3. Les degrés de vérité
Peut-on atteindre la vérité absolue et totale ? Avant même de chercher à répondre à cette question, il convient d’en éclaircir le sens.
Qu’entend-on par « vérité absolue » ?
Il me semble qu’il y a au moins deux sens possibles à cette expression.
On peut qualifier de « vérité absolue » une pensée ou une affirmation dont la certitude ne fait pas le moindre doute. En ce cas, c’est la confiance que l’on accorde à cet énoncé qui est absolue – et non pas le contenu de l’énoncé lui-même. Notons cela le sens 1.
Mais on peut aussi entendre, par « vérité absolue » un énoncé dont la vérité ne dépend de rien que de lui-même. Il porte en lui sa propre justification, et il n’est pas besoin de chercher ailleurs des arguments supplémentaires pour prouver sa vérité. Notons cela le sens 2.
Un énoncé peut être d’une vérité absolue, selon le sens 1 (c.-à-d. s’accompagner d’une certitude absolue) sans pour autant être d’une vérité absolue, selon le sens 2 (c.-à-d. porter en lui-même la justification de la vérité de son contenu).
Par exemple, que le carré de l’hypoténuse soit égal aux carrés des autres cotés d’un triangle rectangle dans l’espace euclidien, peut être considérée comme une vérité d’une certitude absolue. Mais ce n’est pas un énoncé dont le contenu de vérité est absolue, parce que pour la justifier, il faut faire appel à des éléments extérieurs l’énoncé lui-même – et que sa vérité est donc relative à la vérité des éléments ainsi importés.
En revanche, toute affirmation d’une vérité absolue au sens 2 est aussi d’une vérité absolue au sens 1. En effet, si elle porte en elle tout ce qui est nécessaire pour justifier sa vérité, celle-ci est nécessairement, de fait, d’une certitude absolue.
A ma connaissance (mais certaines ont pu m’échapper), il n’existe que deux propositions dont le contenu est une vérité absolue au sens 2. La première peut s’énoncer de différentes manière. On peut dire « une réalité existe », ou « il y a de la réalité », ou encore « la réalité est réelle ». C’est une vérité dont le contenu est absolu, car, à supposer que rien de ce que l’on pense vrai n’existe, il resterait exact que quelque chose existe, et donc qu’ « une réalité existe », même si, pour le moment, on ne la connait pas autrement que dans sa plus parfaite généralité. A vrai dire, c’est même une tautologie : cela consiste simplement à dire que « la réalité est réalité » ou que « ce qui est réel est réel », c’est-à-dire existe ; et peu importe pour le moment que l’on sache ou non dans le détail ce que comporte la réalité : le fait est que « la réalité existe ». Affirmer le contraire, et dire que « la réalité n’existe pas », ce serait dire que « ce qui est réel est irréel » et que, par conséquent, « ce qui est irréel est réel ». Ce serait une absurdité, et donc une impossibilité pure et simple.
On voit donc que la proposition « une réalité existe » est une vérité qui repose sur elle-même et qui, pour cette raison, est d’une certitude absolue. C’est donc une vérité absolue dans les deux sens du terme.
La seconde proposition qui remplit les conditions pour être classée dans la même catégorie est la suivante : « il y a de la pensée » ou « de la pensée existe ». C’est, si l’on veut, une pensée « performative » : elle se réalise au moment où elle s’énonce. Or si l’on peut douter de tout, comme dirait Descartes, on ne peut pas douter qu’on doute, et donc qu’on pense. La pensée « la pensée n’existe pas » serait contradictoire avec elle-même.
On constate donc que cette proposition également est une vérité qui repose sur elle-même et qui est d’une certitude absolue. C’est donc bien une vérité absolue dans les deux sens du terme.
Notons d’ailleurs que, portant avec elles leur propre justification, ces propositions peuvent être prises comme axiomes et éléments premiers d’un raisonnement, qui, de ce fait, auront là autre chose qu’une hypothèse pour débuter.
Quoiqu’il en soit, ces deux exemples suffisent à montrer qu’il nous est possible de connaitre des vérités absolues.
Il y a peut-être un autre sens de « vérité absolue », qui pourrait vouloir dire alors une « pensée qui porte en elle la compréhension absolument exacte de quelque chose de réel ». Je n’en traiterais pas ici pour une raison toute simple : j’ai déjà montré dans le précédent billet qu’il n’y a connaissance réelle que si elle porte une certaine compréhension du réel et qu’une telle connaissance était possible. Et il va de soi que cette compréhension doit être bel et bien exacte pour être une réelle compréhension. Tant donc que la pensée ne porte pas une compréhension exacte de la réalité, on ne peut pas parler légitimement de connaissance ou de vérité. En ce dernier sens, donc, une connaissance (ou une vérité) est absolue ou n’est pas.
Si l’on peut connaitre des vérités absolues, peut-on pour autant connaitre la vérité totale ?
Vérité partiel ou vérité totale peut s’entendre soit par rapport à la question posée, soit par rapport à la connaissance de la réalité totale. A la question « quel est le nom de l’actuel Président de la République française ? » on peut considérer que « Nicolas Sarkozy » est une vérité totale par rapport à la question, au sens où elle épuise ce qui était demandé. Cependant, par rapport à la connaissance de la réalité totale, ce n’est qu’une vérité partielle.
On peut donc déjà constater une chose : il nous est possible de connaitre de telles vérités partielles. Ainsi « la personne qui lit ces lignes est un être vivant » est une vérité, mais c’est une vérité qui ne concerne qu’une petite partie de la réalité (notre orgueil dût-il en souffrir !).
D’une manière générale, on peut penser qu’à chaque question, pour peu qu’elle soit assez précise et bien formulée, il existe une seule réponse vraie – même si on ne la connait pas encore. Et donc qu’il y aura autant de questions que de vérités, toutes évidemment partielles.
Cependant il faut bien noter que toutes ces vérités, pour être nombreuses, ne sont pas incompatibles entre elles : elles répondent chacune à des questions différentes et éclairent donc chacune un aspect différent de la réalité. Loin d’être une diversité de vérités concurrentes ou contradictoires, il doit s’agir d’une pluralité de vérités cohérentes entre elles, puisqu’elles doivent respecter l’unité d’ensemble du réel.
Ainsi, il ne faudrait pas conclure de la pluralité à la diversité : la diversité, étymologiquement, désigne la séparation, la divergence de plusieurs parties entre elles. Les différentes vérités ne sont pas diverses en ce sens parce qu’elles doivent toujours toutes rentrer dans le cadre de l’unité de la réalité.
Par exemple, à la question « le philosophe Socrate était-il grec ? », si l’un répond oui, et l’autre non, chacun peut bien prétendre dire la vérité, mais, en réalité, une seule de ces affirmations sera conforme à la réalité parce qu’elles sont totalement divergentes et que l’une nie l’autre.
Pour que plusieurs vérités puissent coexister, elles ne doivent pas être tels, mais, au contraire, participer chacune à son niveau d’une compréhension de la réalité : « Socrate était grec » et « Descartes était français » sont deux vérités partielles, au sens où elles n’éclairent chacune qu’un aspect du réel, mais tout à fait compatibles.
On doit donc bien comprendre que la pluralité n’est pas incompatible avec l’unité. La pluralité, en quantité proprement indéfinissable, des vérités partielles doit toujours « rentrer » dans l’unité du réel.
Que faut-il alors en conclure sur la vérité totale ?
C’est la vérité qui correspond à cette unité qui regroupe en soi toute la pluralité des vérités partielles.
Mais la relation entre les vérités partielles et la vérité totale peut s’entendre de deux manières.
Par exemple, à la question : « quelle est la capitale de l’Italie ? », la vérité correspondante est « Rome ». Cette vérité est partielle, par rapport à la vérité qui rendrait compte de toute la réalité, évidemment.
Mais imaginons maintenant quelques pages d’un traité de géographie qui listeraient l’ensemble des capitales du monde. Ces quelques pages contiennent donc toutes les réponses aux questions du type : « quelle est la capitale de … ? » dont la précédente n’était qu’une espèce.
De même, envisageons la question suivante : « quel est le résultat de 1+2 ? ». La réponse, 3, est ainsi une vérité. Mais cette vérité n’est qu’une partie de la vérité plus large qui répond à la question : « quels sont les nombres entiers après 0 ? » La réponse sera l’ensemble des entiers naturels positifs. Or cet ensemble, nous ne pouvons pas en faire la liste détaillée, puisqu’il est indéfiniment croissant.
Dans ces deux cas, on peut dire que la « vérité totalisante » envisagée est la somme des vérités partielles qu’elle regroupe : ce sont des listes, des dénombrements, etc.. Et on voit déjà que la connaissance actuelle, détaillée et exhaustive de telles vérités totalisantes n’est pas toujours possibles.
Mais on peut aussi considérer le cas suivant. Un petit traité de géologie peut expliquer comment et pourquoi tel séisme précis s’est produit. Il répond donc à la question : « comment et pourquoi ce séisme s’est-il produit ? ». Mais un séisme plus conséquent peut expliquer en général comment et pourquoi un séisme se produit. Et la vérité partielle précédente s’intègre dans cette vérité là, mais pas tout à fait de la manière dont un exemple s’intègre dans une liste.
De même, plutôt que d’avoir la connaissance de tous les nombres un par un, il est possible d’avoir la connaissance de ce qu’est un nombre et de la manière dont ils s’engendrent.
Il y a donc deux manières différentes d’envisager la relation de la partie au tout : soit le tout est conçu comme la simple somme de ses parties – et c’est alors comme une liste ou un assemblage. Le tout alors n’existe que par ses parties. Soit le tout est conçu comme l’intégralité de ses parties (au sens mathématique de l’intégrale), c’est-à-dire comme une unité générale qui ordonne à soi ses parties. En ce cas, le tout existe par son principe propre, et ses parties n’en sont que des dérivés.
Ainsi, on peut concevoir qu’avant que Socrate puisse exister, il faut que l’être humain en général puisse exister – et que Socrate n’est qu’individu « dérivé » de l’espèce (ou de l’essence) humaine. De même on peut concevoir que si cette pomme qui tombe le fait comme elle le fait, c’est parce que s’applique, à titre de cas particulier « dérivé », la loi, en elle-même générale, de la gravitation.
Dans le cas de la liste, il s’agit, si l’on veut, d’une unité extérieure, comme un regard embrassant plusieurs objets les unifie d’une certaine manière (ainsi on pourrait parle de l’unité d’un tas de gravas dont les objets n’ont pas en eux-mêmes d’autres relations que leur situation dans ce tas). Mais dans le cas de l’intégrale, il s’agit d’une unité interne à une pluralité d’objets, puisque c’est la nature même des objets qui est prise en compte (tous les hommes appartiennent à l’espèce humaine). La pensée de l’unité est alors tirée de l’intérieur même des concepts.
Mais qu’en est-il donc de la vérité totale (en reprenant « totale » dans son sens absolu) ? Qu’en est-il de la vérité « absolument totale » ?
Pour pouvoir répondre à cette question, il faut pouvoir répondre à celle-ci : l’unité de la réalité, visée par l’idée de totalité, renvoie-t-elle seulement à celle d’une liste des objets et des événements qu’elle comporte ? Ou y a-t-il une unité interne à rechercher ?
Dans le premier cas, la recherche est évidemment interminable, en tous les cas pour la raison, qui use d’un procédé discursif, demande du temps, et ne peut pas saisir « le détail de l’infini » : il y a toujours quelque chose à rajouter.
Mais dans le second cas, il ne va pas de soi que la recherche ne puisse pas aboutir, au contraire. A mesure que l’on « totalise » ainsi, on produit des idées et on découvre des lois plus générales. Or l’existence même de concept comme celui de « réalité » montre que la pensée peut s’élever à ce qu’il y a de plus général (car quelle idée peut être plus générale que celle de « réalité » pour décrire la réalité ?). La difficulté ne semble donc pas tant dans la capacité à fournir des concepts adéquats que dans celle de les articuler correctement. Mais il n’y a là rien qui semble radicalement impossible.
Enfin, si le second cas de « vérité totale » est le seul que l’on puisse espérer à la portée de la raison, il faut noter que c’est aussi le seul moyen de totalisation qui permet véritablement de comprendre la réalité. Faire la liste des êtres humains, c’est bien. Mais, pour comprendre à quoi elle correspond, il faut produire le concept d’être humain. Faire tomber des pommes, ça peut être amusant. Mais pour comprendre ce qui se passe, il faut généraliser et produire au jour la loi de la gravitation, etc..
Il est donc plutôt encourageant de constater que, si la connaissance exhaustive de tout ce que comporte la réalité ne nous est pas possible, en réalité, elle n’est pas véritablement nécessaire. Ce qu’il faut pour comprendre le réel (et donc les objets et les événements qui nous entourent), c’est la connaissance de l’unité interne aux phénomènes.
Voilà donc en quel sens on peut espérer atteindre la vérité totale, et en quel sens on ne le peut pas.
Mais parler de vérité « totale » implique que l’on essaie de trouver l’unité de la vérité dans tous les domaines où celle-ci a un rôle à jouer. Cela suppose que, quelque soit le domaine, « vérité » signifie toujours la même chose. Car il n’est pas bon de changer le sens des mots sans changer les conséquences des raisonnements. Pour savoir donc jusqu’où va cette « vérité totale », il faut examiner si les différentes espèces de vérité possèdent elles-mêmes cette unité que l’on recherche dans les choses. Et c’est ce que nous verrons dans le prochain billet, qui sera aussi le dernier.