Le pain rassis ne sent rien. Le pain rassis perd son parfum. Seul le pain frais nous prodigue l’entêtement des notes grillées, de caramel; quand son cœur dévoile ses ferments alors au fond la fraîcheur de son eau se révèle.
Seul le pain frais réchauffe. Seul le pain frais exhausse les effluves de miel boisé venu des plaines de blé. Seul le pain frais et ses veines d’or jaune cernées de liseré brun flattent notre œil. Seul le pain frais nous contraint à le rompre sans attendre pour calmer la salive de l’appétit.
Seul le pain frais nous fait rougir face à nos frères à qui nous livrons les restes rescapés de notre gourmandise.
Seul le pain frais conserve les souvenirs de l’enfant libre, parti une pièce en poche, acheter l’indispensable.
Seul le pain frais se passe de main en main.
Et pourtant, vous ne trouvez pas que ça sent le rassis ?
Le rassissement du pain est un phénomène physico-chimique, lié à l'amidon, le composant principal du pain.
L'amidon dans le pain est initialement gélatinisé grâce à la chaleur et à l'humidité présentes lors de la cuisson. Ce processus de gélatinisation transforme l'amidon en une structure qui retient l'eau, et rend le pain moelleux et tendre.
Cependant, une fois le pain refroidi, l'amidon commence à subir un processus appelé rétrogradation. Il rassit.
Le pain rassis ne se rompt plus. Il se casse.
Le pain rassis sent-il si fort que nous en serions incommodés ?
Pourtant, ça sent le rassis.
J’en suis sûr. Sentez. La rétrogradation est en marche. Les cristaux se reforment et chassent l’eau. Nous durcissons.
Nos corps se durcissent, nos paroles se durcissent, notre regard se durcit. Le pain ne se multiplie plus.
Il ne s’est jamais multiplié. La magie n’existe pas. Enfin si, elle existe mais elle est faite d’illusions pour nous distraire. Le pain ne s’est jamais multiplié. Il s’est partagé.
Son parfum s’est évanoui. Nos corps s’assèchent, nos paroles s’assèchent, notre regard s’assèchent.
L’eau active les fragrances et offrent au courant d’air des notes subtiles dont notre mémoire garde à jamais les traces dans notre chaire.
Il n’était pas envisagé que nous durcissions. Nous aurions dû flétrir, ramollir, comme des légumes, des fruits. Mais rassir ?
Le pain rassis ne sent rien. Et pourtant, vous ne trouvez pas que ça sent le rassis ?
Mais rien n’est dit sur l’odeur du pain rassis.
Alors pourquoi ça sent le rassis ?
L’eau s’évapore. L’air sèche. Le temps s’enfuit, et le pain rassit.
Pourtant, ça ne sent pas le rassis partout.
Sur les sommets, sur les berges des fleuves, sous les embruns, ça ne sent pas le rassis.
Cette odeur va et vient depuis très longtemps. Elle se concentre à des endroits, se déplace, envahit les espaces vierges où s’abritent des hommes.
Ça ne sent pas le rassis tout le temps !
Mais nous perdons le goût.
Nos paroles sont sans goût, notre regard n’a plus le goût. Le pain a du goût.
Le pain frais a du goût. Le croquant de croûte brunie au goût de noisette, sa mie suave et sucrée, s’acharnent dans notre mémoire à nous rappeler que le pain frais a du goût.
Où est notre goût? Le goût des autres, le goût d’ailleurs, le goût d’autre chose. Ça sent le rassis.
Le pain rassis ne sent rien. Le pain rassit ne sent plus rien.
Alors, c’est pas le rassis que ça sent. Ça sent autre chose. Ça sent quoi ?
Ça sent rien. D’ailleurs, c’est pas avec notre nez qu’on sent ça.
C’est partout, c’est dans tout le corps. C’est autour de nous. Ça vient de nous. De l’intérieur. Ça s’appelle une émotion.
Ça sent le danger. Ça nous fait croire que nous sentons le danger. Ça s’appelle la peur.
La peur, c’est le contraire de la confiance.
La confiance nous quitte et la peur nous gagne. Et ça sent le rassis.