Ce billet est le premier d'une nouvelle série, en quatre livraisons, dont l'objet est d'apporter quelques reflexions supplémentaires à propos de la recherche de la vérité et de la manière d'aboutir. Plus précisément, je vais m'efforcer de présenter quelque peu la méthode dialectique, et de clarifier grâce à elle la relation entre connaissance et vérité, les différents degrés de vérité et les différentes espèces de vérité. Et puisque quae sunt Caesaris, Caesari..., il est bon de noter que l'idée de traiter ces sujets m'a été suggérée à la lecture de certaines réflexions conjointes de Renard, Brocéliande et Marielle.
Le plan que nous suivrons sera donc le suivant :
1) L'art délicat de la dialectique
2) "La connaissance est possible"
3) Les degrés de vérité
4) Les espèces de vérité
1. L'art délicat de la dialectique
Dans un précédent billet, intitulé Logique et vérité, j'ai voulu montrer que la recherche reposait sur un principe fondamentale, le principe de non-contradiction, et que la logique devait être l'exigence première de tout philosophe et "chercheur".
A cette occasion, j'ai souligné le fait que cette exigence ne devait pas rester purement formelle, mais devait prendre en compte l'analyse du contenu même des concepts. Cependant, il peut y avoir encore quelque confusion à ce sujet, à cause de l'ambiguité du langage.
En effet, alors que "logique" renvoie à l'origine à l'art d'utiliser le logos de manière correcte ("technè logikè"), le terme en est venu finalement à signifier l'ensemble des règles que doit suivre un discours pour présenter une forme admissible dans le cadre d'un raisonnement. En employant donc le terme de "logique", je pouvais donner l'impression de renvoyer au sens ordinaire, ce qui n'était pas le cas.
La logique, entendue de manière générale comme "art d'utiliser le logos", se subdivise en fait en deux espèces : la logique au sens ordinaire (la logique formelle) et la dialectique.
Notons que le terme de dialectique a lui-même pris deux sens opposés : il peut servir à désigner une manière de persuasion, assez éloignée de la connaissance (c'est le sens hérité d'Aristote et repris par Kant) ou une méthode de clarification de la pensée afin de déterminer le vrai (c'est le sens platonicien, en partie repris par Hegel). Il serait fort long d'examiner les raisons de cette polysémie. Il suffira de savoir que c'est évidemment dans le dernier sens qu'il faut entendre ici le terme.
Il y a entre les deux aspects de la logique (logique formelle et dialectique) la même différence qu'il y a en médecine entre une palpation externe et une exploration chirurgicale.
La logique formelle examine la validité extérieure d'un discours - ce pourquoi elle s'en tient à la forme et peut être facilement schématisée en formules de type : "tout A est B, or B est C donc A est C" où l'on voit bien que seule l'articulation des propositions est prise en compte, et non pas leur contenu conceptuel. Un discours pourra donc paraître logique de ce point de vue extérieur dans pour être vrai pour autant.
La dialectique est une méthode par laquelle ce n'est pas seulement le discours qui est examiné, mais la pensée même qu'il sous-tend : il s'agit d'explorer les entrailles des concepts, précisément pour traquer non seulement les contradictions visibles mais aussi celles qui ne sont pas apparentes. C'est donc une méthode bien supérieure à la logique formelle, mais elle est aussi, pour cela, bien plus délicate à employer et à maitriser. S'il est possible de trouver des formes de discours universelles assez précises (comme celles du syllogisme), il est beaucoup moins évident de faire de même avec les contenus de pensée, forcément plus libre.
L'objet de ce billet n'est pas de faire l'explication complète de la dialectique : ce serait sans doute fastidieux et, il faut bien le dire, assez malaisé ; on apprend la dialectique en la voyant à l'oeuvre et en s'y efforcant ensuite.
Les règles à employer ne peuvent s'exprimer que de manière très générales, puisqu'elles doivent pouvoir s'appliquer à tous les cas, c.-à-d. à toutes les propositions de pensées, et qu'il n'y a rien de plus vaste.
Platon, à de nombreux endroits, nous parle de la pratique dialectique. Dans un dialogue, en particulier, il prend la peine d'en expliquer les principes généraux. Il ne le met d'ailleurs pas, cette fois-ci, dans la bouche de son maître, mais dans celle de Parménide qui explique au jeune Socrate comment il faut faire. Cela est assez significatif de l'importance de ce passage, puisque c'est presque le seul où Socrate, encore jeune, est réellement en position d'élève (il y en a encore un second, dans le Banquet, où il reçoit l'enseignement de Diotime de Mantinée).
A Socrate qui lui demande comment il doit s'exercer à la dialectique, après lui avoir rappelé qu'il a raison de ne pas s'en tenir à réfléchir sur les seules choses visibles, Parménide explique : "Mais il faut continuer et faire ceci encore. Il ne suffit pas d'examiner les conséquences qui, pour chaque prédicat [ou affirmation de quelque chose sur quelque chose], découlent de l'hypothèse 'si c'est...', mais il faut aussi, si tu veux t'entrainer à fond, faire, pour le même objet, l'hypothèse : 'si ce n'est pas...'." (Parménide, 136a, trad. de Luc Brisson légérement modifiée). Et, plus loins, il précise : "en un mot, donc, au sujet de tout ce que toujours tu poses par hypothèse 'être' ou 'ne pas être', ou recevoir une autre caractéristique, il faut examiner de la même façon les conséquences qui découlent pour ces choses elles-mêmes et pour chacune des autres choses, que tu auras choisie, en les considérant l'une après l'autre, puis, pour plusieurs, et pour toutes sans exception. Et, de nouveau, tu mettras les autres choses en relation avec elles-mêmes et avec le prédicat que tu auras choisi, que tu l'aies supposé être ou ne pas être, à supposé que tu aies l'intention de t'entrainer comme il faut et de discerner à coup sûr la vérité."
La promesse est alléchante, mais force est de constater que la généralité même de son propos le rend peu compréhensible. Et nous ne pouvons qu'acquiescer au jeune Socrate lorsqu'il dit son embarras : "Elle n'est pas, observa Socrate, d'un maniement facile la méthode que tu indiques, Parménide, et je ne la comprends pas très bien."
Alors, essayons de simplifier un peu. Que nous demande le Parménide de Platon? De prendre chaque concept et de l'examiner 'sous toutes les coutures' : de voir ce que chaque idée implique, ce qu'elle suppose et quelles sont les conséquences si elle correspond à une réalité - et de même, quelles sont les conséquences si cette idée n'est pas vraie. Il faut donc questionner les concepts pour en faire sortir tout le sens (ou le non-sens) en examinant sa relation interne (c.-à-d. sa relation en terme de signification) avec les autres concepts. C'est dans l'examen de cette relation que l'on peut montrer l'existence d'une contradiction interne à telle ou telle hypothèse.
Par l'interrogation à laquelle elle soumet la pensée, on peut donner à la dialectique deux fonctions : clarifiér l'expression de la pensée (et donc la pensée elle-même : ne pas confondre derrière des mots identiques ou ressemblants, des concepts différents, par ex.), et, ensuite, déterminer la cohérence ou l'incohérence de cette pensée.
Dans mon billet sur logique et vérité, j'ai indiqué que la seule manière de démontrer définitivement une vérité est de pouvoir montrer que toutes les autres éventualités sur le sujet sont impossibles, autrement dit qu'elles recèlent une contradiction.
C'est évidemment le rôle de la dialectique de le faire : prendre l'hypothèse A, l'examiner en détail pour voir ce qu'elle implique. Puis prendre l'hypothèse contraire (non-A), et faire de même. Si l'analyse est suffisamment bien menée - ce qui peut être difficile, voire impraticable, en fonction des sujets abordés - il arrive que l'on démontre ainsi l'absurdité (c.-à-d. l'impossibilité rationnelle) de l'une ou l'autre hypothèse.
Soulignons que l'usage de la dialectique peut se faire plus facilement en gardant à l'esprit que la contradiction repose toujours sur une dualité irréductible. De deux propositions contradictoires ("c'est..." ou "ce n'est pas..."), il est impossible que les deux soient vraies simultanément. Et si les deux hypothèses sont suffisamment générales pour ne pas permettre de troisième éventualité sur le sujet abordé, on peut conclure de la fausseté de l'une la vérité de l'autre (c'est une application du principe du tiers exclus).
Mais le mieux est sans doute de proposer un exemple d'usage de la dialectique. Et c'est ce que proposera le billet suivant, où nous examinerons cette hypothèse : "la connaissance est possible".