A nouveau, l’Internet montre sa grande difficulté à transmettre les nuances. Dans son émission sur France Culture du 2 Mai, Répliques, consacré au devenir de la presse, Alain Finkielkraut s’est demandé si l’influence de l’Internet n’était pas néfaste, au-delà des seules considérations financières. Que n’avait-il pas dit ! Comment peut-on encore oser se poser des questions sur les bienfaits universellement célébrés de l’Internet sur les consciences et le progrès humain ?
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Il a osé pourtant : « Internet, c’est l’utopie du discours totalement incontrôlé. Tout est permis, tout est possible, tout est égal. Je me demande si la presse n'est pas dans la nécessité de s'adapter à cette nouvelle réalité. J'en veux pour preuve l'évolution de l'émission de Daniel Schneidermann, Arrêt sur Images créée dans l'idée que la presse n'est pas un contre-pouvoir mais un pouvoir, et qu'il fallait y réfléchir. Maintenant, cette émission, passée sur le net, a créé Ligne Jaune. Il ne s'agit plus de moraliser la presse mais d'épouser le mouvement, de libérer le discours journalistique de tous les freins qu'il pouvait connaître pour le mettre à l'heure d'Internet. Si la presse épouse ce mouvement, s'en est fini de la déontologie journalistique. »
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Arrêt sur Image a demandé un droit de réponse et a reçu Finkielkraut, qui a confirmé qu’à son avis, « Internet est un asile pour les images, les photos, les conversations volées » et qu’en ce sens, c’est « la poubelle de l’information », c’est-à-dire le lieu où tous les « rebuts » qui normalement auraient été écartés de la diffusion de l’information trouvent un hébergement et donc une forme de publicité.D’après ce que j’ai pu voir, D. Schneidermann lui a objecté : « que l’internet n’existait pas » (parce que ce n’était pas une réalité homogène), et que ses craintes étaient infondées parce que, sur Dailymotion, par exemple, il suffit de demander à l’hébergeur et les vidéos sont retirés. Comme d’habitude, M. Finkielkraut étant, comme chacun sait, un réactionnaire technophobe qui réagit par impulsions épidermiques, sur l’internet, à ce que j’ai pu lire, la cause semble entendue : il n’a rien compris et de toute façon il n’y connait rien, n’ayant même pas d’ordinateur chez lui (c’est pour dire, le pauvre, si tout cela le dépasse) ! Je ne sais pas trop qui a des réactions épidermiques en entendant le nom d’Alain Finkielkraut, ni qui s’illusionnent sur les valeurs incarnées par l’internet. Mais ce que je sais, c’est que :1) Il n’est pas nécessaire de faire soi-même l’expérience de quelque chose pour y réfléchir. Et il peut même être intéressant d’avoir un point de vue distancié.
2) Ce n’est pas faire la preuve d’une grande « ouverture » et d’un grand « partage » que de disqualifier son adversaire sans examiner ses arguments.
3) Que Dailymotion n’est qu’un cas particulier, et qu’il sera beaucoup plus difficile de faire retirer des vidéos de Youtube ou d’autres hébergeurs étrangers.
4) Que l’internet existe et que c’est un procédé de diffusion très large : que les contenus soient divers, soit. Mais que parmi ces contenus, il y ait le contenu des « poubelles », lequel n’aurait pas pu être diffusé sans cela ou aurait été beaucoup moins accessible, c’est une constatation, me semble-t-il, assez élémentaire, que l’on peut faire précisément en « surfant » quelque peu.
Mais, n’est-ce pas, que sont toutes ces considérations devant le fait, majeur, qu’Alain Finkielkraut est un rabat-joie ?
---Il y eut un autre rabat-joie, autrefois, bien oublié sans doute et qui, péniblement aussi, s’essayait à penser. Voici ce qu’il écrivit :" SOCRATE : - J'ai donc ouï dire qu'il existait près de Naucratis, en Égypte, un des antiques dieux de ce pays [...]. Ce dieu se nommait Theuth. C'est lui qui le premier inventa la science des nombres, le calcul, la géométrie, l'astronomie, le trictrac, les dés, et enfin l'écriture. Le roi Thamous régnait alors sur toute la contrée [...]. Theuth vint donc trouver ce roi pour lui montrer les arts qu'il avait inventés, et il lui dit qu'il fallait les répandre parmi les Égyptiens. Le roi lui demanda de quelle utilité serait chacun des arts. Le dieu le renseigna ; et, selon qu'il les jugeait être un bien ou un mal, le roi approuvait ou blâmait. On dit que Thamous fit à Theuth beaucoup d'observations pour et contre chaque art. Il serait trop long de les exposer. Mais, quand on en vint à l'écriture : «Roi, lui dit Theuth, cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l'art de se souvenir, car j'ai trouvé un remède pour soulager la science et la mémoire. » Et le roi répondit :
- Très ingénieux Theuth, tel homme est capable de créer les arts, et tel autre est à même de juger quel lot d'utilité ou de nocivité ils conféreront à ceux qui en feront usage. Et c'est ainsi que toi, père de l'écriture, tu lui attribues, par bienveillance, tout le contraire de ce qu'elle peut apporter.
Conduisant ceux qui les connaîtront à négliger d'exercer leur mémoire, c'est l'oubli qu'ils introduiront dans leurs âmes : faisant confiance à l'écrit, c'est du dehors en recourant à des signes étrangers, et non du dedans, par leurs ressources propres, qu'ils se ressouviendront ; ce n'est donc pas pour la mémoire mais pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède. Et c'est l'apparence et non la réalité du savoir que tu procures à tes disciples, car comme tu leur permets de devenir érudits sans être instruits, ils paraîtront pleins de savoir, alors qu'en réalité ils seront le plus souvent ignorants et d'un commerce insupportable, car ils seront devenus de faux savants. "
[…] Ainsi celui qui croit avoir consigné son savoir par écrit tout autant que celui qui le recueille en croyant que de l'écrit naîtront évidence et certitude, sont l'un et l'autre tout pleins de naïveté dans la mesure où ils croient trouver dans les textes écrits autre chose qu'un moyen permettant à celui qui sait de se ressouvenir des choses dont traitent les écrits.
PHÈDRE : - C'est très juste.
SOCRATE : - Car ce qu'il y a de redoutable dans l'écriture, c'est qu'elle ressemble vraiment à la peinture : les créations de celle-ci font figure d'êtres vivants, mais qu'on leur pose quelque question, pleines de dignité, elles gardent le silence. Ainsi des textes : on croirait qu'ils s'expriment comme des êtres pensants, mais questionne-t-on, dans l'intention de comprendre, l'un de leurs dires, ils n'indiquent qu'une chose, toujours la même. Une fois écrit, tout discours circule partout, allant indifféremment de gens compétents à d'autres dont il n'est nullement l'affaire, sans savoir à qui il doit s'adresser. Est-il négligé ou maltraité injustement ? Il ne peut se passer du secours de son père, car il est incapable de se défendre ni de se secourir lui-même. "
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Ma foi, Finkielkraut aux cotés de Platon, ou ses détracteurs aux cotés de Google ? Je crois que je ne vais pas balancer très longtemps.