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Billet de blog 10 juin 2024

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Lettre ouverte, écrite en avril 2022 ... ou juin 2024... ou...

Naguère, j'adressai à mes "collègues" du lycée professionnel où j'enseigne, cette Lettre ouverte. A tort ou à raison, je souhaiterais que cette Lettre puisse être lue des lecteurs de Mediapart. J'y cause FN, Macron. Mais (peu politicien) j'y cause surtout novlangue, et rêves captés (à la source, comme les impôts).

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Entre deux tours (de manège)…

 « Il y a trop de Nord en moi pour que je sois l’homme de la pleine adhésion. »

André Breton

« Dans les foires on montre aux hommes des animaux savants, alors que c'est les animaux que l'on devrait mener à ce spectacle. »

Ernst Moerman

  Cher(e)s collègues,

  Ceci n’est pas un tract. Que l’honneur me soit fait que vous puissiez recevoir cette « lettre ouverte », écrite à la diable, dans l’urgence de la situation, comme une marque de respect et d’estime pour vous tous, que j’apprécie, d’être hommes et femmes de raison, ainsi que de fort sympathiques « compagnons de galère ».

  Pas la peine de décrire un paysage qui n’est pas tant dévasté (la dévastation viendra) que remué de fond en comble. Chacun d’un doigt accusateur peut bien montrer de quelles contrées, à son avis, souffle la rafale qui fait à ce point trembler nos « certitudes » – chacun peut bien disputer à l’autre le droit, légitime, de savoir mieux que lui d’où vient le vent mauvais : ce qui me stupéfie, c’est qu’il n’est plus personne pour dire que le vent souffle dans la bonne direction. Qu’il soit dit que plus personne ne peut se targuer d’être, face à l’autre, un donneur de leçons, non plus qu’un éclaireur (vous excuserez, donc, ou pas, ce que ces propos pourront sembler se teindre parfois de ce ton-là).

  Ce qu’alors ici je voudrais exprimer, c’est mon propre désarroi – que je crois partagé par quelques-uns d’entre vous. Il me semble que l’un des faits les plus douloureux de notre temps, c’est bien la disqualification faite d’emblée à l’expérience individuelle et collective, au profit des expertises, dont l’intérêt, qui est réel (bien que de plus en plus d’expertises virent à la confusion, quand elles ne sont pas discréditées par la connivence de l’expert avec des intérêts de « classe », dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils s’exhibent sans pudeur) – dont l’intérêt dis-je ne peut aller jusqu’à se substituer au compte rendu, intime, de ce que chacun réellement vit, réellement expérimente et ressent. Y compris dans ses rêves – ses cauchemars.

  Il y a un livre extraordinaire, intitulé « Rêver sous le IIIème Reich », écrit par Charlotte Beradt, laquelle collectionna en son temps les rêves de ces citoyens allemands qui, dans les années 1930, eurent à vivre dans l’Allemagne nazie (y compris des « sympathisants »). Livre extraordinaire, oui, de jeter une lumière crue sur ce qui s’éprouva réellement dans les consciences déchirées, de ces femmes et ces hommes dont le premier sentiment, s’exprimant dans leurs rêves, fut, on ne s’en étonnera pas, une peur intense, viscérale, incommensurable.

  De ce sentiment s’accroissant de peur nous sommes pleins nous aussi : peur que Le Pen n’accède bientôt au pouvoir ; peur symétrique qu’avec Macron, Le Pen ne se voie octroyée quelques années, ou mois, supplémentaires, histoire d’affûter son argumentaire et d’additionner les ralliements. S’installant encore mieux.

  Peurs conjoncturelles ; mais j’y vois bien autre chose. Il y a bien sûr l’emploi, qui manque, ou ne rémunère pas assez, les discriminations, le « management » par la peur ; le laisser-aller des conversations numériques qui font de l’injure une ponctuation ; l’automatisation dont le « meilleur » est dans l’humiliation qu’elle crée, chez ces êtres humains incapables d’être « à la hauteur » de ces machines qui ont, depuis longtemps, cessé de faire rêver (les évangélistes transhumanistes à part).

  Mais il y a aussi – pas assez dénoncés selon moi (en tout cas pas sur les tribunes, et pour cause) : d’une part la captation de l’imaginaire par des spécialistes du divertissement, captation qui ne date pas d’hier mais qui s’accélère, d’être munie de systèmes optiques et sonores agrippant, comme des pinces à sucre, le cerveau, pour dissoudre ledit cerveau dans une réalité virtuelle dont toute la folle entreprise est d’exterminer la réalité ; d’autre part l’appauvrissement (parallèle à l’élimination physique de tant d’espèces végétales et animales) du vocabulaire, plus inquiétant encore que la pourtant effarante mise à l’index de l’orthographe ; son appauvrissement, c’est encore peu dire : une dévitalisation programmée, que le « rap » omniprésent (dont je n’ai pas ici à apprécier la valeur), au lexique surchauffé, traduit, par contraste pourrait-on dire, un peu comme ces zones de surchauffe traduisent non tant le « dérèglement climatique » (euphémisme), qu’un sauve-qui-peut généralisé (comme si chaque élément, vivant comme non-vivant, ne trouvait plus d’issue que dans la brutalité, l’extrême état de sa condition : non par choix, mais par nécessité).

  L’admirable raison qui régit si admirablement le monde de la technique n’y peut rien ; si Le Pen est aux portes du pouvoir, c’est aussi bien qu’un conte noir, comme beaucoup de contes, se raconte depuis tant de temps ; se raconte comme on ressasse, sans trouver d’échappatoire, un ressentiment.

  Qu’on le veuille ou non, l’homme se nourrit de poésie ; je ne parle pas de la poésie pour professeurs de français (lesquels du reste s’y intéressent assez peu) : je parle de ce qui fait que monsieur X (ou madame Y) est aussi un être lyrique. Qui n’hésite pas à chanter sous sa douche ; hélas : peut-être plus que sous sa douche, et encore : pas très fort. « Les mots des pauvres gens » chantait, admirable, Léo Ferré : où en sont, dites-moi, ces « mots-là » ?

  Le désarroi vient ainsi, je crois, non seulement de causes objectives, mesurables (ainsi du fameux déclassement) mais aussi de la propagation, comme par ondes concentriques, jusque dans nos rêves, de la novlangue politico-administrative. Novlangue chère à l’immense Orwell, dont la pensée, du reste, vaut bien mieux que 1984 (cf. les « essais » divers).

  Nos jeunes sortent de là (et aussi bien les moins jeunes…) : de ce désastre préparé de longue date dans les officines politiques, par et pour la Guerre froide. Ils sont les enfants pris en otage, non de « grévistes preneurs d'otages » (exemple canonique d’expression politicienne, crapuleuse) mais de « stratèges » qui, férus de prédation, économique et symbolique, symbolique pour que se fasse d’autant plus facile, et efficace, la prédation économique –férus de prédation, oui, comme d’autres de poésie, n’ont cessé de viser à la Langue (comme on dit : à la tête).

  Trump-La-Mort, pour ne prendre qu’un exemple de champignon mortel qu’on jugeait exotique, mais dont les spores semblent, dans le sol lessivé de nos consciences en proie à la peur d’à peu près tout et d’à peu près tous, s’implanter le mieux : Trump-La-Mort – que n’a-t-il eu de cesse de viser la Langue ? Mais il est vrai qu’à force de doubles discours, de promesses non tenues, son prédécesseur lui aura assez bien facilité la tâche (Obama grand amateur de drones : politique démocrate virtuelle, qui a ouvert la voie à la virtualisation de la « vérité », qui est le propre de Trump).

  Pas de secours donc, si ce n’est, déjà, de ne pas nous appauvrir nous-mêmes, en cessant de délocaliser nos pensées, nos rêves : retrouvons souveraineté, oui, mais d’abord de notre Langue. (A bas l’injonction bureaucratique de substituer à l’expérience, fût-elle « dans l’erreur », les statistiques, qui n’ont que le droit d’être à leur place : dans le ventre froid des ordinateurs).

  Une fois qu’on a dit que le programme de Le Pen est « économiquement inapplicable », alors que, me semble-t-il, il était jusqu’à présent « moralement inacceptable » : on abaisse la valeur des échanges, on ne tient pas compte de ce que, si on prend intérêt à vivre, c’est d’abord par la valeur ajoutée que la sensibilité humaine apporte au monde. Seulement, on voit bien que cette valeur-là, dont la défense devrait suffire (elle a semblé suffire en 2002 – tant Le Pen père incarnait alors la mort de toute « civilité », la barbarie suffisante, vociférant son plaisir ignoble) – aujourd’hui que l’économisme l’a affaiblie, presque réduite à zéro : que voulez-vous que l’on dise ?

  L'affreux dilemme selon moi c’est qu’il y a d’un côté un candidat pour qui cette « valeur humaine » est mesurable (par l’économisme dont il est le zélé représentant), alors que celle-ci se trouve, par définition, rétive à toute quantification ; d’un côté ce candidat-là (monsieur M. bien sûr), et, de l’autre, une candidate pour qui la « valeur humaine » des uns vaut beaucoup plus que celle des autres. Pour les deux en somme : rien que du « quantitatif ».

 Comprenez ; je ne mets pas l’un et l’autre « sur le même plan » ; je parle de cette question à quoi, quelle que soit la tournure des faits, nous ne pourrons éviter de nous confronter : si, en raison d’une langue et d’une pensée déboussolées, incapables de nous aider à nous situer (ne serait-ce que par rapport à nos propres rêves), à cela s’ajoutant un empoisonnement des corps (et des esprits) contre quoi le « bio » semble à peu près aussi efficace qu’une rose contre le canon pointé d’un tank ; si, donc, la valeur humaine est à ce point réduite à rien, ou si peu, qu’elle en devient tristement quantifiable, et si, in fine, on ne nous offre à choisir qu’entre une lutte incessante des uns contre les autres, maquillée en sourire commercial (Macron himself), et une haine crue, s’exhibant sans façon (ainsi le FN d’être, aussi bien, l’enfant morveux de l’exhibitionnisme ambiant), et si, bien sûr, le secours de la foi ne peut être généralisé (temps modernes obligent) : par quoi ; comment ; par quel miracle redonner valeur vraie à la valeur humaine ?

  Sur ce – Front ou pas Front, relisons, par exemple, Thoreau, et sa désobéissance civile : on en aura peut-être besoin ; si c’est pas bientôt, ce s’ra pour plus tard.

  Très cordialement,

 Manuel Anceau

 (Le 5 avril 2022).

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