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Billet de blog 1 juin 2009

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Eloge de la lecture

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« La présence tout à la fois négligente et ostentatoire de La Divine Comédie sur la table basse d’un salon bourgeois n’en épuise pas la beauté. […] Même si l’on admet – ce qui reste à vérifier – que chacun de nous abrite un philistin cultivé toujours préoccupé de se faire valoir, il y a autre chose dans le goût pour les œuvres que le dégoût pour les barbares ou la violence symbolique exercée sur eux. Le snobisme n’est pas le dernier mot de la culture, l’impérialisme non plus. […] Aimer Tolstoï, ce n’est pas s’annexer Tolstoï ou se préférer à travers lui. Lire, ce n’est pas se trouver beau, c’est comprendre mieux la vie et la mort. Mais écoutons Machiavel : 'Le soir venu, je retourne à la maison et j’entre dans mon étude : à l’entrée, j’enlève mes vêtements de tous les jours, pleins de fange et de boue, et je mets mes habits de cour royale et pontificale. Et, vêtu décemment, j’entre dans les cours anciennes des hommes anciens où, reçu aimablement par eux, je me repais de cette nourriture qui seule est la mienne et pour laquelle je suis né : je n’ai pas honte de parler avec eux et de leur demander les raisons de leurs actions et, à cause de leur humilité, ils me répondent. Pendant quatre heures de temps, je ne sens aucun ennui, j’oublie tout mon chagrin, je ne crains pas la pauvreté, la mort ne m’apeure pas ; je me transfère totalement en eux'.

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Machiavel, pour lire, se met sur son trente et un. Comme Le philosophe occupé de sa lecture, peint deux siècles plus tard par Cardin et décrit aujourd’hui, avec une si poignante nostalgie, par George Steiner, il endosse ses habits de fête. Il reçoit, en effet, et pas n’importe qui. Intense est sa relation aux 'hommes anciens' ; libre, l’entretien qu’il renoue, chaque soir, avec eux, mais cette intensité et cette liberté n’annulent pas la distance qui l’en sépare. La lecture est une passion cérémonieuse, un protocole intime, une rencontre laïque puisque les livres y détrônent le Livre, mais aussi une manifestation sacrée, c’est-à-dire disjointe de la vie profane, soustraite au flot des informations quotidiennes, irréductible au monde du souci et à son agitation incessante. Les hôtes de marque que le lecteur accueille avec courtoisie, avec scrupule, avec timidité même, ne sont ni seulement les contemporains de son temps, ni seulement le miroir du leur. Le vouvoiement est de rigueur, car l’histoire n’a pas barre sur eux. Ils n’habitent aucune région déterminée du temps. Ils se détachent du passé auquel ils appartiennent sans pour autant se laisser capturer par les présents successifs de leurs destinataires. Ce ne sont pas des copains en phase avec le siècle, ce ne sont pas les vestiges d’une époque révolue. Ce ne sont pas même des alter ego : ils sont autre que l’égo de celui qui les découvre et qui les interroge. Cette transcendance fait tout le sens et tout le prix que l’humanité européenne, depuis la Renaissance, attache à la lecture. On retrouve ainsi un écho de Machiavel chez Alain – 'Quand je lis Homère, je fais société avec le poète' - ou chez Hannah Arendt quand elle définit la personne cultivée comme quelqu’un qui sait choisir sa compagnie 'parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé'. Proust, lui-même, qui ne croyait ni en l’amitié ni en la conversation, célèbre le colloque silencieux de la lecture. Dans les moments passés avec un livre préféré, on se repose de soi, on ne défend pas son image : la conversation alors est sans calcul, l’amour-propre ne pervertit plus l’amitié : 'ces amis-là, si nous passons nos soirées avec eux, c’est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu’à regret et, quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l’amitié : qu’ont-ils pensé de nous ? N’avons-nous pas manqué de tact ? Avons-nous plu ? – Et la peut d’être oublié par tel autre. Ces agitations de l’amitié expirent au seuil de cette amitié pure et simple qu’est la lecture'.

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Et si ce mot 'amitié' est parfois récusé, c’est parce qu’il apparaît trop doux ou trop gentil pour rendre justice au pouvoir d’effraction de la lecture. Il est des livres, en effet, dont l’altérité fait mal, car elle ébranle les certitudes acquises, disloque les convictions les plus éprouvées et contraint à de pénibles remises en cause. Il est des œuvres rares qui nous déprennent de nous-mêmes. Il est des textes qui nous contestent sans prendre de gants et qui, malgré nous, nous changent : 'Lire, écrit ainsi Virginia Woolf, c’est un peu comme ouvrir sa porte à une horde de rebelles qui déferlent en attaquant vingt endroits à la fois'. »

(Finkielkraut, L’Ingratitude, "Pourquoi nous sommes si moraux")

Références des citations du texte:

Machiavel, Lettre à Francesco Vettori, 10 déc. 1513 (Le Prince et autres textes, Folio).

Alain, Propos sur l’éducation.

Hannah Arendt, La crise de la culture.

Marcel Proust, Sur la lecture.

Virginia Woolf, Lettre à un jeune poète.

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