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Billet de blog 8 octobre 2025

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Devoir de réserve... ou de résistance?

Version courte disponible ici: https://blogs.mediapart.fr/maquis/blog/081025/devoir-de-reserve-ou-de-resistance

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13 mai 2025 : des personnels et usagers manifestent joyeusement pour une inclusion digne des élèves en situation de handicap dans les établissements scolaires de l’agglomération grenobloise. Tout au long du cortège, H. et G. , deux enseignants quinquagénaires sont suivis, photographiés puis finalement interpellés. Leur crime ? Avoir dénoncé sur une banderole en marge du cortège la complaisance du ministre de l’Intérieur M. Retailleau envers une manifestation ouvertement néonazie le 10 mai à Paris. Après 3h30 de garde à vue, H. et G. sont convoqués à une audience le 2 juin suivant. Ils en ressortent « blanchis ». L’affaire est classée, faute d’infraction. L’officier de Police judiciaire leur annonce pourtant que le Procureur transmet leur dossier à leur hiérarchie (Rectorat de Grenoble) pour sanctions administratives1

7 septembre 2025 : F. et son compagnon G. tendent une banderole de papier destinée à mobiliser les habitants de leur commune de la banlieue de Grenoble en vue de la journée de mobilisations du 10 septembre. F. et G. sont « virilement » entourés par 4 agents de la Police Municipale … qui leur avouent ne rien pouvoir constater d’illégal. Ils les gratifient pourtant d’un rappel à la loi. Quelques jours plus tard, F., enseignante, est convoquée par le Proviseur de son établissement qui, un peu gêné aux entournures, lui explique que son engagement semble poser problème.

9 septembre 2025. M. , enseignante syndiquée, est convoquée au Rectorat. Des parents d’élèves se sont émus de son activisme politique (hors-temps professionnel). Elle est rappelée à l’ordre par sa hiérarchie.

Avec ces 3 affaires, on passe de la maladresse isolée d’un supérieur zélé à l’affirmation d’une tendance véritable. Les frontières entre ministères et institutions publiques (Police, Éducation, Justice?) sont largement poreuses. D’autant que si des salariés de la fonction publique, plutôt « protégés » dans l’activité de leur pratique syndicale, sont ainsi traités on n’ose imaginer le sort de toutes celles et ceux, plus précaires, plus exposés, qui se risqueraient à défendre leurs droits.

Quel point commun entre ces 3 « affaires » en quelques semaines seulement ? L’invocation du nébuleux « devoir de réserve » des fonctionnaires. Il a déjà été montré 2 que le « devoir de réserve » n’a aucun fondement légal et que les agents de la fonction publique, soumis à une obligation de neutralité dans le cadre de leur activité professionnelle, bénéficient en retour de la protection de leur institution. Une loi de 1983 acte la fin du « fonctionnaire sujet » et l’avènement du « fonctionnaire citoyen ». En outre, le « devoir de réserve » semble bien s’appliquer à géométrie variable. Les zélateurs du néolibéralisme, système politique construit (nullement réalité immanente), sont eux à l’abri de tout accusation de parti pris. L’obsession idéologique de collaboration avec « le monde de l’entreprise », les juteux marchés privés3, la schizophrénie numérique (recours massif ou interdiction « sanitaire »?), l’installation de la concurrence de tous contre tous (établissements, disciplines, professeurs, élèves), la militarisation (fiasco du SNU puis service militaire volontaire) soulèvent peu d’interrogations, encore moins d’opposition dans l’Eduaction. Les dangereux propagandistes ne peuvent être que des activistes de gauche radicale, désormais explicitement assimilés à l’anti-France4. Éditocrates, philosophes autoproclamés, politiques autoritaristes, grands patrons mystiques : ils sont désormais cohorte à considérer que « L’extrême gauche et la gauche, c’est le mal 5». Or, le mal ne se combat pas, il s’éradique. Symptôme d’une polarisation croissante du jeu politique, les adversaires ne sont plus traités en tant que tels, mais comme des ennemis à empêcher de « nuire ».

Mais revenons au « devoir de réserve »… Comment a-t-il été compris par les fonctionnaires de police, de justice et les supérieurs hiérarchiques de H., G., F., et M. ? S’acharner à poursuivre des citoyens qui défendent pacifiquement, hors temps de service, des idées progressistes n’est il pas en soi un « engagement » ? Ce sont bien les censeurs qui dans ces 3 situations ont largement outrepassé leurs missions et prérogatives en réclamant des sanctions contre des militants n’ayant pourtant commis aucune infraction. Au grand dam de ceux qui y préférerait une justice arbitraire ou divine, le Droit est (encore?) une boussole de notre société. Pas pour tous cependant, car en termes de droit de réserve et d’exemplarité républicaine, Guillaume Prévost, secrétaire général de l’enseignement catholique, « se pose là »6. Il provoque ouvertement le ministère en revendiquant des pratiques illégales et en violant le principe de laïcité pourtant très à la mode dès lors qu’il s’agit de harceler administrativement un lycée musulman du Nord (Averroès). M. Prévost affirme donc « prier avec les élèves, c’est notre projet ». Il ajoute « Si un “Je vous salue Marie” est insupportable pour vous, c’est votre droit, mais alors il ne faut pas inscrire votre enfant dans un établissement catholique. ». Il n’a pas tort, mais il oublie de préciser que l’enseignement catholique est financé à 75 % par de l’argent public. Ici, pas de « liberté de choix » pour les contribuables. Plus grave, le programme EVARS est saboté. A l’heure ou tant de scandales de maltraitance éclatent dans des dizaines d’établissement privés catholiques, les diocèses, déjà coupables d’étouffer les affaires, préparent d’autres scandales en refusant que les dérives pédophiles puissent être identifiées et signalées par les élèves. Il ne s’agit plus là de « devoir de réserve » à respecter, mais de comportements répréhensibles et dangereux qui non seulement devraient être immédiatement sanctionnés administrativement mais tomber sous le coup de la loi. Mais au fait, quelle hiérarchie a rappelé à M. Prévost son devoir de réserve ? Aucune a notre connaissance et quand bien même cela serait le cas, il semble évident qu’il faudrait assumer publiquement ce « recadrage » républicain.

Mais laissons-là les enseignants et intéressons-nous à un autre corps de métier : la Police. Le 17 mai 2021, 35000 fonctionnaires (selon eux-mêmes) se rassemblent à Paris7 sous les fenêtres du Ministre de l’Intérieur de l’époque, M. Darmanin. Ce dernier - étrange conception du devoir de réserve minitériel- est présent ... parmi les manifestants censés dénoncer sa politique. Il n’est pas seul : Marie-Caroline Le Pen, Robert Ménard, Eric Zemmour, Jordan Bardella s’agitent devant micros et caméras. Plus inattendu, Anne Hidalgo, Olivier Faure, Yannick Jadot, Fabien Roussel affichent publiquement et médiatiquement leur soutien aux forces de l’ordre. Et, par leur seule présence, au mot d’ordre clamé haut et fort par un responsable d’Alliance, Fabien Vanhemelryck  : « Le problème de la Police, c’est la justice !». Cet épisode illustre un décalage évident entre des coups de boutoirs contre la liberté d’opinion des enseignants déjà cités et une tolérance extrême envers des fonctionnaires de l’Intérieur qui, non seulement piétinent leur devoir de réserve8 mais sont autorisés à protéger9 voire récompenser10 des assassins présumés. Un simple coup d’œil sur le site d’Alliance Police suffit à situer politiquement ce syndicat majoritaire du côté de l’extrême-droite11.

Chacun peut le constater : le curseur politique (mais surtout médiatique12) s’est nettement déplacé vers la droite ces dernières années. Il n’est plus inconcevable d’entendre un ministre de la République déclarer que « L’État de Droit n’est pas intangible, ni sacré 13». Dans ce contexte, tous les fonctionnaires, et en premier lieu ceux qui exercent une autorité hiérarchique, seraient bien avisés de réfléchir un peu. Il est tout à leur honneur de souhaiter être exemplaire dans l’exercice de leur mandat républicain, mais il faudrait voir à l’être « historiquement ». L’argument (récurent) selon lequel « si on tolère une parole de gauche, on s’expose à devoir accepter celle de l’extrême droite » est indigent. Il n’existe aucune symétrie entre un discours basé sur les valeurs « liberté, égalité, fraternité » et des idées réactionnaires confusionnistes avides de détruire les héritages progressistes de 1789, 1848, 1936 et 1945. La funeste réalité du régime du Vichy et de sa mécanique aveugle au service du projet nazi doit nous le rappeler. Plus près de nous, le basculement brutal de la société nord-américaine dans un mélange de néofascisme et de fanatisme religieux alerte.

Et si le rappel systématique du « devoir de réserve » n’était finalement qu’un encouragement à l’autocensure et à l’apathie ? Dans ce cas, les professeurs constituent des cibles idéales, mais seulement une première étape. Il est important de tenter de les disqualifier, d’affaiblir leur autorité légitime, de les épuiser dans des combats judiciaires coûteux et chronophages.. L’étape suivante (déjà entamée?) sera la révision contenu des programmes (exemples de Bolsonaro14, Orban15, Melloni, Trump … ), la docilité exemplaire, la résignation scientifique. Dans un monde où « le vrai est un moment du faux » , ou « la vérité, c’est le mensonge », le confusionnisme doit devenir la règle. Or, l’École (avec la Culture et les médias libres de pression économique et politiques16) reste le meilleur rempart contre une version post-réelle de l’obscurantisme. Les fonctionnaires de l’Éducation nationale ont une responsabilité particulière : celle de perpétrer la primauté de la justice sur l’arbitraire, de l’échange sur l’insulte, de la complexité sur le simplisme, du fait vérifié sur le ressenti, de la raison sur l’émotion. Bref, au risque d’être un peu grandiloquent, des Lumières sur un obscurantisme que l’on croyait - sans doute un peu naïvement - appartenir aux poubelles de l’Histoire.

Fonctionnaires17 quelle est votre priorité ? Le musellement de la liberté d’expression ou la vigilance ? Le devoir de réserve, ou de résistance ? Il ne s’agit pourtant pas (encore) d’être héroïque ou de se mettre en danger. Il suffit simplement (d’avoir le courage) de dire « non. 18 ». Et devinez quoi ? C’est plutôt bon pour l’estime de soi.

L’internationale fasciste, alliée objective des ultra-riches, a son agenda et place ses pions de façon impitoyable, brutale et condamne le présent mais aussi l’avenir19. Face à cette peste, nos armes doivent l’intransigeance, l’exemplarité, le courage … et la force du nombre, guidé par le défense de l’intérêt commun.

Saurons-nous (l’emploi du présent serait sans doute plus pertinent, tant le poison idéologique de l’extrême droite infuse déjà nos sociétés) réagir avant que le « devoir de réserve » ne devienne « impératif d’obéissance », au risque de ne plus avoir le choix de cautionner le pire ... ?

M@quis - 1maquis2@riseup.net

1Histoire complète à retrouver ici : https://lundi.am/Hippolyte-et-Gedeon-decouvrent-la-gardav

2https://www.monde-diplomatique.fr/2020/11/BONTEMPS/62425

3Dernier sandale en date : l’introduction à marche forcée d’un logiciel privé de comptabilité largement défaillant, qui n’aurait pas tenu 6 mois dans une entreprise « normale ». Voir https://snasub-lille.fr/eple/opale-chronique-dune-catastrophe-annoncee

4https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/12/13/l-arc-republicain-un-concept-destine-a-exclure-certains-du-champ-de-la-legitimite-politique_6205527_3232.html

5https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/02/18/pierre-edouard-sterin-et-francois-durvye-les-hommes-d-affaires-qui-aimantent-la-droite-et-le-rn_6551770_823448.html

6https://www.mediapart.fr/journal/france/230925/prier-avec-les-eleves-c-est-notre-projet-le-patron-de-l-enseignement-catholique-passe-l-offensive

7Cette mobilisation « classique » fait suite à d’autres initiatives plus « originales » comme des concerts de sirènes au pied du domicile d’élus de la république, réveillant des quartiers entier à nantes et Rennes. Pas d’inquiétude, aucune poursuite pour tapage nocturne ne sera engagée https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2020/12/18/apres-un-rassemblement-de-policiers-devant-son-domicile-la-maire-de-rennes-denonce-des-methodes-d-intimidation_6063883_1653578.html

8… et bien pire (voir, entre autre, les travaux et recensements du journaliste David Dufresne)

9https://www.lemediatv.fr/emissions/2025/le-tueur-de-nahel-libre-paye-et-protege-jusquou-ira-limpunite-SPYrDcNAR5SbKF6TkkYSTA

10https://contre-attaque.net/2023/11/15/le-tueur-de-nahel-en-liberte-et-millionnaire/

11https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/06/20/legislatives-2024-les-syndicats-de-policiers-peinent-a-maintenir-leur-neutralite_6241777_3224.html

12https://www.telerama.fr/debats-reportages/de-plus-en-plus-a-droite-les-francais-faux-pour-le-sociologue-vincent-tiberj-7022329.php

13https://www.franceinfo.fr/politique/gouvernement-de-michel-barnier/l-etat-de-droit-ca-n-est-pas-intangible-ni-sacre-pourquoi-les-propos-du-ministre-de-l-interieur-bruno-retailleau-font-polemique_6810349.html

14https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2018/11/17/au-bresil-jair-bolsonaro-lance-la-guerre-de-l-ecole_5384906_3222.html

15https://www.cafepedagogique.net/2025/06/26/les-5-marqueurs-discursifs-de-leducation-nationale-populiste/

16L’hypocrisie de Pascal Praud s’offusquant de la connivence entre Thomas Legrand et des socialistes parisien est éclairante. Il a lui-même dîné plusieurs fois avec le multicondamné Nicolas Sarkozy. Les néofascistes exigent ainsi de leurs adversaires qu’ils respectent des règles qu’eux-mêmes piétinent allègrement. C’est le propre de l’arbitraire.

17Et parmi vous les premiers d’entre eux, les préfets, dont certains « font du zèle et se retrouvent en contradiction avec les lois de la République » https://www.monde-diplomatique.fr/2025/09/BAQUE/68718

18Ou « i’d rather not to ».

19Les ravages d’un régime totalitaire ne disparaissent pas avec lui. Les peurs, les frustrations, les blessures, les douleurs, les névroses peuvent ensuite pendant des générations.

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