Missak Manouchian ET Mélinée au Panthéon !
Je suis touché par cette nouvelle, et plus que cela : bouleversé. Pour la raison que je fus le « nègre » (disait-on alors) de Mélinée, tout un hiver et un printemps, qui aboutit au livre « L’Affiche rouge » (Editeurs Français Réunis, 1974). Il y a tout juste 50 ans. Chaque semaine je passais quelques heures à l’enregistrer, à discuter autour d’un thé fleuri et de gâteaux savoureux. Jusqu’au moment où, vers la fin, elle me priait instamment de « couper ma machine » afin de se libérer de paroles qui l’étouffaient. Je relate cette belle et intense histoire dans mon livre « Chronique du purin » (L’Amourier, 2016). J’y évoque l’étroite surveillance de l’éditrice (dont le PDG n’était autre qu’Aragon, qui venait de me publier). Ils savaient qu’elle savait – et que je savais donc – des choses concernant la fameuse « trahison » qu’évoque brutalement Missak Manouchian dans sa dernière lettre. Pas question de laisser trainer les bandes magnétiques. Les temps demeurent impardonnables.
Extrait de Chroniques du purin.
Chapitre : « Les lâchetés d’un narrateur » (extrait)
Au troisième verre de vin quelqu’un entre dans ma tête. Petit visage de reinette ridée. Voix grasseyante de fumeuse.
Ce visage.
Cette voix.
C’est Mélinée.
Dans ma bouche le goût trop sucré de son thé, la douce friabilité de ses biscuits, la saveur familiale de ses feuilles de vigne joliment présentées dans les petites assiettes posées sur la dentelle du guéridon, entre le cendrier débordant de mégots et le magnétophone.
Les éditions du Parti m’ont confié la tâche de recueillir son témoignage, d’en faire un livre
« Manouchian »
Nègre de Mélinée.
Je lui rends visite dans son petit deux-pièces situé au premier étage du 30 rue Condorcet. Une fois par semaine, plusieurs mois durant, je retrouve la menue vieille femme et ses yeux de buisson ardent. Sa voix brisée de pétuneuse compulsive. Son corps demeuré souple toujours vibrant d’un insatiable désir quand elle parle de son amour pour son Missak, de leurs étreintes incandescentes et d’un bonheur qui lui semblait alors
qui lui semble toujours
merveilleusement déraisonnable.
Elle brûle chaque fois. Chaque fois sa chaleur me gagne.
Ce soir c’est le vin qui me réchauffe.
(Nous sommes en février, je vais manquer de bois.)
Son vin acheté chez l’Arménien de la rue Lamartine, son rire sonore de couloir désert, ses colères, son avortement provoqué
« dans la Résistance il n’y avait pas de place pour un berceau »
ses larmes lentes le long de ses profondes rides, son visage à demi camouflé derrière le brouillard bleu d’une énième cigarette
dans sa gorge blessée les voix entremêlées de Manouchian
d’Aragon
Ferré
je te dis d’être heureuse et d’avoir un enfant
sa voix tendre et mutine quand elle raconte une éphémère et romantique histoire d’amour vécue après la guerre en Arménie Soviétique
(d’où elle faillit ne pas pouvoir s’échapper)
« un amour sans espoir, mon cœur fêlé à tout jamais »
ayant gardé de ces années passées là-bas des peurs qui me confondent
peur des vestes de cuir au coin de la rue
peur des voisins soupçonneux soupçonnés
peur des micros
et l’écœurement inapaisé face à la réalité d’un monde au nom duquel son bel amour avait subi torture et mort
sa boulimie de liberté liquéfiant de rage le bleu pervenche de ses yeux quand elle prononce certains mots
Communisme
Parti
et que ses lèvres se mettent à trembler
ses lèvres fines dessinées pour les baisers
(si douces contre mes joues)
ses lèvres soudain dures, un soir, qui m’ordonnent
« Eteins ta machine »
craignant sans doute de compromettre la sortie du livre
« ils se sont comportés comme des salauds dans le camp de Drancy »
un nom
des initiales
la description d’un personnage facilement reconnaissable
sa voix de porcelaine fêlée
« un haut responsable du Parti, ils ont vendu le groupe aux nazis, j’en ai la preuve »
un autre soir
(un vin plus capiteux que d’habitude)
elle m’entraîne au cœur brûlant de ses secrets
une histoire de rivalité au sein de l’organisation de la m.o.i.
(la Main d’Œuvre Immigrée)
allant jusqu’à mettre en cause la commanditaire de ce travail de nègre.
Moi plus du tout nègre pour le coup, redevenant militant, l’oreille dubitative, pris d’une pitié condescendante et bienveillante pour cette fragile petite bonne femme entrainée dans le vertigineux siphon de ses colères, confronté au syndrome de la « veuve-de-héros » incapable de dépasser l’horizon de son propre malheur, m’arrangeant vite de cette fable
(me rassurant ainsi)
bien qu’éprouvant une trouble perplexité devant l’insistance de ladite commanditaire qui m’enjoint régulièrement
(avec quelle insistance !)
de lui fournir toutes les bandes magnétiques
« Sans exception, nous allons les compter, les vérifier »
moi nègre obéissant, naïf ou convaincu
(naïf et convaincu)
de mon innocente complicité, me faisant un devoir chaque mois de tout livrer sans en garder copie, ni rien réécouter.