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Billet de blog 1 juillet 2020

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Iakovos Kambanellis, Mathausen : l’art de dire l’horreur.

Peut-on s’émerveiller de lire un tel ouvrage, tant les faits racontés relèvent de la pure horreur ? C’est justement le saisissement de l’indicible horreur que l’art du récit nous fait percevoir.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’ouvrage de Iakovos Kambanelis, Mathausen, est traduit pour la première fois en français (Albin Michel, 2020). Une telle lecture ne laisse pas indemne. On peut rapprocher ce livre essentiel d’autres œuvres aussi importantes que Si c’est un homme de Primo Levi ou L’écriture ou la vie de Jorge Semprun.

Il ne s’agit pas d’un simple témoignage. Bien sûr, les faits rapportés nous intéressent, de nombreuses histoires sont réellement singulières – par exemple, la narrateur et Yannina, une jeune femme lituanienne, s’enferment dans une cellule à côté de prisonniers SS, pour échapper à Franco, l’homme que Yannina a épousé avant la guerre et qui est venu la rechercher à Mathausen ; un Juif, pour survivre, réussit à se cacher dans « la baraque à part », une salle de l’hôpital où on laisse crever les pires malades sans aucun soin, il cherche à convaincre les mourants de l’y accepter et réussit à leur faire chanter, orthodoxes, catholiques, protestants réunis, le Kyrie eleison ! Les SS finissent par le retrouver, le pendent par les pieds dans le hangar du broyeur etc. Bien sûr, on est subjugué par ce « pouvoir de l’horreur », mais il y a plus.

Car, à tout prendre, les multiples récits de l’horreur qu’on a pu lire, au-delà de leur singularité, pourraient s’équivaloir : le coup de pelle du SS qui tue le bébé (p.125) est-il pire ou moins pire que la mort de Halbwachs racontée par Jorge Semprun dans L’écriture ou la vie (Folio, p.30), ou que celle de Mandelstam dans les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov (Verdier, p.101 sq.) ? On multiplierait les exemples à l’infini.

Ce qui donne à ces textes toute leur valeur, c’est bien l’art de l’écriture, il y a donc une réflexion esthétique qui préside à cette écriture de l’horreur. Semprun l’a fort bien exprimé dans L’écriture ou la vie :

« - Ça veut dire quoi, « bien racontées » ? s’indigne quelqu’un. Il faut dire les choses comme elles sont, sans artifices !

C’est une affirmation péremptoire qui semble approuvée par la majorité des futurs rapatriés présents. Des futurs narrateurs possibles. Alors, je me pointe, pour dire ce qui me paraît une évidence.

- Raconter bien, ça veut dire : de façon à être entendus. On n’y parviendra pas sans un peu d’artifice. Suffisamment d’artifice pour que ça devienne de l’art ! » (p.165).

Plus loin :

«  - Comment raconter une vérité peu crédible, comment susciter l’imagination de l’inimaginable, si ce n’est en élaborant, en travaillant la réalité, en la mettant en perspective ? Avec un peu d’artifice, donc ! » (p.167).

Et encore :

« - L’autre genre de compréhension, la vérité essentielle de l’expérience, n’est pas transmissible… Ou plutôt, elle ne l’est que par l’écriture littéraire... » (p.167).

Pour finir :

« - Mais l’enjeu ne sera pas la description de l’horreur. Pas seulement, en tout cas, ni même principalement. L’enjeu en sera l’exploration de l’âme humaine dans l’horreur du Mal… Il nous faudra un Dostoïevski ! » (p.170)

Il n’y a donc pas de fond et de forme, le style, l’écriture littéraire ne sont pas la peinture qui décore l’idée, pas non plus ce qui révèle l’idée, mais son essence même.

Chalamov se posait d’ailleurs la même question que Semprun :

« Dans quelle langue m’adresser au lecteur ? Si je privilégiais l’authenticité, la vérité, ma langue serait pauvre, indigente. Les métaphores, la complexité du discours apparaissent à un certain degré de l’évolution et disparaissent lorsque ce degré a été franchi en sens inverse. » (Verdier, p.8)

Chalamov arrive pourtant à une conclusion, un choix stylistique apparemment inverses de ceux de Semprun : « 

« Les documents de notre passé sont anéantis, les miradors abattus, les baraques rasées de la surface de la terre, le fil de fer barbelé rouillé a été enroulé et transporté ailleurs. Sur les décombres de la Serpentine fleurit l’épilobe, fleur des incendie et de l’oubli, ennemie des archives et de la mémoire humaine.

Avons-nous jamais été ?

Je réponds : oui. Avec toute l’éloquence d’un procès-verbal, toute la responsabilité et la rigueur d’un document. » (Verdier, « Le Gant », p.1245)

Mais, des « artifices », de l’ « écriture littéraire » de Semprun au « procès-verbal » de Chalamov, c’est l’écriture qui les unit, non pas seulement la question de la forme, mais celle de l’essence de l’expérience humaine. Le procès sera donc verbal.

Il s’agit de quitter l’horizontalité de la « durée » bergsonienne pour une verticalité, celle du temps de l’écriture. C’est ainsi que l’on peut lire Iakovos Kambanellis.

« D’ailleurs, maintenant, il ne s’agit plus de savoir quel métier nous ferons mais ce que nous créerons... » (p.91)

L’histoire de l’écriture est déjà passionnante. Dans son Avant-Propos à l’édition de 1995, Kambanellis écrit :

« La rédaction de cette chronique commença concrètement quelques mois après mon retour. Comme il était normal, tous voulaient que je leur raconte ce que j’avais vécu, ce que j’avais vu au camp. Pendant des mois, souvent avec profusion, je narrais ces histoires terrifiantes qui étaient encore complètement vivantes dans ma mémoire, dans mes sens. Et, en les racontant continuellement, j’en conservais l’immédiateté, les détails, les dialogues, tandis qu’en même temps je prenais davantage conscience de l’importance de mon expérience et devenais meilleur conteur. » (p.10)

« J’ai commencé à emporter du papier et un crayon partout avec moi, et je me suis mis à écrire. Au moins, cela faisait passer le temps. J’écrivais des choses éparses sur la vie au camp, celle d’avant la libération et celle de maintenant. J’essayais de faire un peu plus, d’écrire de façon vraiment personnelle, mais je n’y arrivais pas. (…) Je ne suis pas fait pour être écrivain. » (p.322-323)

Il commente ainsi ses « nombreux manuscrits » :

« Évidemment, l’écriture était bavarde et gauche. Elle était pourtant réaliste, comme mes récits de vive voix, et surtout abreuvée par mes sentiments de ce moment-là. C’étaient les mythes de la souffrance, de la terreur, du supplice, de l’espoir, de la folie dans un tel camp. » (p.11)

En novembre 1963, il commence à tout réécrire, ses récits sont alors publiés quotidiennement dans le journal Eleuthéria.

On comprend donc la structure du récit, des chapitres quasiment autonomes qui pourraient être lus indépendamment les uns des autres. On comprend surtout que, celui qui devient un grand dramaturge grec, se pose sans cesse la question de l’écriture. Il y a donc bien un art de dire l’horreur.

On trouvera ainsi un choix narratif : comme Semprun, Kambanellis commence par raconter la libération du camp, cette sidération, les sorties dans le village de Mathausen, avec les mêmes sentiments que ceux exprimés par Semprun quand il parcourt les rues de Weimar : comment croire tous ces gens qui disent n’avoir rien su ? À partir de là, Kambanellis construit de nombreux retours en arrière, des récits enchâssés que les personnages libérés doivent ressasser. Il ajoute à cela une trame qui traverse tout le récit : le narrateur rencontre Yannina, une jeune lituanienne, et se déroule leur histoire d’amour : la victoire sur la peur, leur union dans la tour, et leur fin terrible dans la ville de Plaisance, Piacenza !

Mais le style de Kambanellis se révèle aussi dans sa façon de varier les points de vue, de multiplier les discours rapportés, très souvent au discours direct – nécessairement des réécritures, des fictionnalisations, des stylisations, mais qui disent «  la vérité essentielle de l’expérience ». Dans le chapitre « Le héros était marchand des quatre saisons », il raconte comment Andonis d’Ambélokipi détraque la « petite machine » du surveillant SS qui lui ordonne de porter une énorme pierre en haut de l’escalier :

« Il a trouvé un bloc deux fois plus gros que les autres, il l’a montré à Andonis en lui disant : « Celui-ci est pour toi. » Andonis a regardé le bloc, puis le SS, puis les rochers éparpillés autour. Tous les autres faisaient semblant de ne pas voir, de ne pas entendre… (…) Ils tremblaient en se demandant comment finirait cette histoire. Ce Grec cherchait des noises… Le SS avait déjà sorti son pistolet de son étui, il le frottait nerveusement sur son pantalon et se préparait. Andonis s’est arrêté devant un bloc de pierre encore plus gros que celui qu’avait choisi le SS. « Celui-là est pour moi », a-t-il dit. Et il l’a chargé sur son dos. »

Du « pour toi » au « pour moi », le langage fait son œuvre et rend au détenu son humanité.

Encore deux autres citations.

Dans le chapitre « L’après-midi hanté », le narrateur et Yannina « visitent » le fameux escalier de Mathausen :

«  Plus bas, un homme et une femme à genoux se prosternaient en appuyant le front sur la marche supérieure. Ils se sont écartés pour nous laisser passer et nous, nous avons fait un saut afin de ne pas marcher sur l’endroit qu’ils touchaient avec une telle dévotion.

- L’escalier des lamentations, j’ai murmuré.

Nous sommes arrivés tout en bas. Dans l’énorme fosse de la carrière il y avait de l’écho. Nos pas sur les graviers résonnaient dans tout l’espace. Les rochers taillés, les tas de pierres, les pancartes, les rails et les wagonnets étaient maintenant comme des plaques tombales et des sculptures de cimetières.

Au fond brillaient d’un reflet argenté les eaux impassibles d’un petit lac. Des milliers d’innocents avaient été torturés sans pitié et tués dans ce « lieu du crâne ». Comment se pouvait-il maintenant qu’il se montre si calme et si innocent ? » (p.88-89)

Transfiguration de l’escalier en Golgotha, du lieu le plus horriblement profane en relique sacrée.

Dans un des derniers chapitres, « Le matin de la fuite », Kambanellis raconte son départ, le jeu sur le point de vue, le discours rapporté sont extraordinaires :

« Je ne voyais que des bras et des yeux qui m’aimaient, des bouches qui m’embrassaient chaleureusement, des fronts avec des petites touffes qui se collaient à mes joues. J’entendais un chaud bourdonnement de paroles haletantes :

« … Déjà, déjà… Ne pars pas, ne pars pas, viens jusqu’à notre camion… Bon voyage et fais attention… J’ai envie de pleurer… Je te souhaite bonne chance de tout mon… Doucement, vous allez l’étouffer...Au revoir… Non, nous ne nous séparons pas… Va la chercher, puis venez à Mantoue… Tu as assez de cigarettes, tu en veux d’autres ?… Et sur l’autre joue… Et n’oublie pas tout ce que nous avons enduré. » » (p.337)

Il faut lire Iakovos Kambanellis.

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