Lefrere Marc

Professeur de Philosophie

Abonné·e de Mediapart

110 Billets

0 Édition

Billet de blog 14 février 2010

Lefrere Marc

Professeur de Philosophie

Abonné·e de Mediapart

Rhétorique du capital : l'allégorie du festin

Imaginez un formidable festin de géants : des poulets, des civets, des faisans, des biches et des sangliers ou des boeufs même entiers, engloutis en deux temps trois mouvements par ces grandgousiers.Ils parlaient, ils s'exclaffaient, ils riaient et se tapaient sur l'épaule. Il faut imaginer ce brouhaha de rire et de rots.

Lefrere Marc

Professeur de Philosophie

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Imaginez un formidable festin de géants : des poulets, des civets, des faisans, des biches et des sangliers ou des boeufs même entiers, engloutis en deux temps trois mouvements par ces grandgousiers.

Ils parlaient, ils s'exclaffaient, ils riaient et se tapaient sur l'épaule. Il faut imaginer ce brouhaha de rire et de rots.

De temps en temps, l'un d'entre eux lançait un ordre à un des petits lutins qui s'affairaient dans la cuisine, pour lui demander d'aller plus vite, de cuire davantage ou de confectionner une sauce meilleure.

Parfois ils s'échauffaient l'un l'autre, se disputant pour le même cuissot ou la même pyramide de choux farcis. Mais, la plupart du temps, cela finissait par un accord et ils envoyaient quelques lutins préparer les plats manquants.

Durant ces ébats dinatoires, évidemment, ils laissaient tomber quelques miettes de pain, quelques rognures et quelques lampée de sauce, au gré du hasard et, de temps à autre, de leur générosité. Car aussitôt une nuée de lutins se précipitaient tout autour de la table, tantôt à gauche, tantôt à droite, pour ramasser la précieuse pitence et s'en nourrir.

C'est ainsi que se réalisait le premier principe de l'économie alimentaire : les gros mangeurs profitent toujours aux petits, et plus les gros mangent, plus les petits reçoivent également leur part.

Il arrivait pourtant que certains lutins, doutant de la justice de ce principe, tirent la manche d'un géant pour réclamer plus de miettes. Heureusement, celui-ci, fin connaisseur des règles, lui rappelait la seconde loi : "si vous voulez manger davantage, il faut travailler davantage : arrangez-vous pour rammasser plus de miettes, voilà tout!" Et les lutins, rassurés et heureux de comprendre, eux aussi, la juste morale de l'économie alimentaire ("chacun selon ses mérites"), se remettaient à leur cueillette.

Enfin la plupart. Car certains, décidément rétifs à la logique la plus simple, insistaient : "Mais vous avez plein de nourritures! Donnez-nous en un peu!" Alors les géants s'énervaient : "C'est grâce à nous si vous avez de quoi à manger! Cela mérite tout de même un peu de gratitude de votre part! Croyez-vous que c'est facile de savoir comment répartir tout cela entre vous? Savoir quand il faut donner, comment, à qui? C'est une sacrée responsabilité! Et puis, si vous continuez à nous ennuyer, on quitte la table et on emporte tout! Alors là, vraiment, vous pourrez vous plaindre et vous vous rendrez compte que ce pourrait être bien pire!"

Les lutins alors retournaient à la cuisine ou à leur petit tas de miettes saucées, que les géants semaient, régulièrement, un peu plus sur la gauche, un peu moins vers la droite.

Malgré tout, pris par la faim, quelques-uns encore osaient réclamer encore : "Messieurs Géants, nous vous supplions, nous n'y arrivons plus; la faim nous tenaille!" Ici encore, une salutaire logique apporta la réponse : "Si vous ne réussissez pas à avoir plus de miettes, c'est évidemment parce que vos congénères de gauche, là, en ont amassés plus que vous et qu'ils protègent farouchement ces miettes acquises! Alliez-vous entre vous, et allez leur soutirer leurs miettes, indument confisquées! Et s'il le faut, nous vous aiderons. Nous ne sommes pas ces êtres insensibles que vous décriez si souvent!"

Alors la troupe de lutins de droite se réunissait et partait à l'assaut de la troupe de gauche. Cela faisait des clivages, des rancoeurs, des vengeances. Les lutins n'étaient pas très disciplinés et un peu sauvages, on le voit. Il était heureux que les géants fussent là pour encadrer leurs débordements. Et tantôt ils brimaient ceux de gauche et tantôt ils brimaient ceux de droite, en fonction des circonstances.

Cependant, il ne faut pas croire que les lutins fussent de mauvais bougres, au contraire. Il arriva même qu'un jour quelques géants firent une fête si grande que toute la table en fut renversée et le repas totalement gâté et immangeable! Les géants se lamentèrent et pleurèrent : "hélas, qu'allons-nous pouvoir manger?!" Puis ils regardèrent, désolés, les lutins penauds : "C'est terrible, si nous ne mangeons plus, comment aurez-vous vos petites miettes?" Alors les gentils lutins, prêts à les consoler, souriants, leur tendirent leurs assiettes : "Vous avez raison, ce serait terrible pour nous si vous ne mangiez plus! Tenez, voici tout ce que nous avons!" Les géants engloutirent rapidement le joli monceau ainsi assemblé.

Les lutins, heureux, ramassèrent les miettes des miettes. Hélas, ils avaient encore plus faim que d'habitude. Cela les étonna : "Messieurs les Géants, voyez notre piteux état : la faim nous tenaille plus que jamais!". Ceux-ci se concertèrent et se mirent d'accord : les principes étaient clairs. "Si vous avez plus faim que d'habitude, c'est bien la preuve que vous aviez pris la mauvaise habitude de manger davantage : il faut simplement que votre estomac apprenne à se rétrécir un peu. Un petit régime, cela n'a jamais fait de mal à personne!"

Et ils les renvoyèrent à la cuisine préparer le festin suivant - ce qu'ils firent sans mot dire, et en s'activant, car ils espéraient bien que plus leur activité serait forte, plus vite reviendrait la croissance des petites pluies de miettes.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.