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Des portes de Bergen-Belsen à celles du bar le tout va bien
A Florence Schulmann, née le 24 mars 1945 dans le camp de Bergen-Belsen
Naître, c’est sortir, mourir c’est entrer.
Lao Tseu (cité par Bohumil Hrabal)
La nuit dernière il a rêvé un bar imaginaire, les deux coudes appuyés au comptoir il était incapable de saisir une chope de bière d’où débordait une mousse de mots qui glissait le long du verre puis s’étalait sur le zinc maculé de mille traces muettes de paroles oubliées que son regard nonchalant tentait de lire
Le 15 avril 1945
mes yeux se sont ouverts
en même temps que les portes du camp
de Bergen-Belsen
sur un parterre de désolation
Le 15 avril 1945
entre Auschwitz et Hiroshima
il pleut des mots carbonisés
Comme un rideau couleur de cendre
Qui n’en finit pas de descendre
Le 15 avril 1945
son petit corps démesuré
déchire l’origine du monde
il pleut des cris silencieux
sur les linges ensanglantés
(A la page du 15 avril 2019 :
«mauvais souvenir »
note la mère avant de mourir
de sa main)
Le 15 avril 1945
à Paris
par 27 ° sous abri
il pleut des larmes de feu
sur le ventre du monde
Le 15 avril 1945
la vie ne se présente pas
sous les meilleurs auspices
tout ça risquait de mal finir
Le 15 avril 2025
un monde tombe à la renverse
sous les coups de boutoir
des massacreurs de pauvres
des violeurs en série
et des voleurs de langue
on crache dans ta bouche
on salit tes mots pour le dire
Le 15 avril 2025
sous l’infini debout et le zéro couché
on te vomit dans les oreilles
on coud tes yeux à la machine
tu penses, donc tu me nuis
pensent ceux qui ne pensent pas
on veut ta peau et tout ce qu’elle respire
Le 15 avril 2025
tes yeux se ferment comme si c’était la nuit
tu aimerais tant pourtant que le soleil
tourne autour de la terre
que le monde que tu rêves
soit celui qui se lève
le 15 avril 2025
quatre-vingts ans tout rond comme une boule de billard
ce monde roule sur le tapis et disparait comme avalé
dans l’angle mort de la mémoire
A son réveil, après avoir écrit ces vers comme on déchire une vieille photo aux bords crantés, il se lève, il ouvre la porte, il descend l’escalier, il sort, il traverse la place, il voit des gens qui cherchent l’horizon, l’horizon c’est la mer, il lui tourne le dos, il constate que le temps n’est pas mort, il entend qu’on l’appelle, il reconnait la voix : une goutte d’humour dans les rouages grippés du présent ?, il accepte l’invitation, il pousse la porte vitrée, il entre au bar le Tout va bien, il commande une bière, il paye sa tournée, il prend les dés, les jette…
Marc Delouze, Fécamp, 15 avril 2025