J'avais des pages, des ressemblances, des différences, des hypothèses de succession et d'ordre. Mais rien de sûr.
Rien de sûr, d'autant plus que, si les pages étaient mélées, l'état du livre, sous mon regard, était tel qu'il m'en manquait des morceaux entiers.
Dans ces conditions, comment savoir si, entre deux passages qui semblaient se suivre, ne devait pas en réalité s'insérer une page supplémentaire, et manquante?
La solution me vint de mon enfance.
De même que lorsqu'il manque une pièce à un puzzle, en regardant les bords des autres, tout autour, on peut reconstituer ce que devait être la manquante, il était possible de reconnaître les blancs du discours, et de retisser, au moins en partie, le fil de l'histoire.
J'avais d'autant plus d'espoir que, pour m'aider à cette tâche, j'avais réussi à tirer de l'oubli quelques fragments, comme un écho d'une vieille légende.
Une légende, cependant, qui s'écartait du mythe habituel ; et cela insinua un doute : l'ordre choisi était-il bien exact? Puis je me suis rappelé de ce vieil avis : "méfie-toi de ce que tu crois connaitre!" Car cela nous conduit à éprouver avec moins d'acuité la valeur de notre jugement.
Or j'avais observé en détail les textes, et, bien que l'histoire proposée sortait de l'histoire attendue, elle me paraissait s'imposer d'elle-même. D'ailleurs, son thème en était tout à fait convenu.
C'est en entrechoquant toutes ces idées, en pensée, qu'il m'a semblé bon de réunir quelques-uns de ces importants fragments. Et ils ont dessiné comme une aventure en trois épisodes.
Premier épisode : l'entreprise
Ah! Je fus autrefois un chasseur magnifique
J'allais de lieux en lieux pour assouvir ma faim
Je savais captiver, me montrer diabolique
Glisser un peu de vie là où j'y mettais fin.
Tout à ma volonté, toujours, était réduit.
J'étais le séducteur! Hélas... je fus séduit.
(... la suite m'est incompréhensible ...)
Second épisode : la lutte
(...)
J'abandonnerais tout, mes trésors et mon sang,
Je me ferais poète, inconnu ou maudit,
Je chanterais ta gloire - en rêvant, innocent...
De te boire, oui, boire jusqu'à la lie!
Car c'est un vrai combat qu'il faut que je me livre :
Les mielleux sentiments ne sont pas de mon goût
Et je dois être un autre, ou bien je dois être ivre
Pour succomber ainsi rien qu'en humant ton cou.
Le Comte connait l'art de la guerre, et la mort;
Il sait ce qu'est de voir la crainte et la terreur,
Les supplices cruels et les tourments du corps...
Mais comment s'extirper des tortures du coeur?
(...)
A genoux, devant toi, face à ta nudité,
Devrais-je perdre enfin toute ma cruauté?
(...)
Troisième épisode : la mort
Le ciel auprès de moi avait placé un ange.
Désormais, il s'en va, et je le sais trop tard.
Quelle obscure folie, quelle démence étrange
Me prit pour m'être tu? Puisque, déjà, tu pars...
Je croyais que le temps pouvait m'être un allié;
Rien ne sert de partir, il faut courir assez!
(...)
J'aurais pu t'installer sur le plus haut des trônes
Et tout mettre à tes pieds : qu'on supplie ton aumône!
Je t'aurais emporté, là, au coeur de ce monde,
Et toute la nature n'eût plus été féconde
Qu'en trouvant à sa source, ultime vérité,
Toute la profondeur de ta vive beauté.
Un simple mot de toi, et j'allais sur le champ
Affronter les dragons qui gardent les trésors
Défier jusqu'aux dieux et suer eau et sang
Simplement pour l'éclat de ton sourire d'or.
Tu aurais pu, je crois, me retrouver mon âme,
Quand c'est mon souffle ici que j'essaie de reprendre;
Nous aurions pu enfin faire jaillir la flamme
D'une vie redoublée, ravivée sur mes cendres.
Le ciel auprès de moi avait placé un ange
Depuis presque deux mois, et, déjà, il n'est plus.
Alors, puisqu'il le faut, je retourne à ma fange
Sans guide, sans étoile ; je m'en retourne nu.
(...)
Adorable merveille et fascinante amie,
Goûte là-haut déjà le bonheur qui t'attend;
Je laisse mes espoirs, ils ne sont plus permis
Et quelques longs soupirs les suivront dans le vent.
Je ne souhaite plus rien, tu ne m'as rien laissé.
Douce fleur, tendre rose, l'illusion a cessé.
Tu m'avais emmené, arraché des enfers,
Au sommet des cieux - je redescends sur terre.
Mon destin sera donc d'être maudit toujours
Autant de mon orgueil que du joug de l'amour.
(...)
Le Comte a fait son temps, l'immortel a vécu
Si je ne te vois plus, si la mort a vaincu.
Vois en ce doux poème comme un bel au-revoir
Un reste de fierté, beaucoup de désespoir;
Un démon disparait, le coeur plein de remords;
- Le Comte au dernier souffle articulait encore
"Adieu, ma douce amie, adieu, belle, angélique,
Mon ultime regret, et ma passion unique!"
(à suivre)
