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Billet de blog 1 février 2025

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Sur les controverses au sujet de la notion de "génocide"

Un texte d'il y a quelques jours de Vincent Présumey, animateur de la revue en ligne "Arguments Pour la Lutte Sociale" et du groupe de militants réunis autour de celle-ci. On trouvera après le texte intégral reproduit ci-dessous un lien pour accéder aussi à la riche discussion qu'il a suscitée sur Facebook.

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Vincent Présumey

29 janvier, 10:46  ·

Quelques débats sur le terme "génocide" montrent à mon avis que la référence à sa définition juridique codifiée par les Nations unies, souvent invoquée, ne clarifie pas, mais obscurcit profondément, les données du problème. Cette référence doit être, comme on dit, "contextualisée".

Le terme n'apparaît pas, contrairement à ce que croit la doxa actuelle, comme un terme purement juridique. Il est conçu par un juriste mais qui (comme tout vrai juriste) n'est pas qu'un juriste, le juif ukrainien Raphael Lemkin, dans un livre qui paraît en 1944, Axis Rule in Occupied Europe (le mot a été conçu par lui en 1943), œuvre majeure sur les catégories de génocide, de crime de guerre, de crime contre l'humanité, et d'actes de génocide, à distinguer d'un génocide effectué (une distinction "oubliée").

Si Lemkin s'appuie sur les massacres de masse de la majorité des Juifs d'Europe et d'une proportion considérable des Tsiganes, ainsi que, par la suite, sur le Holodomor dont furent victimes les Ukrainiens, il ne limite pas son emploi raisonné du mot aux massacres, mais s'en sert pour désigner la plupart des politiques d'occupation et d'administration nazie et propose explicitement de remplacer le terme de "dénationalisation" (et ses spécifications : germanisation, russification, assimilation coloniale ...) déjà existant par celui de génocide.

Cependant, le contexte et le fondement de son livre est bien le nazisme, ce qui fait que les orientations génocidaires repérées envers de nombreux peuples d'Europe, notamment les peuples slaves, y participent de la politique nazie globale culminant dans ce que l'on appellera plus tard la Shoah et le Samudaripen.

Ce flottement, présent - et c'est alors compréhensible - déjà chez Lemkin, s'inscrivait chez lui dans le contexte de l'analyse du nazisme. Il est généralisé en dehors de tout contexte dans la convention de 1948 et les textes subséquents :

"a) Meurtre de membres du groupe,

b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle;

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe;

e) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe."

Involontairement, mais de manière significative, la spécificité des exterminations est effaçable par cette "définition", qui peut - je ne dis pas qui doit, mais qui peut- conduire à voir de très nombreux génocides mais pas d' "exterminations" !

Génocides partout, exterminations nulle part !!!

Et à la limite, en tordant le bâton, on peut, mais on le peut bel et bien, se référer à tel ou tel mot de la définition dite "juridique" soi-disant rigoureuse, mais qui ne l'est pas, pour qualifier de "génocide" tout phénomène d'acculturation !

Or les exterminations totales ou partielles au XX° siècle; seuls phénomènes pour lesquels le mot "génocide" ne souffre aucune ambigüité, sont bien réelles, elles comportent au moins : la Shoah, le Samudaripen, le Holodomor, les génocides envers les Hereros, les Nama'a, les Arméniens, les Assyriens, les Bamilékés, les Tutsis ainsi que l'anéantissement de masse des Khmers par d'autre Khmers mais qui voulaient remplacer "l'ancien peuple" par le "nouveau peuple".

Cette liste que je présente ici est pensée sur des bases historiques et non juridiques, qui doivent être discutées, analysées et contextualisées dans chaque cas, mais ces bases concrète (et l'ampleur et le caractère systématique des massacres est un élément concret) précèdent et encadrent le juridique, lequel n'existe pas en soi, ce dont la conception même de la catégorie de "génocide"' par Lemkin a été une démonstration.

De plus, la catégorie d' "actes de génocide", non comprise en général, désignant une intentionnalité et un commencement, mais sans que le génocide soit effectif, n'a elle-même de sens qui si l'on entend par génocide "extermination". Ainsi le massacre de 8000 bosniaques par les milices grand-serbes sous l'œil passif des Casques bleus, à Srebrecina en 1995 et d'autres faits dans toute la Bosnie, furent un "acte de génocide" ou un commencement de génocide. Caractérisation historique, pas juridique puisque le texte de référence est flou.

De même, les enlèvements d'enfants et bien d'autres faits en Ukraine occupée sont des "actes de génocide". "Actes de génocide" est donc plus vaste que "génocide", mais quand leur quantité augmente, elle se transforme en ,qualité et on a un "génocide". Quand ? Il n'y a pas de règles à calculer pour cela : l'appréciation relève de la discussion étayée sur des faits.

Bien entendu, ne pas dire "génocide" mais "acte de génocide", "intention (ou dynamique, ou risque) génocidaire," et par ailleurs "crime contre l'humanité", n'enlève rien à la dimension répréhensible de l'acte ainsi désigné.

Dans l'entendement commun, "génocide" signifie extermination en référence à la Shoah. L'invocation de la définition juridique, en réalité floue, de l'ONU est donc un faux raisonnement, de bonne foi (paralogisme) ou non (sophisme) consistant dans l'emploi de l'argument d'autorité "juridique" pour imposer une représentation mentale signifiant "= Shoah", alors que le texte juridique mal délimité, et la représentation mentale historiquement fondées, sont deux choses bien différentes.

Appliqué à Gaza ou aux Palestiniens, cela donne bien entendu l'équivalence "Auschwitz = Gaza"". Hier encore, on m'a ici même expliqué doctement et en toute bonne foi que le retour des réfugiés chez eux, dans leur habitat détruit, prouverait qu'il y a eu génocide et qu'à Auschwitz aussi cela s'était passé comme ça ! Justement non : à Auschwitz, il n'y a pas eu de colonnes faméliques de survivants parce qu'il n'y a pas eu ou presque pas de survivants.

Cette confusion involontaire ou délibérée dénie toute souffrance palestinienne propre en croyant défendre les Palestiniens : elle ignore ce qu'ils subissent réellement, contrarie donc la défense de leurs droits, et plaque sur eux une représentation extérieure fantasmée.

Cette représentation fantasmée culmine lorsque l'on voit par exemple un candidat municipal LFI à Villeneuve-Saint-Georges tweeter à la date du 7 octobre 2023 que la "résistance palestinienne" combattait un "génocide" : c'était avant les 50 000 morts et plus, et avant la destruction de Gaza, il y avait déjà pour lui, par essence, "génocide" (et il n'avait évidemment pas vu l'acte de génocide du pogrom commis par le Hamas).

De manière pour ainsi dire ontologique, on a des gens pour qui il y a éternellement "génocide" des Palestiniens, en raison de la "nature" des auteurs supposés du génocide, appelée "les sionistes" : les mêmes ignorent les génocides et les massacres réellement existant par ailleurs.

Autrement dit, le paralogisme ou le sophisme confondant la définition juridique faussement précise et l'entendement commun servent de marchepied ou sont surdéterminés par l'antisémitisme.

Il n'y a pas eu de génocide, au sens commun, précis, d'extermination et non au sens "juridique", confus, de "dénationalisation", à Gaza, mais il y a eu massacre, et intentions génocidaires d'une partie de l'Etat israélien et le danger demeure.

La question se pose, par contre, d'actes de génocides à grande échelle, soulevant donc la possibilité de génocides effectifs, envers les Tigréens en Ethiopie et les Massalits au Soudan, et sans doute d'autres peuples notamment au Kivu : ces faits sont systématiquement ignorés et "Gaza", non la réalité subie par les Palestiniens mais le fétiche "Gaza", contribue à cela.

J'espère que chacun peut comprendre qu'il n'y a pas un mot, dans tout ce que je viens d'écrire, qui justifie le sort fait aux Palestiniens et qui exclurait nécessairement qu'ils puissent être victimes d'un génocide au sens de l'entendement commun. Au sens juridique confondu avec le sens de l'entendement commun, je pense qu'ils le sont. Mais la distinction est indispensable et j'emploie le germe "génocide" dans son sens de l'entendement commun, pour éviter toute confusion.

En fait, le juridique devra tôt ou tard, si l'on veut qu'il intègre la réalité, être affiné et la catégorie de génocide subdivisée car les exterminations existent, bon sang !

La rigueur et le sérieux ne sont pas toujours juridiques. Le juridique est important, nécessaire et respectable, mais doit être compris dans le cadre humain et historique qui le fonde. 

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