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Billet de blog 5 octobre 2009

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Manuel des parfaits petits tyrans démocratiques (2)

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Chers amis et apprentis tyrans, dictateurs, princes, princesses, reines et rois,

Vous me comblez de joie : à peine avez-vous reçu ma lettre (voir billet précédent) que vous me faisiez de nouvelles suggestions. Que de créativité! Que d'intelligence! Qu'il est dommage qu'une telle hauteur de vue et d'âme reste encore si mal employée et si peu reconnue!

J'eus été honteux de ne pas vous répondre aussitôt pour vous féliciter et synthétiser, à l'attention de tous, vos remarquables inventions. Et je vais y prendre l'occasion de vous rappeler quelques éléments importants de l'art de gouverner.

L'art de gouverner, chers amis, c'est l'art de faire la guerre à ses ennemis pour conserver le pouvoir. Et, comme vous vous en doutez, vos premiers ennemis sont d'abord vos éventuels opposants dans le peuple - et le peuple lui-même.

Heureusement, la guerre a ses règles, et son spécialiste.

"Soumettre l'ennemi sans croiser le fer, voilà la fin du fin" de la guerre (Art de la Guerre, III). Voici le principe qu'il faudra suivre. C'est le bon vieux Sun Tzu qui nous y invite. Evidemment, il appelle aussi à la vertu et tout ça, mais l'âge avait dû le gâter, sans doute.

Comprenez bien : je ne vous demande pas de faire en sorte que le peuple soit heureux de vous avoir comme chef. Ce serait un peu fort! Non, il faut faire en sorte qu'il ne croit pas possible d'en avoir un meilleur - et à défaut de cela : qu'il ne croit pas légitime que quelqu'un de meilleur que vous soit au pouvoir.

"Comment faire?" demandez-vous, et je devine votre oeil pétillant de joie et d'envie.

Evidemment, il faut les abêtir, les distraire, "du pains et des jeux", connaitre les médias et tout ça. Oui, c'est ce à quoi je vous invitais dans le précédent.

Mais cela pourrait ne pas suffire.

Car, voyez-vous, la nature humaine est ainsi faite qu'il peut parfois, de manière inopinée, sortir un éclair de lucidité des cerveaux les plus ébahis pourtant devant les écrans publicitaires. (On ne peut pas tirer que de bonnes choses du troupeau des humains, que voulez-vous).

Et donc, un jour, quelques uns ou quelques unes pourraient se douter de quelque chose. Allez savoir. Et, là, les problèmes pourraient commencer.

"Taïaut! A la bastille! Aux baillonnettes! Baillonnons, étripons, égorgeons l'éventuel futur opposant!" vous entends-je déjà hurler le couteau entre les dents, le fil à l'intérieur, ce qui démontre à la fois votre sang froid, votre agilité et votre esprit d'initiative.

Mais c'est pour mon oreille délicate un cri déchirant : Ne vous ai-je donc rien appris? On ne tue plus comme cela! C'est trop dangereux, et puis ça finit toujours par se voir et ça fait tâche. On crée des martyrs, ça se répand... Non. Un peu de délicatesse, bon sang! De la tyrannie, oui. De la barbarie, oui. Du sadisme, éventuellement. Mais de l'exhibitionnisme sanglant, non! On a ses valeurs.

Et n'oubliez pas que la terreur conduira un jour ou l'autre à la révolte.

Alors comment faire?

Laissons nous encore submerger par la sagesse immense de Tzu l'ami qui nous vient des profondeurs du temps :

"La forme d'une armée est identique à l'eau. [...] L'eau forme son cours en épousant les accidents du terrain, une armée construit sa victoire en s'appuyant sur les mouvements de l'adversaire. Une armée n'a pas de dispositif rigide, pas plus que l'eau n'a de forme fixe" (Art de la Guerre, "Vide et Plein"). De même, vous devez être insaisissable : tel un Protée moderne, il faut que le peuple ne réussisse pas à saisir la forme exacte de son mal. Pour cela, il faut s'adapter aux circonstances, aux réactions du peuple et s'en servir.

1ière règle à observer : diviser pour régner.

Il faut s'assurer d'avoir plusieurs adversaires (et non pas aucun). Autrement dit, il faut que vous donniez à vos adversaires des raisons contradictoires de vous détester.

Notez bien : il est très important que ces raisons soient contradictoires, c.-à-d. incompatibles afin qu'une réelle unité de vos opposants demeure impossible.

Il va donc falloir souligner les distinctions sociales et surtout en faire des ruptures radicales, des oppositions irréductibles.

Par exemple : la société se divise entre les fonctionnaires et les travailleurs du privé. Ou encore : la société se divise entre les travailleurs et les patrons. Ou encore : la société se divise entre les jeunes et les vieux.

Evidemment, chacune de ces oppositions doit se fonder sur une réalité pour être crédible.

Et ce qui compte est de persuader au moins l'un des deux groupes que ses intérêts sont radicalement contraires à ceux de l'autre.

Là encore, si c'est vrai, c'est encore mieux : on se gardera seulement de jamais changer les choses - mais on s'assurera que les intérêts des uns ne soient pas si puissants qu'ils finissent par dépasser les vôtres.. (il ne faudrait pas que l'intérêt des entreprises privés vous empêchent de mener à bien votre habile politique personnelle - mais bon, généralement, ce seront vos amis).

La manoeuvre est ensuite toute simple : on joue un groupe contre l'autre.

Vous avez une levée d'adversaire parmi les fonctionnaires? Levez les travailleurs du privé contre ces nantis qui se révoltent alors qu'ils sont payés par leurs impôts.

Vous avez une levée d'adversaire parmi les travailleurs du privé? Si ce sont de simples travailleurs, c'est un peu plus délicat :

- il est toujours bon de faire savoir qu'il y a tout de même des travailleurs plus à plaindre qu'eux. Cela vous donnera des soutiens dans l'opinion.

- si vous en avez le pouvoir, faites en des fonctionnaires - et profitez en pour baisser la paie des fonctionnaires car l'Etat n'a pas d'argent (Ah oui,ça, c'est une vérité universelle tellement évidente que j'ai oubliée de vous la dire). De la sorte, vous maintenez l'opposition entre les deux.

- Si vous ne pouvez pas, ou plus, nationaliser : faites du pathos, recevez quelques-uns de vos amis de la finance et du patronat et cloturez tout cela par un grand discours. (En plus de cela, il vaudrait mieux avoir mis en place la 2ième règle : la "distorsion" du pouvoir - voir plus loin).

Vous avez des adversaires chez les jeunes? Tous des délinquants! Et vous en trouverez facilement des exemples que vous ne manquerez pas de médiatiser.

Un vieux vient-il enfin à se rendre compte de ce qui se passe? Tous des passéistes, ces vieux. Tous trop rigides. Ils ne sont pas capables de se rendre compte que les choses évoluent et passent leur temps à regretter le passé. Ah! Ils ne sont pas comme les jeunes, plein d'enthousiasme, d'idées neuves et créatrices!

Oui, je sais bien qu'à première vue, il peut paraître surprenant de dire que les jeunes ont des idées neuves - sachant que la plupart du temps, et c'est normal, ils ne font que réinventer l'eau tiède - mais je vous certifie que l'argument porte.

Comme, en revanche, vous avez des chances que ce soit chez les anciens qu'il se fasse un jour la connexion neuronale de trop, à force de voir comment vous mener le pays, il sera important de favoriser un rapide progrès technique et son envahissement dans la société : ce sera pour vous l'assurance que les vieux seront toujours dépassés aux yeux des jeunes, qui devront leur expliquer comment cela marche. C'est psychologique, mais c'est important.

Si tout cela fonctionne, vous devriez bientôt voir des vieux désirer rester d'eternels adolescents. C'est un signe.

(De même que si l'abêtissement et la distraction à outrance fonctionne, vous devriez voir de plus en plus d'"adulescents", c'est-à-dire de jeunes adultes désirer rester des enfants. J'avais oublié de vous l'indiquer).

Attention tout de même à ne pas vous-même vous laisser dépasser par la révolution technologique! Il vous faut de bons conseillers.

Pensez également à avoir une horde de psychologues et de sociologues (statisticiens) qui sauront expliquer les nouvelles normes et les nouvelles valeurs sans faire la morale : c.-à-d. qui sauront faire comprendre que la nouvelle norme est la nouvelle morale.

Par ailleurs, puisque le mal-être est un trouble psychologique qu'il faut traiter comme tel, il sera bon de mettre en place des "cellules d'aide psychologiques" à chaque fois qu'on se plaindra de pressions et de mal vivre, pour aider à supporter ces maux. Ainsi, vous serez à la fois un dirigeant attentif et tranquille.

2ième règle : opérer une "distorsion" du pouvoir

Puisqu'il faut saisir le pouvoir du peuple tout en restant soi-même insaisissable, l'idéal serait d'avoir un moyen de profiter de tous les avantages du pouvoir sans avoir jamais à en rendre des comptes, sans jamais se trouver responsable de ce que l'on peut reprocher à l'action politique.

La meilleur manière pour cela est de faire croire que, même si vous avez la puissance armée, vous n'avez en réalité pas tant de pouvoir que cela et qu'on ne peut pas en avoir davantage sans sombrer dans une dictature (notez l'ironie). Ainsi, en cas de problème non résolu, vous pourrez facilement persuader que vous avez fait du mieux possible.

....

J'aurais encore bien des choses à vous dire sur cette seconde règle. Mais le temps passe et ce sera pour une prochaine lettre. Je vous laisse donc peut-être un peu sur votre faim, mais vous avez tout de même de quoi ruminer en attendant!

Soyez certains, chers lecteurs dont la quantité n'entame en rien la noire profondeur de la qualité d'âme, que je reste toujours votre dévoué et titulaire d'un compte suisse*,

Marc.

* dont le numéro pour le virement convenu est sympathiquement écrit à votre attention et à l'encre du même métal ici même :

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