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Billet de blog 9 juillet 2009

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La chaine des vérités (4) : les espèces de vérité

4. Les espèces de vérité  Parler de vérité totale implique que l’on essaie de trouver l’unité de la vérité dans tous les domaines où celle-ci a un rôle à jouer.S’il suffisait de faire la liste des vérités, le problème ne se poserait pas : il suffirait d’énoncer, dans la mesure de nos connaissances, toutes les vérités (et ce serait un travail toujours inachevé).Mais puisqu’il faut rendre compte de l’unité du réel, au sens de l'unité interne de la réalité (voir billet précédent), il faut commencer par comprendre l’unité propre de la vérité.

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4. Les espèces de vérité

Parler de vérité totale implique que l’on essaie de trouver l’unité de la vérité dans tous les domaines où celle-ci a un rôle à jouer.

S’il suffisait de faire la liste des vérités, le problème ne se poserait pas : il suffirait d’énoncer, dans la mesure de nos connaissances, toutes les vérités (et ce serait un travail toujours inachevé).

Mais puisqu’il faut rendre compte de l’unité du réel, au sens de l'unité interne de la réalité (voir billet précédent), il faut commencer par comprendre l’unité propre de la vérité.

Or cela n’est pas facile car on distingue au moins trois grands domaines de recherche, où elle semble changer de nature, de sorte que l’on peine même à voir pourquoi on lui donne le même nom de « vérité ».

Ces trois domaines sont les domaines physique, logique et morale (ou éthique).

Il s’agit là de la division classique de la philosophie, telle qu’elle a été définie assez tôt, sans doute par le platonicien Xénocrate.

Le terme de « physique » doit ici être pris dans son sens originel : la « physis » est la nature. On pourrait rajouter la « métaphysique », c’est-à-dire ce qui est au-delà du domaine naturel, et qui concerne tout ce qui est immuable, éternel et, en un sens, transcendant.

Dans ces deux cas, on peut dire que la recherche s’occupe directement de savoir ce qui existe dans la réalité. Et la vérité peut se définir comme la simple conformité au réel (ce qui n’est pas à dire que cette définition ne poserait pas d’autres problèmes).

La logique est l’étude de la manière de découvrir la vérité, ou de comprendre la réalité, grâce au logos. Il est possible que les mathématiques soient une application particulière de la logique. Et on a pu dire que les objets mathématiques n’étaient pas des réalités. De sorte que la logique parait s’occuper davantage de la relation entre les concepts, plutôt que de l’étude du réel. En ce cas, il semble que la vérité, dans le domaine logique, ne puisse plus se définir comme la conformité au réel.

Enfin, l’éthique est la réflexion développée par l’homme sur ce qu’il convient de faire. C’est l’aspect le plus proprement pratique de la philosophie – et celui qui lui vaut sans doute sa plus grande célébrité. L’éthique, ou la morale, a pour rôle d’établir non pas ce qui est, mais ce qui devrait être, et donc la manière dont il faut se comporter pour cela. Mais puisque son objet n’est pas la réalité telle qu’elle est, mais telle qu’elle devrait être, il semble absurde de dire que la vérité, en ce domaine, puisse être la conformité de la pensée au réel. Et il peut même sembler qu’il n’y ait pas de vérité en ce domaine, et que tout est affaire de choix personnel.

Pour résumer, la logique doit répondre à la question "comment savoir la vérité?", la "physique/métaphysique" à la question "qu'est-ce qui existe dans la réalité?", la morale ou l'éthique à la question "qu'est-ce qui devrait être?" pour pouvoir dire "ce que nous devons faire" ou "comment nous devons nous comporter".

Nous pouvons tirer de cet examen deux conclusions différentes :

- Soit l’on considère que, derrière ce même mot de vérité, il y a des choses radicalement différentes, et, en ce cas, il y a pure homonymie et on ne peut pas trouver d’unité interne. En ce cas, à la question « pouvons-nous connaître la vérité totale ? », la réponse sera différente en fonction de la « vérité » dont il est question.

- Soit l’on considère assez curieux que des choses différentes aient reçues un nom identique, et qu’il serait peut-être bon d’examiner si cette identité nominale ne renvoie pas à une unité interne réelle.

C’est évidemment la seconde voie que nous allons suivre désormais – car il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin.

Si elle existe, quelle peut être l’unité interne de ces différentes espèces de vérité ?

Peut-être que les Stoïciens peuvent nous aider à y voir plus clair. Des textes fondateurs, nous n’avons plus que des fragments ou des témoignages indirects. Mais certains sont assez intéressants.

« Ils [les Stoïciens] comparent [la philosophie] […] à un champ fertile : le mur qui l’entoure est la logique, les fruits sont l’éthique, la terre ou les arbres sont la physique. » (Diogène Laërce, VII, 39-40)

« Puisque les parties de la philosophie sont inséparables les unes des autres, alors que les arbres sont véritablement différents des fruits, et que les murs sont séparés des arbres, Posidonius préférait comparer la philosophie à un être vivant – la physique correspondant à son sang et à sa chair, la logique à ses os et à ses tendons, l’éthique à son âme. » (Sextus Empiricus, Contre les professurs, VII, 19)

Auparavant, le même Sextus (qui n’était pas lui-même stoïcien, mais sceptique) avait aussi rappelé qu’ils comparaient également la philosophie à un œuf : la logique est la partie extérieure, la physique correspond au blanc, tandis que l’éthique au jaune de l’œuf.

Même s’il y a parfois des versions un peu différentes, il me semble que l’on peut tirer de cela une certaine idée de l’unité de la philosophie – et donc de la vérité qu’elle recherche, derrière la pluralité de ses espèces.

Ces images nous permettent déjà de constater qu'il existe une certaine solidarité entre les trois domaines.

En effet, puisque la logique est l'art d'éprouver la vérité d'un discours, elle doit préserver de l'erreur. Ce pourquoi, elle est idéalement ce mur qui encadre le jardin de la science, ou la coquille qui protège l'œuf de la connaissance.

En un sens, la logique est donc la première discipline à assurer, puisqu'elle conditionne la manière dont on va développer tout discours rationnel dans les autres domaines de la recherche. Sans cette muraille, le jardin serait facilement envahi des mauvaises herbes de l'erreur et de la confusion.

C'est donc en suivant les consignes et les règles logiques que l'on peut s'efforcer ensuite de connaître ce qui existe dans la réalité – et donc de présenter un discours vrai à ce propos. La vérité du discours scientifique sur ce qui est dépend de la vérité de la logique utilisée. Notons toutefois qu'il s'agit d'une succession idéale ou causale, et non historique : dans les faits, c'est en cherchant à connaître ce qui existe que l'on utilise, d'abord un peu sans s'en apercevoir, la logique, et ce n'est qu'ensuite que l'on cherche à mettre en évidence les conditions dans lesquels un discours peut être admis comme vrai, et donc quelles sont les règles de la pensée. Cependant, la succession chronologique n'est pas la succession logique : en l'occurrence, la vérité de ce qui précède (le discours sur ce qui est) dépend de la vérité de ce qui suit (le discours sur la méthode employé). C'est la vérité de la logique employée qui, en réalité, fonde celle de ses applications.

Tels sont les arbres du verger philosophique, dans la représentation idéale qu'en donnaient les stoïciens : à l'abri des intempéries et des contaminations extérieures, grâce à la muraille, ils peuvent se déployer en conservant leur santé, c.-à-d. leur vérité, et leur fertilité.

Car l'arbre donne des fruits. Et de même que l'on se nourrit non de l'arbre lui-même mais de son fruit, de même est-ce du fruit de la science que notre esprit tire son aliment.

En effet, la qualité de notre réflexion dépend de la maitrise que l'on a de notre pensée et des connaissances dont on la nourrit – bref, de l'exercice de la logique et de la science. Or notre action est toujours, directement ou indirectement, l'expression de notre pensée. C'est donc également notre activité qui dépend de notre connaissance des choses. Et, pour être plus précis, notre activité dépend toujours de la réponse que l'on donne à deux questions : que nous est-il possible de faire? Et, parmi les éventualités qui nous sont offertes, qu'est-il bon que nous fassions?

Pour répondre à ces questions, il faut pouvoir répondre à deux autres : quelle est la situation présente? Et qu'est-ce que l'être humain?

En effet, en fonction de la situation, et en fonction de la nature de l'être qui est censé agir, à la fois les éventualités d'action et ce qu'il sera bon de faire ne seront plus les mêmes. On n'attend pas qu'une bête agisse comme un homme, ni qu'un enfant agisse comme un adulte. Et le bien qu'il faudra rechercher, pour l'un ou pour l'autre, n'est nécessairement identique, ni surtout les moyens pour y parvenir. Pour répondre en conscience à la question « que faire? », il faudrait donc évaluer correctement à la fois la nature de la situation présente et la nature du sujet qui se propose d'agir. Remarquons d'ailleurs que si l'on générale la réflexion sur la situation, on peut revenir à la question « qu'est-ce que l'existence humaine? » - et donc à la question sur la nature du sujet en général. Et on s'aperçoit ainsi que la question sur la situation et celle sur le sujet se rejoignent dans celle sur la réalité : quelle est cette réalité dans laquelle nous sommes? Quelle est la réalité humaine, par rapport à la réalité en générale?

De même que pour savoir comment aller quelque part, il faut savoir où l'on se trouve, c'est en se fondant sur la connaissance de ce qui est que l'on peut réfléchir à ce que l'on doit faire. Mais cela est encore une réflexion sur le moyens, et non sur le but lui-même de l'action (la fin). Elle suppose que l'on sache où il faut aller : que l'on sache ce qu'est le bien pour nous.

Eh bien, de même que pour savoir où il faut aller, il faut savoir que nous avons, personnellement, une raison d'y aller, de même c'est en sachant ce qu'est le bien, et son application à notre nature, que nous pouvons savoir véritablement ce qu'il faut vouloir.

Savoir ce qu'est le bien, et quel est son rapport avec la réalité, est sans aucun doute une fort vaste question, qui demanderait toute une série de billets pour être – un peu – éclaircie. Mais on peut remarquer deux choses : d'abord, affirmer que le bien n'existe pas dans la réalité (en entendant ce terme dans son sens la plus large) serait hautement problématique, puisque cela aurait pour conséquence d'affirmer que le bien est une chose irréelle, et donc purement fantaisiste; ensuite on peut souligner le fait que c'est, malgré toutes ses imperfections, dans la situation présente, et dans laquelle nous nous inscrivons, que nous aspirons au bien. Pour ces deux raisons, au moins, il serait donc pour le moins hâtif de prétendre que la réflexion sur la réalité est sans rapport avec la réflexion sur le bien.

En ce domaine, deux erreurs doivent être évitées : la première serait de croire, comme nous venons de nous en rendre compte, que la réflexion éthique peut se passer d'une réflexion sur ce qui est (qu'on entende « ce qui est » comme « la situation présente, le monde qui nous entoure » ou « la réalité », dans toute la généralité que ce terme implique). Nous sommes dans le monde, et le bien lui-même ne doit pas être en dehors de la réalité si l'on veut qu'il soit quelque chose.

La seconde erreur serait à l'inverse de prétendre que toute réflexion sur la bien en soi, trop abstraite et « retirée du monde», est sans objet et que ce qui doit motiver nos choix, c'est simplement l'examen de la situation et de nos sentiments. Ce serait rabattre l'idéal sur le présent.

Pour éviter ces deux écueils, il faut mettre les deux en dialogue (ce que l'on appellerait également pratiquer une dialectique) : le jugement sur le bien en soi, et le jugement sur ce qui est présent. Et tout cela doit se faire dans le respect de la logique.

Quoiqu'il en soit – et pour ne pas allonger encore ce billet -, on a pu voir que, de même que la vérité de la logique conditionne la vérité de notre jugement sur ce qui est, cette vérité conditionne à son tour celle de notre jugement sur ce qui doit être, et donc concernant nos choix et nos actions dans le monde. Ce qui est sans doute le plus important pour nous : savoir quoi faire. Et ainsi la muraille protège les arbres qui donnent de beaux fruits.

On peut donc tirer comme première conclusion que ces différentes espèces de vérité (vérité logique, vérité physique et vérité éthique) sont solidaires et sont, d'une certaine manière, causes les unes des autres. Il ne s'agit pas de trois « choses » isolées. Chacune, à sa manière, lève un voile sur la réalité : en tant qu'elle se laisse connaître, en tant qu'elle est présente autour de nous, en tant qu'elle porte déjà, d'une manière étonnante, par nous et notre pensée, à certains idéaux. Et ces vérités s'enchainent et se déployent en ordre.

Il faut bien dire pourtant que, jusqu'ici, nous avons davantage pressenti l'unité de la vérité derrière ces trois espèces que nous ne l'avons démontrée. C'est que cela serait un travail d'une plus grande subtilité, qui nécessiterait de clarifier l'idée même de « réalité », présente dans la définition de la vérité.

Peut-être, si le courage, la réflexion et la clarté arrivent à s'unir, un prochain billet viendra-t-il combler ce manque, et expliquer, par la même occasion, pourquoi, dans la troisième image proposée par les stoïciens, la logique est représentée par les os et les articulations.

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