Je vous dois la sincérité. Dans cette chronique je n’arrive pas à discerner le voleur du volé. Tout commence devant mon écran, assis confortablement dans un canapé. Ou était ce un fauteuil ? En 2011, je crois. J’habitais Nantes. Ou était ce chez mes parents en Mayenne, dans le fauteuil inclinable de mon père face au téléviseur. C’est bien possible que ce soit ça. Oui, c’était en août 2011. Le 6, les émeutes du quartier de Tottenham sur écran plat à plasma 50 pouces de la salle à manger de mes parents emplissaient la pièce.
Légèrement assoupi dans la digestion d’un repas préparé par une mère qui a toujours cru que je mourrais de faim en son absence, je devais regarder d’un œil embué, le JT. Sur le moment, j’aurais été incapable de vous dire ce qui motivait les anglais à se battre avec la police, brûler les poubelles, et piller des magasins.
Mon œil ouvert fût capté par le zoom sur un homme en train de s’enfuir à travers une vitrine brisée avec un téléviseur écran plat dans les bras. Quand ai-je appris que les émeutes étaient la conséquence du meurtre de Mark Duggan, un jeune homme abattu par la police ? Je ne sais pas mais pas pendant le reportage télévisé.
Cette image, je l’ai revue à maintes reprises, et vous aussi. En 2014 et 2020 aux États-Unis, en 2018–2019 et 2023 en France, 2021 à Rotterdam et Bruxelles, en 2024 à Dublin, des meutes déferlent sur des zones commerciales, et les pillent.
En 2013 dans les scènes du film Word War Z de Marc Forster, pendant que la famille Lane se ravitaille dans un supermarché, un homme s’enfuit avec un téléviseur dans les bras. Le monde s’écroule, et il y a toujours un gars pour penser que le truc à posséder, c’est un téléviseur haut de gamme.
A ce moment-là, je me suis resservi du café.
Je dois vous avouer autre chose. Je suis hanté par Georges Bush. Enfin, plus exactement par une de ses déclarations. Celle d’après le 11 Septembre. Plus exactement celles du 27 septembre 2011 :
« I ask your continued participation and confidence in the American economy.
I encourage you to go shopping, to take your families out, and enjoy life the way we want it to be enjoyed. »
— George W. Bush, (Chicago). “Je vous demande de continuer à participer et à avoir confiance dans l’économie américaine.
Je vous encourage à faire du shopping, à sortir avec vos familles et à profiter de la vie telle que nous voulons qu’elle soit vécue. “
Dans ses discours, la compassion reste absente ou secondaire : il ne s’adresse presque jamais directement aux familles des 2 977 victimes. Le 14 septembre, il se rapproche de la population quand il se rend sur les ruines du World Trade Center. Mais son attitude, ses mots, son discours, son message sont ceux d’un guerrier qui rassemble une nation pour mener une guerre de vengeance. Pas de compassion.
Discours du soir du 11 septembre 2001, Bush parle à la nation quelques heures après les attentats : « Des milliers de vies ont été soudainement terminées par des actes de terreur délibérés et meurtriers. [...] Ces actes brisent l’acier, mais ils ne peuvent entamer l’acier de la détermination américaine. »
Discours de la Cathédrale nationale de Washington (14 septembre 2001) : « Nos responsabilités envers l’histoire sont claires : répondre à ces attaques et libérer le monde du mal. » Le ton devient biblique, le registre de la mission spirituelle. Il aura laissé 13 jours de deuil aux étasuniens avant de leurs rappeler qu’ils sont des consommateurs avant tout.
Que s’est-il passé ces 50 dernières années pour que nos revendications d’égalité et de justice sociale se transforment en vol de téléviseur ? L’homme croit en son destin individuel en dehors de la communauté de vie.
Allez, entre le café et le dessert je peux vous avouer qu’en 2015, j’avais hésité à m’inscrire dans un stage de survie. Rigolez. Oui, vous pouvez. Mais je ne l’ai pas fait. J’étais tenté mais quelque chose me dérangeait, sans savoir quoi. Parfois, je suis lent dans mes réflexions. Les choses mettent du temps à mûrir et m’apparaissent soudain, parfois des années après.
La marche est un déclencheur, elle me procure des révélations sur des sujets enfouis dont les réponses me viennent dans la fatigue de la montagne.
J’ai visionné des documentaires sur des individus qui lancent dans des projets de bunker. Quel génie, il est nécessaire de posséder pour pouvoir penser à tout. Et surtout être capable de réaliser tout ça.
Choix du lieu : réfléchir à la vulnérabilité (inondations, incendies, zones industrielles) et à l’accès (proximité d’un réseau, routes) — en termes généraux, éviter les zones à risque évident.
Protection : penser en priorité à la prévention (réduire les risques externes) : isolation contre l’humidité, ventilation saine, sécurité incendie, circulation d’air.
Autosuffisance : envisager des moyens d’assurer la continuité de l’eau, de l’alimentation et de l’énergie sur une la durée.
Simplicité et redondance : préférer des solutions simples et redondantes (plusieurs sources possibles pour l’eau, la nourriture, la communication).
Hygiène et santé : prévoir des stocks de médication de base, des fournitures de premiers secours et des moyens d’hygiène.
Ces 5 thèmes se déclinent ainsi
Eau potable (réserve) et moyens de purification.
Nourriture non périssable .
Trousse de premiers secours et médicaments usuels (antidouleurs, pansements, prescriptions personnelles).
Lampes, batteries, moyens de recharge portables — sans entrer dans le détail des installations électriques.
Radio à piles ou moyens de recevoir informations officielles.
Documents importants rassemblés (identité, assurances, contacts d’urgence).
Qui sont ceux capables de mettre en œuvre tout ça ? Des militaires, des aventuriers professionnelles, des logisticiens d’ONG, des ingénieur, des agriculteurs…qui ?
Entre 0,5 et 1% de la population !
Depuis un quinzaine d’année, je randonne modestement en montagne. Auparavant, j’ai partagé quelques expériences en bateau avec des finistériens de la côte nord. Cette précision géographique éclairera surtout les lecteurs voileux.
Une évidence commune à ces deux activités. Seul, tout devient beaucoup plus compliqué et dangereux. Une simple entorse, seul, à 2000 m d’altitude sur un chemin de randonnée, une appendicite sur un bateau en haute mer, peuvent être catastrophiques.
Notre vie et notre survie dépendent de notre capacité à collaborer.
Pour les fourmis, les termites, les abeilles, les loups, les dauphins, les primates, les microbiotes, l’évolution favorise les systèmes de coopération stable : les alliances, la symbiose, la communication.
Pierre Kropotkine, à la fin du XIXᵉ siècle, dans son livre « L’Entraide, un facteur de l’évolution » (1902), montre, à partir d’observations en Sibérie, que dans les milieux les plus hostiles, ce ne sont pas les plus forts qui survivent, mais les espèces capables de s’organiser, de coopérer et de mutualiser leurs ressources.
Kropotkine écrit : “Dans la nature, nous voyons que les espèces qui s’entraident sont les plus nombreuses, les plus prospères, les plus aptes à s’adapter.”
Alors où va notre homme avec son téléviseur dans les bras ? Où nous mènent les Bush et consorts avec leur exhortation à être, et demeurer de bons consommateurs quoiqu’il arrive ? Ils ne vont pas plus loin que, moi, dans mon fauteuil face à la télé. Alors j’éteins je vous dis aurevoir, et je vais faire la sieste.