui augmente à jamais notre champs visuel et notre capacité à espérer.
Après – pour ne citer que quelques titres - Un Ciel de traîne, Naissance d’un pont, A ce stade de la nuit, et plus récemment Réparer les vivants et après nous bouleverser au cœur, au corps, à l’organe du vivant, Maylis de Kerangal livre ces jours-ci un prologue à l’opéra de Purcell DIDON ET ÉNÉE dans lequel elle offre un chœur lancinant à la chanteuse malienne Rokia Traoré *
« Et j’ai vu la nuit se refermer sur moi.
Alors, j’ai retourné les hommes,
Détourné les bateaux.
Égarée, j’ai prétendu tout connaître du ciel.
Vulnérable, j’ai outré ma force.
J’ai promis une cité, des femmes, des fêtes, des terres grasses et des sources claires.
Ils se méfiaient de moi, ils vomissaient ma peur.
Mais ces anciens ennemis sont devenus les miens,
J’ai trahi mon sang, je me suis exilée. »
Comme en écho au chant profond de Rokia Traoré Né So (Maison) écrit en 2015 pour imprimer la mémoire de cinq millions réfugiés et exilés.

C’est à tout cela que je pense quand j’écoute Rokia Traoré dire ce Prologue qui à la fois ouvre toutes les plaies de l’univers et les referme, les enveloppe dans une salive de dignité.
C’est bien l’OUVERTURE avant tout qui s’écrit, se parle et se chante.
Voilà que la femme, l’écrivain salue avec Rokia Traoré et le chœur et les chanteurs et tous, voilà la fresque qui se dessine devant moi de très loin où je suis placée, là encore c’est comme une vision pariétale, une grotte qui m’apparaît. Voilà, en robe blanche tachetée immémoriale. C’est pour de vrai mais cela ressemble à de la peinture, déjà la robe, les visages effacés, les couleurs, on y vient, c’est que ce prologue de Didon et Enée vient annoncer un roman à naître à la fin de cet été, le prologue est aussi celui d’Un monde à portée de main.*


Le roman à paraître s’ouvre par un objet de méditation, un kōan, une aporie qui se demande : « Le vent fait-il du bruit dans les arbres quand il n’y a personne pour l’entendre ? »
Et ce n’est que pour mieux faire entendre le vent, le souffle de la création et des corps dans le silence – le vent n’est-ce pas l’amour ? - que pour mieux tendre le châssis d’une toile blanche qui fait figure de monde là encore sur lequel va s’inscrire la manière de représenter, de se représenter, la manière de faire vibrer en vrai et en images, le vent s’il le faut, pour qu’il puisse bruisser à travers la toile ou la fresque, qu’au fin fond d’une grotte de la préhistoire, les grands et petits animaux peints puissent continuer de recracher la poussière du temps qui anéantit leurs formes, que le vent agisse comme un pinceau, qu’il y ait des témoins ou pas, que le vent souffle et fort du moment qu’il existe et qu’il se représente ou fasse du bruit.
S’il fallait raconter l’histoire du livre, ce serait d’une phrase une seule pour ne rien en dire ou le moins possible : Paula apprend l’art de faire du faux, bois, marbre, toutes formes faisant partie de la nature ; Jonas lui aussi ; et cette exploration passionnelle de la matière poussée à son extrême les entraînera jusqu’à la grotte de Lascaux, révèlera l’amour et la conscience, offrira un nouveau centre de gravité. Rien n’est dit, tout est dit.
Parce qu’avant tout, comme dans les livres qui précèdent, ou comme au chœur de ce prologue de Didon, c’est de l’écriture, de la représentation dont il s’agit avant tout. Comment un être humain devenu artiste, ou artiste de naissance comme on est aveugle ou sourd de naissance – là ce serait le contraire, ce serait la claire -voyance, la claire-entendance - , est capable de pousser à ce point une vision et faire qu’on éprouve viscéralement ce qui se lit sous nos yeux, la page, qui comme le vent, même si personne n’est là pour l’entendre, s’entend parce qu’il existe. Là c’est la vision du monde qui existe, qui fait illusion à tel point qu’on la sent, comme la voix murmurante de Rokia Traoré, le geste de peindre on l’entend, la térébenthine est obsédante, on en a plein ses vêtements, les veinures du marbre, celles du Cerfontaine précisément, on est dedans, comme avalé dans le torrent veineux, au point que dans ce torrent, emporté, on remonte le temps jusqu’à la grotte de Lascaux, pour de vrai c’est comme ça et pas autrement :

Pline l’Ancien raconte que le peintre Zeuxis peint une coupe de raisins avec tant de vérité que des oiseaux vinrent les becqueter à même la toile.
Je veux croire qu’il est donc possible de refaire le monde dans ces conditions. Qu’il est possible de le faire entendre, dans ces conditions, même si personne n’est là pour l’entendre, qu’on peut créer les conditions pour qu’un cri soit poussé et entendu, qu’une demande d’asile soit respectée et entendue, qu’un geste d’écrivain et de peintre puisse compter autant qu’une frontière et alors l’abolisse et ouvre tout davantage, parce que dans ces conditions, dans ce cas précis, je veux dire si c’est écrit ou peint donc pas pour de vrai, alors tout est possible, le monde est à portée de main et la force est outrée, plein ouest en direction du soleil, et ce n’est plus les morts qu’on inscrit dans le marbre, mais bien les vivants sortis des vagues.
Manuela Morgaine
Depuis le cœur – 11 juillet 2018.
*L’opéra se joue en ce moment au Festival d’Aix en Provence jusqu’au 23 juillet 2018.
https://festival-aix.com/fr/evenement/didon-et-enee
https://festival-aix.com/fr/medias/interviews-rokia-traore-maylis-de-kerangal
* Un monde à portée de mains de Maylis de Kerangal, Editions Verticales, sortie le 16 août 2018. http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Verticales/Verticales/Un-monde-a-portee-de-main
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