Chers et machiavéliques amis,
Vous êtes marris, je le sais bien, car ma dernière lettre fut trop promptement interrompue. Mais n'est-ce pas notre lot d'être toujours empéchés de décider du bien du monde (à commencer par le nôtre) à son insu et à la force de nos convictions, changeantes, et de notre esprit, magnifiquement tortueux?
Reprenons alors sans plus attendre notre exposition de la méthode moderne de gouverner sans peine les masses incultes ou diverties.
Le sage Ts'ao Ts'ao, dans son commentaire à l'Art de la guerre, écrivit : "Parvenu à un certain degré de puissance, on ne peut que décliner ; qui trahit ses dispositifs sera nécessairement vaincu. C'est pour cela que celui qui est capable de calquer ses mouvements sur ceux de l'ennemi remportera les victoires comme s'il était un démon."
Saisissez vous cette grande sagesse? Pour rester au pouvoir, il ne faut pas avoir l'air d'en avoir trop. Il ne faut pas que l'on puisse savoir quelles sont vos points forts ou vos points faibles. Vous devez savoir être souple pour esquiver les coups et rude pour les porter.
C'est cette pratique du pouvoir que j'ai appelé, dans le précédent billet, celle d'une "distorsion" du pouvoir. Le terme n'est sans doute pas très heureux, mais ce qui compte est que vous compreniez ce qu'il recouvre : la capacité d'exercer le pouvoir sans avoir l'air de le concenter et même sans pouvoir jamais être tenu responsable de ses effets.
Mais comment faire croire que vous n'avez pas tant de pouvoir que ça?
Il y a, à cette question, 4 réponses, tout à fait complémentaires entre elles.
La première réponse est la démocratie elle-même : pour expliquer pourquoi vous n'avez pas fait ceci ou cela, dites que "le peuple n'était pas prêt" ou que "cela aurait pu provoquer des divisions dans le pays. Or je suis tout de même le garant de l'unité de la république : je suis le président de tous les [rajouter le nom du peuple concerné]".
Et, de fait, en démocratie, le président ne peut pas faire n'importe quoi ; il doit aussi prendre en compte l'opinion du peuple - exprimée par les sondages (pour comprendre l'astuce, je vous renvoie à ma première lettre).
De l'idée de démocratie, vous devez aussi garder ceci : ne vous identifiez pas avec l'Etat. L'Etat, ce n'est pas vous. L'Etat est, pour vous, un moyen d'influence et de profit. Faire cette distinction vous permettra de rester suffisamment souple : passer d'une fonction à une autre et ne pas croire que le trésor public est le vôtre.
La grande différence entre le trésor publique et le vôtre est que le premier est, par principe et par volonté, toujours vide, tandis que le vôtre va se remplir de plus en plus. Et notamment grâce à la seconde réponse.
Celle-ci consiste à diffuser une étrange idéologie : "l'Etat ne doit pas intervenir dans l'économie du pays". Là encore, ne vous étonnez pas trop : bien qu'il paraisse absurde que la politique, qui doit s'occuper de l'organisation de la vie des citoyens puisse s'isoler de l'économie, c'est en fait une idée qui se répand très bien.
Et cela vous permettra de jouer coup double : lorsque les intérêts de vos puissants amis seront en jeu, vous direz qu'il ne faut pas s'occuper d'économie. Mais, évidemment, dans les faits, vous vous en occuperez : par les impots, par les services de l'Etat, etc.. Et lorsque certaines personnes se feront trop turbulantes, vous les payerez de quelques sous - et vous appelerez cela : "plan social".
"Mais, me demandez-vous avec une émouvante avidité, comment je fais, moi, pour faire grossir ma cagnotte?"
Eh bien, vous prenez des parts auprès de vos amis et des grosses entreprises. Et, à la tête de l'Etat, vous pratiquez la politique suivante : lorsqu'une entreprise perd de l'argent, vous faites en sorte que l'Etat lui en donne (il faut penser à ces pauvres ouvriers), et lorsqu'une entreprise gagne de l'argent, vous faites en sorte que l'Etat lui en donne aussi (il ne faut pas qu'elle délocalise).
Dans le domaine des entreprises publiques, vous procédez comme suit : si elle gagne de l'argent, vous la privatisez (pour y prendre, avec vos amis, des parts) et vous répétez ce qui précède. Enfin, lorsqu'une entreprise publique perd de l'argent, vous en profitez pour marteler : "cela montre bien que l'Etat ne doit pas s'occuper d'économie!"
En fait, le mieux serait même que vous provoquiez insidieusement ces pertes : soit en diminuant les moyens que vous lui allouez, de sorte qu'elle ne puisse plus fonctionner correctement ; soit en faisant en sorte que l'Etat lui passe de grandes commandes sans jamais les lui payer. Il suffira ensutie d'expliquer que "cette entreprise publique coûte trop cher à l'Etat" et rares seront les journalistes assez curieux et les citoyens assez autonomes pour aller y voir de plus près. Lorsque finalement l'entreprise publique est totalement démembrée et que vous sentez le peuple prêt à la lâcher, vous injecter dans ses comptes une forte quantité d'argent public, et vous la privatisez. Si vous vous arrangez bien, vous et vos amis pourront ainsi remporter le magôt.
Dans ces conditions, vous comprenez mieux, je pense, combien il est important que vous ne vous identifiez pas avec l'Etat : l'Etat est une ressource à exploiter, comme les autres, rien de plus.
Cependant, pour que ce qui précède soit plus efficace, il est utile de développer une autre idéologie, très proche de celle-ci (et qui est notre troisième réponse) : celle de la mondialisation.
Si vous avez favorisé et orienté correctement le développement technologique, vous avez réussi à multiplier les moyens de communications et d'échanges.
Oui, oui, je vous entends déjà : "Mais plus les gens peuvent communiquer, plus ils peuvent échanger, plus ils seront informés et moins ils seront influençables et soumis!".
Je vous le dis tout net : vous êtes désespérants. Oubliez vos vieux reflexes, bon sang! Auriez-vous oublier le B.A.-BA de l'entourloupe? Se traverstir sous les meilleurs sentiments et les manifestations les plus visibles du progrès.
Ce qu'il faut, ce n'est pas simplement permettre l'information : c'est provoquer un déluge d'informations, c'est inonder l'esprit et l'intelligence d'un flot constant d'informations. Il faut saturer les cerveaux. Et alors que pensez-vous qu'il se passera? Comme il y aura évidemment davantage d'informations superficielles que d'informations importantes, cela apprendra aux gens à s'attacher toujours davantage au superficiel.
Ils sentiront bien qu'il y a quelque chose de génant dans cette situation. Mais savez-vous ce qu'ils chercheront alors à faire? A se rassurer : ils vont justifier leur fascination pour le superficiel en essayant de prouver par de savantes analyse que, finalement, il y a encore du fond là aussi et que cela vaut donc le coup de s'y arrêter.
"Eh oui, s'esclameront-ils, contrairement à ce que disent les oiseaux de mauvais augure, nous sommes encore capables d'aborder le fond des problèmes!"
En fait, évidemment, au moment où ils auront dû bien creuser pour atteindre ce fond difficilement accessible par le biais de l'accessoire, ils n'auront plus de temps à lui consacrer : car, sans cesse, une autre surface demande aux hommes d'y réfléchir leur vanité. Et, n'est-ce pas, il faut être "à la page"...
Donc développez les technologies de transport, d'échange et d'information. Elles vont vous servir à développer grandement votre méthode d'enrichissement privée.
Comme l'Etat ne doit plus s'occuper d'économie, peu à peu, vous allez favoriser la création d'entreprises mondiales, qui auront de plus en plus d'influence et de pouvoir, dans tous les domaines. Pensez à bien y prendre des parts!
Progressivement, donc, le pays et le peuple va entrer dans une dépendance, d'abord économique, puis sociale et culturelle, vis à vis de ces grands groupes "leaders".
Et l'idéologie de la mondialisation, c'est faire croire cela : si le destin du peuple est dépendant des intérêts privés incarnés par ces grands groupes, ce n'est qu'un fruit naturel et inévitable du progrès. Et, puisque c'est le fruit du progrès, on ne peut que s'en réjouir.
Ne vous en faites pas, là encore, l'idée passe très facilement.
D'autant plus que pour lui donner davantage de force, vous aurez pris soin de correctement interpréter le passé : les guerres, les conflits, tout cela provient de l'existence des frontières et d'intérêts partisans et nationaux.
Vous ferez ensuite appel à l'idéal philosophique du cosmopolite : l'homme parfaitement libre et émancipé n'a pas besoin d'attaches. Il est citoyen du monde.
Et vous l'appliquez à des domaines qui lui était originellement étranger, comme l'économie : les bonnes entreprises sont les entreprises mondiales, sans attaches. On doit faire disparaître, dans la mesure du possible, toutes les frontières économiques, car elles perturbent le bon fonctionnement des marchés et créent des conflits.
Ainsi, à nouveau, vous déssaisissez l'Etat de son pouvoir, vous en tirez un profit privé, mais vous faites croire qu'il n'y a pas d'autres politiques raisonnables.
(En cas de crise économique, ce qui ne manquera pas de se produire dans ce système d'accaparement masqué des richesses, pensez à ces trois subterfuges :
- rappelez que vous incarnez l'Etat, qui, lui au moins, est protecteur, même s'il est endetté et que vous travaillez nuits et jours pour épongez la dette.
- envoyez vos économistes et sociologues expliquer qu'en fait ce n'est pas l'argent qui fait le bonheur ; que, oui, on s'était trompé, mais que la crise a du bon : on retrouve enfin les vraies valeurs.
- devenez écologistes : c'est toujours bon de revenir à la nature quand ça va mal.)
Mes chers amis, puisque c'est à vous tous ensemble que j'écris, n'oubliez pas une chose : vous n'êtes pas seuls.
Ce n'est pas la recette d'une dictature solitaire que je vous donne là. Mais celle d'une dictature partagée entre vous tous : quelques centaines au plus par état. Et comme c'est le monde entier que vous exploitez, vous voyez que cela vous laisse de la marge - et surtout : c'est une méthode sûre pour que jamais le peuple ne s'aperçoive de quelque chose ou ne comprenne comment en sortir.
Ainsi, la mondialisation sera d'autant plus réussi pour vous que vous aurez pris des contacts avec vos pairs dans les autres pays.
Pour parachever le tout, il sera bon d'appliquer la recette de la mondialisation, mais à la sauce politique (et c'est là, la quatrième réponse, l'aboutissement en quelque sorte des trois autres - car celle-ci permettra à la fois de vous déresponsabiliser et de dissoudre le peuple):
C'est assez facile. Vous expliquez que, pour faire face à la "mondialisation heureuse", il faut pouvoir prendre des décisions à un rang supérieur : un pays seul n'est "évidemment" jamais assez puissant pour "se protéger". Criez bien fort : "Pour pouvoir changer le monde, il faut s'y adapter! Assez d'idéologie, suivons sans faillir la ligne tracée par le pragmatisme!" Les foules, qui aiment qu'on leur offre des paradoxes à ruminer, vous applaudiront comme un nouveau visionnaire.
Faites alors de grands discours sur l'homme de demain : nomade, et en même temps relié à tout de manière virtuelle, attaché non pas au destin d'un pays, mais au destin du monde, qui aimera son prochain comme lui-même, parce que celui-ci sera un peu lui-même, parce que tout le monde sera métissé, etc. etc. etc..
Surtout ne soyez pas racistes : c'est trop voyant. Soyez "métiste" : c'est plus sûr. Pour le mélange universel et, dans le même moment, apôtre de la diversité. Ca permet de conserver des divisions sans en avoir l'air. Jouez sur tous les tableaux.
Bref : faites rêver votre peuple et apprenez lui à ne plus trop aimer sa nation : faites le rêver en lui parlant d'un au-delà. Ne soyez SURTOUT pas nationaliste. C'est dépassé depuis longtemps. Il faut vivre avec son temps pour bien l'exploiter. Or le temps est propice, vous allez voir!
Donc, dans vos interventions, avant de parler d'un problème, d'une polémique, etc., précisez bien que ce "type de débat" est vraiment "nationo-national" (franco-français, belgo-belge, etc. en fonction de votre pays) et qu'il faut élargir la vision, ne pas rester étriqué dans l'approche vulgaiement naïve du natif obtus.
Avec vos amis des autres pays, mettez alors au point votre grand projet : une sorte de gouvernement international (qui commence à l'échelle que vous voulez, mais nul n'est besoin de cacher que vous aspirez à un gouvernement mondial, ou à un état mondial : cela fait utopie progressiste. Les gens en raffolent).
L'organisation doit être faite en sorte qu'une minorité de gens soient capables de savoir en détail qui fait quoi et pourquoi.
Cela permettra de dissoudre la responsabilité au point de la faire disparaître.
Ainsi, si jamais vous prenez une décision qui déplait au peuple : expliquez que cela ne vient pas de vous, mais de plus haut.
Evidemment, à force, il arrivera un jour où le peuple en aura assez de cette organisation. Mais, en ce cas, rappelez les beaux discours, la promesse de paix et de prospérité : ravivez les flammes de l'utopie. Et précisez enfin qu'en fait l'organisation n'est pas responsable, puisque, dans le fond, chaque pays garde son indépendance.
Tenez de la sorte des propos contradictoires (à des temps différents, bien sûr). Ca embrouille et ça noie le poisson le temps que rien ne change.
Personne ne viendra vous faire remarquer que de deux choses l'une :
- si la décision vient de plus haut, le peuple se l'est vu imposée et ce n'est plus la démocratie ;
- si chaque pays conserve son indépendance, cette organisation politique n'en est pas vraiment une (et on pourrait alors commencer à se douter qu'elle sert à autre chose).
Pour finir, cerise sur ce gros gâteau, vous dissolvez le peuple : vous créez une assemblée où vous mélangez tous les "représentants" de tous les peuples.
Ce sera assez facile : seuls les vieux réactionnaires ne seraient pas ébahis par tant d'audace visionnaire. Une démocratie continentale ou même mondiale, pensez! Enfin l'union de tous les peuples, à l'unisson, comme un seul choeur!
De fait, grâce à l'existence de cette assemblée, vous conservez l'apparence d'une politique démocratique. Mais il ne s'agit plus d'une assemblée du peuple, mais d'une assemblée des peuples : et ce passage du singulier au pluriel change tout. Car, de la sorte, chaque peuple, pris en lui-même, n'a plus aucun pouvoir : il est dans l'obligation de s'allier avec d'autres pour espérer peser sur son propre destin.
C'est la démocratie sans la démocratie. Avouez que c'est tout de même une invention géniale.
Et cela laisse les coudées franches à tous ceux qui ont les réseaux nécessaires pour se lier à ces représentants : vous et vos amis.
Enfin, si jamais votre peuple est trop remonté, que vous avez la maladresse de le laisser s'exprimer sur le sujet (il faudrait tout de même que vous soyez fort étourdi!) et qu'il rejette cette organisation, vous avez, je vous le rappelle, les moyens de faire que rien ne se passe et que cela semble légitime.
Voici comment :
D'abord, vous pouvez expliquer qu'il n'est pas normal qu'un seul peuple, fut-ce le vôtre, entrave cette grande construction : ce ne serait pas démocratique puisque ce peuple n'est pas majoritaire. (Ce sophisme marche très bien : on confond démocratie et simple vote à la majorité d'une assemblée).
Ensuite, vous faites en gros comme je vous l'expliquais vers la fin de ma première lettre.
Vous exprimez votre désarroi : vous ne comprenez pas ce que veut dire ce refus, car un "non" peut vouloir dire tant de choses! Et vous pouvez aller jusqu'à prétendre qu'au fond le peuple n'a pas répondu à la question qui était posée mais à une autre. (Si, si, je vous assure que vous aurez encore l'air démocrate même en sous-entendant ainsi que le vote du peuple ne devrait pas vraiment faire loi).
Vous avez alors deux possibilités : soit faire revoter le peuple (qui, de guerre lasse, pourrait bien voter "oui", preuve qu'il est versatil et qu'il n'avait pas compris la question la première fois), soit faire voter les "représentants" du peuple (c'est-à-dire vos amis).
Voilà donc, à gros traits, la recette achevée pour, en groupe, se saisir du pouvoir, l'enlever au peuple, paraître toujours légitime, en tirer profit, le garder et ne pas y risquer sa vie.
Je vous rappelle tout de même, avant de finir, trois conseils qu'il vous faut suivre à la lettre, sous peine d'une véritable catastrophe :
- ne pas vous-mêmes devenir dupes de l'idéologie que vous répandez.
- ne pas vous faire dépasser vous-aussi par la technologie.
- dans la mesure du possible : faire seulement semblant de vous concurrencer entre vous.
Puissiez-vous connaitre de nombreux succès dans vos entreprises,
A bientôt chers tous,
Marc.
P.S. : Au moment d'envoyer cette lettre, je m'aperçois qu'il est déjà trop tard. Vous n'avez suivi aucun des trois conseils précédents... Et cela complique bien des choses!