L'ouvrage du Dr Ali Moussa Iye et Prof. Augustin F.C. Holl : « Au-delà du mimétisme : le potentiel des systèmes endogènes de gouvernance africains » se présente, à première vue, comme un pavé dans la mare des études postcoloniales. Son titre seul est un manifeste : un rejet catégorique de l'héritage institutionnel occidental et un plongeon audacieux dans les archives politiques et sociales de l'Afrique précoloniale. L'ambition est noble, nécessaire même, mais le chemin qu'il emprunte est semé d'embûches conceptuelles et de pièges méthodologiques qui méritent une critique sévère, non pour nier son projet, mais pour en éprouver la solidité.
I. Une architecture littéraire entre récupération épique et tentation utopique
D'un point de vue littéraire, l'écriture de l'ouvrage est un curieux mélange de rigueur académique et de lyrisme militant. Les deux auteurs usent d'une langue souvent belle, chargée de métaphores organiques – la gouvernance comme "arbre aux racines profondes" plutôt que comme "machine importée". Cette approche est doublement efficace. Elle suture la rupture traumatique de la colonisation en créant une narration continue, presque épique, où le passé n'est pas une relique mais un réservoir vivant.
Cependant, cette force narrative est aussi sa faille la plus évidente. Le livre tombe souvent dans le piège de la pastorale politique. Les sociétés Ashanti, du Royaume du Kongo, ou du système Gacanda du Rwanda sont décrites avec une telle ferveur qu'elles en deviennent des cités idéales, harmonieuses, où le consensus prime toujours sur la coercition. La littérature, ici, est mise au service d'une nostalgie constructive, mais une nostalgie tout de même. Où sont les conflits de succession, les abus de pouvoir des conseils d'anciens, les exclusions des castes inférieures, les limites de la démocratie directe dans les sociétés à grande échelle ? L'écriture, en gommant ces aspérités, construit un objet de désir plus qu'un objet d'étude. Elle verse dans un romantisme politique qui, s'il est galvanisant pour l'esprit, est dangereux pour l'analyse.
II. Le piège philosophique de l’authenticité essentialiste
Philosophiquement, la thèse centrale de l'ouvrage repose sur une opposition binaire et peut-être trop commode : le mimétisme (mauvais, occidental, froid, individualiste) contre l'endogénéité (bonne, africaine, chaude, communautaire). Cette dichotomie est le point le plus vulnérable de l'argumentaire.
En essentialisant "l'être africain" et sa forme de gouvernance idéale, les auteurs commettent l'erreur qu'ils dénoncent. Le projet décolonial vise à se libérer des carcans, pas à en forger de nouveaux. Postuler l'existence d'une "âme africaine" gouvernante, unique et homogène, est un contresens historique et philosophique. L'Afrique précoloniale était un foisonnement de modèles politiques radicalement différents : empires centralisés, chefferies segmentaires, cités-États, sociétés acéphales. Les amalgamer sous la bannière commode de "l'endogène" revient à nier cette splendide diversité.
De plus, la critique sévère du mimétisme frôle parfois un anti-universalisme radical qui pose problème. En rejetant en bloc des concepts comme les droits de l'individu, la séparation des pouvoirs ou la représentation électorale sous prétexte qu'ils sont "occidentaux", on jette le bébé avec l'eau du bain. Ces concepts, bien que historiquement formulés en Europe, peuvent être retravaillés, réappropriés et hybridés. La philosophie doit ici interroger : où s'arrête le mimétisme et où commence l'hybridation créatrice ? L'ouvrage, en faisant de l'endogène un purisme, ferme la porte à cette dialectique fertile et se condamne à une forme d'autisme intellectuel.
III. L'Illusion sociologique : La gouvernance hors de l'Histoire
L'analyse sociologique proposée pêche par un idéalisme anhistorique. Extraire des systèmes de gouvernance du XVIIIe siècle pour les proposer comme solutions au XXIe siècle ignore la transformation radicale des sociétés africaines.
. Démographie : Le système de consensus des anciens dans un village de 500 habitants est-il transposable à une mégalopole de 15 millions d'habitants, caractérisée par l'anonymat, la pluralité ethnique et religieuse ?
. Économie : Comment les modèles de redistribution et de propriété communale interagissent-ils avec une économie capitaliste globalisée, la dette souveraine et les investissements étrangers ?
. Structuration sociale : Le rôle des anciens, pilier de nombreux systèmes endogènes, est en crise face à la montée en puissance d'une jeunesse urbaine, éduquée et connectée, qui ne reconnaît plus nécessairement leur autorité légitime.
L'ouvrage traite ces systèmes comme des boîtes à outils techniques, mais ils étaient le produit d'un équilibre social, économique et culturel précis. Les réinscrire dans un contexte radicalement différent sans tenir compte de ces mutations, c'est risquer de créer des monstres institutionnels, des coquilles vides instrumentalisées par des autocrates modernes (on a déjà vu des dirigeants invoquer la "démocratie coutumière" pour justifier l'absence d'élections pluralistes).
La critique la plus féroce qu'on puisse adresser à « Au-delà du mimétisme : le potentiel des systèmes endogènes de gouvernance africains » n'est pas de se tromper de combat, mais de ne pas le mener assez loin.
1. Le risque de la folklorisation : En cantonnant les systèmes endogènes à un passé idéalisé ou à des questions subalternes (règlement de conflits locaux), on les neutralise. On accepte la "coutume" comme une curiosité culturelle tant qu'elle ne remet pas en cause l'architecture fondamentale de l'État-Nation moderne, lui-même une importation.
2. L'absence de matérialisme : La gouvernance n'est pas qu'une idée, c'est un rapport de force matérialiste. Qui contrôle la terre ? Les ressources ? La force de travail ? Tout projet de gouvernance qui n'ose pas poser ces questions en lien avec les structures endogènes (qui étaient aussi des structures de pouvoir et parfois d'exploitation) reste un exercice intellectuel vain.
3. La voie de l'hybridation critique : La véritable voie « Au-delà du mimétisme : le potentiel des systèmes endogènes de gouvernance africains » n'est peut-être pas un retour pur et simple, mais une créolisation institutionnelle. Il s'agirait de désosser à la fois le modèle occidental et les modèles endogènes pour en extraire les principes féconds : l'idée de délibération publique du Gbagna burkinabè, la recherche de consensus, la responsabilité des dirigeants devant leur communauté, et de les fusionner de manière critique avec les garde-fous de l'État de droit, des droits humains et des impératifs de la modernité technique.
Conclusion
« Au-delà du mimétisme : le potentiel des systèmes endogènes de gouvernance africains » est un livre crucial et frustrant. Crucial car il ouvre un champ de réflexion urgent et longtemps négligé. Il force à penser en dehors du cadre imposé et offre une puissante narrative de dignité politique.
Mais il est frustrant car il s'arrête à mi-chemin. Son romantisme littéraire, son essentialisme philosophique et son idéalisme sociologique l'empêchent d'être l'ouvrage radical et opérationnel qu'il prétend être. Sa plus grande faute est peut-être de croire que le remède à l'alienation mimétique est une pureté retrouvée. La véritable libération réside peut-être dans le courage de l'impureté assumée : puiser sans complexe dans tous les héritages, les bricoler, les triturer et forger, dans le chaos et le conflit, des formes politiques nouvelles, qui ne seront ni purement africaines, ni purement occidentales, mais résolument, et enfin, adaptées aux défis de leur temps. Le livre est donc moins une destination qu'une provocation salutaire, un point de départ indispensable pour une conversation bien plus difficile et plus ambiguë qu'il ne le laisse paraître. MQ