Dans le précédent billet, nous avons rappelé les deux piliers du libéralisme.
Le premier est la croyance en l'autorégulation du marché. Il semble que ce pilier se soit écroulé sous le coup des chutes boursières.
Mais c'est le second pilier, qui tient encore, qui nous intéresse aujourd'hui. Il tient encore, mais est tenu désormais masqué parce qu'il était censé prouver que le libéralisme est essentiellement moral.
Rappelons ce dont il s'agit : l’échange libre est producteur de richesses.
Il est possible d’échanger bien des choses : objets, services, informations.
Pour que l’échange soit juste, il est nécessaire que la valeur des objets échangés soit égale.
Or les libéraux expliquent qu’elle n‘est pas égale, mais que, pour autant, l’échange n’est pas injuste. Pourquoi ? Parce qu’en réalité l’échange est avantageux pour chacun des échangeurs. En effet, dès lors que rien ne vient contraindre l’échange, si l’accord est passé et que l’échange se fait, c’est que les deux personnes ont jugé la valeur de ce qu’ils donnent comme inférieure à la valeur de ce qu’ils reçoivent. Chacun pense donc avoir fait « une affaire convenable » et avoir gagné quelque chose dans cet échange. Sans quoi, l’échange n’aurait pas eu lieu.
Autrement dit : pour qu’un échange libre puisse avoir lieu, il ne faut pas simplement que la valeur des objets soient égale (sinon nous ne trouverions pas un intérêt à échanger), mais que chacun gagne quelque chose dans cet échange.
Ainsi l’échange libre enrichit les deux partis, et crée donc de la richesse.
L’argumentaire est séduisant. Et l’histoire est jolie. Malheureusement, elle repose sur deux suppositions erronées : d’abord que l’on ne se trompe jamais dans l’estimation de ce qui est juste, et ensuite qu’un échange peut être libre.
Procédons par ordre.
1) Selon les libéraux, tout échange libre est juste puisque les deux échangeurs n’auraient pas échangé s’ils n’étaient pas tous les deux satisfaits de l’échange.
Mais cela suppose que la justice soit définie par la perception que l’on en a. Les libéraux admettent donc que la justice des échanges est une réalité subjective – et donc que l’on ne peut jamais se tromper ni être trompé sur la justice d’un échange.
Ceci est une supposition exorbitante : imaginons un homme un peu simple qui accepte d’échanger son billet de 20 euros contre un bonbon. Il est satisfait, le vendeur est satisfait. Mais qui osera dire que l’échange est juste ? Qui osera dire que les deux sont gagnants ? Pourtant les libéraux devront dire que c’est là la justice des échanges dont ils parlent.
C’est une erreur, évidemment. Car la justice n’est pas une affaire de satisfaction mutuelle. Elle ne dépend pas de notre fantaisie. La justice dépend de ce qui est fait et de ce qui est échangé. Ce n’est pas à nous de décider, c. à d. d’inventer, ce qui est juste dans telle ou telle circonstance : nous avons à le découvrir et à l’observer.
2) Selon les libéraux tout échange est naturellement juste s’il est libre. Cela suppose donc que l’échange puisse être libre, cad que rien ne contraigne ni le vendeur à vendre ni l’acheteur à acheter s’il estime que la valeur obtenue n’est pas à la hauteur de la valeur cédée. L’ennui, c’est qu’aucun échange n’est réellement libre, sauf cas exceptionnels. Pourquoi ? C’est assez simple et c’est connu de très loin. L’échange nait du besoin : c’est parce que nous ne pouvons pas, seuls, satisfaire chacun à tous nos besoins que nous procédons à des échanges. Ce pourquoi il est faux de prétendre que si la valeur des objets échangés n'était pas inégale, l'échange ne se ferait pas. Car l'échange ne se fait pas d'abord pour s'enrichir dans l'échange, mais pour répondre à un besoin - ce qui n'est pas la même chose.
Or le besoin, qu’est-ce, sinon une contrainte ? La nécessité même d’échanger interdit que cet échange soit libre. Il faudrait que celui qui vend ait la même nécessité de céder son objet que celui qui l’achète a la nécessité de l’obtenir, pour que cela s’équilibre. Mais qui pourra assurer qu’une telle condition est remplie ? Il est même en réalité impossible que ce soit le cas : cela supposerait que le vendeur et l’acheteur aient la même réserve de richesse et d’espoir de trouver ce qu’ils souhaitent ailleurs, éventuellement. A ces conditions seulement, lors de l’échange, la nécessité d’acheter de l’un sera égale à la nécessité de vendre de l’autre. Qui ne voit que cela est tout bonnement irréalisable ? Pour le reste, le seul échange réellement libre serait un échange sans contrainte, cad qui ne répondrait pas à un besoin. Un échange pour le plaisir de l’échange. Qu’est-ce à dire sinon que l’échange doit être inutile pour être réellement libre ?
Il semble donc que les capitalistes libéraux confondent l’économie et l’art – ce qui n’est pas vraiment pour nous étonner !
Ainsi, nous nous apercevons que le second pilier du libéralisme est de sable lui aussi, et qu'il se trompe sur ce qui est juste. Il serait intéressant de voir comment cette injustice se manifeste déjà dans son fonctionnement le plus simple. Ce sera sans doute l'objet d'un prochain billet.
Pour le moment, il suffira de constater que réguler le libéralisme, outre que c'est, pour le moins, un oxymore, sera toujours insuffisant pour le moraliser, si l'on ne transforme pas totalement non pas le premier seulement mais ces deux piliers de notre philosophie économique.