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Billet de blog 5 juillet 2009

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La philosophie et les sciences (5) : Le banquet des philosophes et des savants

Nous avons vu dans les billets précédents de cette série comment, dans sa recherche de la vérité, la philosophie engendrait une multitude de discours (ou logos), qui sont autant d’effort vers la connaissance. Certains d’entre eux se révèlent mort nés, d’autres durent plus longtemps, se montrent plus efficaces, et ont alors pris le nom de science.

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Nous avons vu dans les billets précédents de cette série comment, dans sa recherche de la vérité, la philosophie engendrait une multitude de discours (ou logos), qui sont autant d’effort vers la connaissance. Certains d’entre eux se révèlent mort nés, d’autres durent plus longtemps, se montrent plus efficaces, et ont alors pris le nom de science.

Nous avons vu surtout comment ces sciences ont pu avoir la prétention d’être le « dernier mot » de la recherche, à la fois en rejetant leur mère comme désormais inutile et en cherchant chacune, bien que de manière différente, à affirmer leur prédominance face à leurs sœurs.

Evidemment, ces prétentions étaient vaines. Et l’idéal d’une connaissance véritable et unifiée du réel parait inaccessible. Faut-il pour autant l’abandonner comme une illusion dont il faudrait sortir ? Il serait sans doute malheureux de le faire avant d’avoir envisager toutes les éventualités.

Peut-il y avoir une pensée de l’unité de toutes les sciences ? Le philosophe pourrait être tenté de voir dans la philosophie même une pensée de ce type. Mais, même si ce serait de manière un peu différente des sciences, il y aurait là le risque de tomber soi-même dans le réductionnisme ou dans le particularisme que nous avons condamné plus haut. La philosophie n’est pas la science : elle est un effort vers la science, elle est le lieu d’engendrement des types de discours et de méthodes scientifiques. Elle se situe à l’origine de la recherche et l’accompagne tant qu’elle dure, pour la soutenir. En un sens, elle unifie parce qu’elle embrasse l’ensemble pour s’efforcer de le penser. Mais elle n’unifie que par le point commun d’origine et d’accompagnement : l’effort de pensée rationnelle. Cette unité est, en un sens, accessoire et transitoire. C’est l’unité du regard porté sur des objets divers. Mais ce n’est pas l’unité recherchée : celle qui, au-delà de la diversité des objets, en montrerait l’unité essentielle.

La science de l’unité des sciences (ou la connaissance unifiée du réel) n’est donc pas la philosophie : c’est l’aboutissement de la philosophie, ce qu’elle recherche et ce à quoi elle doit finalement mener. Et c’est à cette fin qu’elle a été amené à produire les diverses sciences.

La « réunion de famille », le « banquet » du logos est alors un peu comme une réunion de la table ronde : la légende nous dit qu’aux côtés du roi Arthur, se trouvaient ses chevaliers, adoubés par lui, et qui devaient s’efforcer de retrouver le « saint vessel », le Graal. Or il est dit aussi, dans certaines versions, qu’il y avait un siège toujours laissé vide, destiné à recevoir celui des chevaliers qui parviendraient à le retrouver. La philosophie est ainsi le roi qui donne l’impulsion et dirige de loin l’ensemble des efforts de ses chevaliers. Les chevaliers sont autant de tentatives de sciences : et il y a espoir que l’une de ces tentatives conduira enfin à la découverte de la sagesse tant désirée.

Pour autant, à mesure que les sciences se développent et se multiplient, il semble que le but s’éloigne. Comment faire alors ? Une réponse envisageable serait la suivante : la réalité est en elle-même complexe, ce qui nous empêche de penser le réel correctement, c’est donc seulement la tendance à la simplification, c.-à-d. la volonté de chaque « spécialiste » d’écarter les autres spécialités. Il ne faut pas être seulement biologiste, il faudrait, idéalement, être spécialiste de toutes les sciences. C’est dans le mélange complexe des apports de toutes les sciences que nous pouvons espérer commencer à penser une unité complexe de l’ensemble.

Cependant, cette solution n’apparait pas viable : pour penser le tout, il faut sortir du particularisme. Mélanger l’ensemble des particularismes ne fait que produire un particularisme mélangé. Certes, une fleur est une chose particulière. Mais un bouquet de fleurs est encore une réalité particulière. Et la somme, l’assemblage de toutes les particularités ne permet jamais que de penser une particularité à laquelle on aura donné le nom de « tout » - mais il n’en sortira pas davantage de compréhension sur l’unité interne de ce tout.

Pour comprendre l’unité interne du tout, il faut comprendre sa raison d’être, ce qui l’organise, ce qui le maintient en ordre, quelque soit le domaine de ce tout que nous envisagions.

Et peut-être peut-on avoir un début de réponse dans la distinction, souvent oubliée, que faisait Platon, dans le Timée, entre cause adjuvante (ou accessoire) et cause réelle. Toutes les sciences que nous avons évoquées jusqu’ici étudient en réalité des lois : elles cherchent à établir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas dans la réalité. Si e=mc² est absolument vrai, toute autre équation sur le sujet est réellement impossible.

Mais une loi établit une condition de possibilité : e=mc² me dit seulement que ce qui est dans l’univers doit obéir à cette loi pour pouvoir exister. La loi établit un cadre de possibilité. Or tout ce qui demeure envisageable dans ce cadre ne sera pas pour autant réel : entre ce qui est envisageable et ce qui est effectivement, il y a toujours une différence.

Réduire l’ensemble du réel au mélange complexe de ces sciences, c’est finalement le réduire à l’ensemble des conditions qui rendent envisageable telle ou telle existence. Mais cela n’explique toujours pas pourquoi c’est ceci plutôt que cela qui existe parmi les différentes éventualités.

Pour le dire autrement, il est bien sûr impossible de déduire des sciences l’existence de notre monde tel qu’il est. Les sciences nous permettent de comprendre par quels procédés, en suivant quelles lois, ce qui s’est produit s’est produit. Mais on ne peut pas savoir pourquoi, dans le cadre de ces lois, c’est cela qui s’est produit plutôt que d’autres choses a priori tout aussi envisageables.

Cela pose un problème : c’est qu’en fait nous ne connaissons pas vraiment, par la science seule, notre monde. La science nous donne accès à un ensemble de mondes possibles, parmi lesquels est le notre.

Platon propose de différencier l’étude de ce qu’il appelle « cause adjuvante » ou « cause concomitante » et la cause réelle. Dans le Phédon, faisant parler Socrate, il donne une image assez facilement compréhensible : « [c’est] tout à fait comme si […] se mettant à énumérer les causes de chacune de mes actions, il affirmait en premier que je suis, maintenant, assis là, parce que mon corps est constitué d’os et de muscles ; que les os sont solides, qu’ils sont par nature séparés et articulés les uns des autres ; que les muscles, eux, peuvent se tendre et se détendre et qu’avec les chairs et la peau (qui maintient tout cela ensemble) ils enveloppent les os ; que donc, du fait que les os jouent dans leurs jointures, c’est le relâchement ou la contraction des muscles qui, en somme, font que je suis capable à cet instant de fléchir mes membres ; et que telle est la cause en vertu de laquelle, m’étant pliée de la sorte, je me trouve assis où je suis. » (Phédon, trad. Par M. Dixsaut, raccourci par mes soins).

Evidemment, l’insuffisance de cette explication biologique, et que dénonce Platon, vient de ce que, suivant les mêmes lois, Socrate aurait très bien pu être placé autrement qu’il n’était. Et cette critique peut s’étendre à toutes les sciences, comme nous l’avons fait.

Face à ce problème, on peut présenter deux types de réponses : soit on pense que la science ne peut pas expliquer pourquoi, parmi les possibilités envisageables, c’est la réalité présente qui s’est accomplie. Soit on pense qu’il y a là quelque causalité, qui nous aurait un peu échappée, et qui serait donc à rechercher malgré tout.

La première réponse n’est pas gratuite : on peut se dire qu’il vaut mieux que la science ne puisse pas tout expliquer, car sinon nous serions dans une sorte de monde pleinement déterminé. Il est plus satisfaisant de penser que le hasard joue un rôle et que, dans ce hasard, se place un peu de liberté. Cependant elle conduit aussi à la conséquence suivante : il n’est pas possible d’expliquer à proprement parler NOTRE univers, son unité propre est purement aléatoire et hasardeuse. Et il est fort probable qu’il y ait, malheureusement, dans cette dernière conséquence, une contradiction.

La seconde réponse a pour elle aussi certaines raisons fortes : d’abord l’idée que rien ne se produit sans cause. Ensuite celle selon laquelle la réalité étant encadrée par des lois, on ne voit pas comment cela serait possible si, au cœur de cette réalité, ne régnait que le hasard et l’arbitraire.

Elle a aussi pour elle certaines découvertes. En effet, l’argument selon lequel le hasard est une bonne chose pour nous laisser libre ne va pas de soi, déjà pour nous-mêmes (en quoi suis-je libre si le hasard choisit ?), mais pour ce qui est des choses inanimées, il devient tout à fait inefficace. Car, si l’on prend les particules élémentaires, par exemple, il ne sert plus à rien de dire que ce hasard est le lieu de leur liberté. En revanche, ce que l’on voit c’est que ce « hasard » est en correspondance avec une sorte de "loi" : celle des calculs de probabilités (cf. Mécanique quantique).

Dans la mesure où les lois déterminent un cadre, comme nous l’avons vu, à l’intérieur duquel il reste encore à déterminer ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, il n’est pas surprenant de voir que, pour opérer cette détermination, on a recours aux probabilités. Ce qui l’est beaucoup plus, c’est que ce calcul fonctionne et donne même de grands résultats. Il y a donc bien une sorte de « régularité » dans ce chaos apparent.

Il me semble qu’il y a là un indice fort en faveur de la seconde solution : la réalité obéit à une raison, non seulement pour les lois qui encadrent son développement, mais même pour son développement effectif, qui écarte les autres éventualités laissées ouvertes par le caractère général des lois.

L’idéal d’une science unifiée du réel n’est donc pas encore tout à fait dépassé : il faut continuer à chercher cette raison expliquant à la fois les lois elles-mêmes et la forme précise que prennent leurs applications dans notre univers ; ce principe unifiant à l’origine de la régularité générale dans la liaison des phénomènes entre eux (les lois), et de la raison d’être de notre monde parmi tous les mondes possibles.

Dans cette recherche, si la philosophie aurait évidemment tort de laisser de côté les sciences, on doit comprendre désormais que ces dernières n’ont pas l’ampleur nécessaire pour faire le travail seul, et qu’elles ont donc tout intérêt à puiser sans cesse à leur source qu’est l’effort philosophique, aussi étrange et vain qu’il puisse paraître au premier abord.

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