A quelles conditions un système économique est-il juste? Tel est le questionnement au centre de ma réflexion dans les quelques billets que j'ai posté jusque là sur les questions économiques.
Les analyses menées jusque là tendent à prouver que ni le capitalisme ni le libéralisme ne sont réellement des systèmes justes. L'intérêt de cette analyse, outre celui de sortir peut-être d'une illusion, serait d'essayer de voir quelle est la cause de cette injustice, pour pouvoir ensuite, peut-être, s'y attaquer.
Or il semble bien qu'il y ait encore quelques considérations à développer pour mettre en évidence l'insuffisance de ces systèmes, et du libéralisme, en particulier.
En effet, outre le fait de croire qu'un échange puisse être libre (cf. Billet du 7 Octobre 2008), le libéralisme prétend que le juste prix d'un objet est le résultat de la négociation des échangeurs.
Dès lors, la question de la justice des échanges ne peut plus se poser. Car qu'est-ce qu'un échange juste? C'est un échange dans lequel le prix payé pour l'obtention d'un objet est le juste prix. Mais puisque le juste prix est défini par l'accord mutuel des échangeurs, s'il y a échange libre, celui-ci est toujours juste.
Mieux même, diront les libéraux, en réalité, la valeur de l'objet pour l'acheteur est supérieure à la valeur de l'argent qu'il donne, et, inversement, la valeur de l'objet pour le vendeur est inférieure à la valeur qu'aura pour lui l'argent qu'il reçoit, sans quoi ni l'un ni l'autre ne jugerait utiles de procéder à l'échange. De sorte qu'en terme de valeur, l'un et l'autre s'estimeront plus riches après l'échange qu'avant.
L'astuce des libéraux est donc de différencier le prix d'un objet et la valeur qu'a cet objet pour l'un ou l'autre. Pour l'acheteur, la valeur est supérieure au prix; pour le vendeur, le prix est supérieur à la valeur. Ce pourquoi chacun consent à échanger.
Et ainsi, dans des conditions pleinement libérales, les échanges sont justes et enrichissants pour tout le monde.
Pour astucieuse qu'elle soit, cette différence entre prix et valeur me paraît mal fondée. Et c'est surtout la manière dont le concept de "valeur" est utilisé qui me semble particulièrement fumeuse, et cause d'une confusion très malheureuse.
Rappelons-le en effet : l'idée de "valeur" est utilisée notamment pour expliquer la raison d'être de l'échange : il y a échange à cause de l'inégalité des valeurs échangées : on cède ce qui a pour nous moins de valeur pour ce qui en a davantage.
Il y a ici, pour le moins, un abus de langage. Pour s'en apercevoir, il faut revenir à la source des échanges.
Pourquoi échangeons-nous? Parce que nous ne pouvons pas tout produire nous-mêmes. Nous proposons donc quelque chose dont nous n'avons pas nous-mêmes une grande utilité dans l'espoir de nous procurer en échange de quoi satisfaire un besoin ou un désir plus important - autrement dit dans l'espoir d'obtenir en échange quelque chose qui nous sera de plus grande utilité.
Dès lors, on ne peut plus affirmer sans ambigüité que l'échange repose sur une inégalité des valeurs échangées. En fait, il repose sur la différence des espèces échangées (des objets ou services d'une certaine espèce contre ceux d'une autre espèce). Ce qui n'est pas du tout la même chose et n'entraine pas les mêmes conséquences.
La première conséquence est qu'on échappe ainsi à une confusion : celle entre l'estimation du prix et l'estimation de l'utilité. Ce qui doit être nécessairement différent entre les échangeurs (sauf cas de sacrifice personnel), c'est l'estimation de l'utilité : chacun doit trouver plus d'utilité dans ce qu'il reçoit que dans ce qu'il cède.
Mais trouver de l'utilité à quelque chose ne nous autorise pas encore à en fixer le prix : ce sont deux processus distincts. Ce n'est donc pas faire oeuvre de clarification que d'assimiler les deux choses sous l'expression unique d'"estimation de la valeur" d'un objet.
Dès lors que l'on fait cette distinction, que devient l'argument libéral?
L'échange a lieu parce que chacun a avantage à échanger. Mais est-ce un avantage qui enrichit? Non, ce que l'on cherche et qui est cause naturelle de l'échange, c'est d'obtenir quelque chose de plus utile pour nous, et non pas d'obtenir plus de richesses. On ne peut donc pas dire que, par le seul fait de l'échange, les échangeurs se séparent l'un et l'autre plus riches, mais l'un et l'autre plus satisfaits - ce qui n'est tout de même pas la même chose.
La meilleure illustration que l'on puisse fournir pour montrer que l'échange, en soi, n'a pas pour fonction de nous enrichir même s'il est juste, est fournie si l'on revient à un exemple où l'estimation de la valeur économique des objets échangés ne peut pas faire débat. C'est le cas à chaque fois que l'on "fait la monnaie" auprès d'une autre personne, c'est-à-dire lorsque l'on échange des espèces monétaires. Qui ne comprend alors que l'échange juste contre un billet de 10 euros, c'est 5 pièces de 2 euros, ni plus ni moins? Et en ce cas, on voit bien qu'aucune des deux personnes ne s'est enrichi dans cet échange - ce qui ne signifie pas qu'ils n'y ont pas trouvé une utilité ou une satisfaction!
Pour autant, n'est-il pas possible de s'enrichir par un échange? Ce serait bien absurde de prétendre le contraire. Mais examinons ce que cet enrichissement par l'échange seul implique.
Pour qu'une personne se soit enrichie de cette manière, il faut qu'il ait obtenu davantage de richesses qu'elle n'en a cédées. Et, à nouveau, on voit l'intérêt d'avoir clarifié le concept de "valeur" : car on parle bien ici d'enrichissement et non pas de satisfaction. Pour qu'un individu ait obtenu réellement davantage de richesses qu'il n'en a cédé, il ne suffit donc pas qu'il ait obtenu quelque chose de plus utile pour lui (ce qui serait donc confondre richesse et satisfaction). Pour qu'il se soit enrichi dans le seul acte de l'échange, il faut aussi qu'il ait réellement obtenu plus qu'il n'a donné - et donc que l'autre échangeur ait obtenu moins qu'il n'a donné.
Si cela est impossible dans le cadre d'un échange libre, comme le disent les libéraux, alors il est impossible de s'enrichir dans un tel échange.
Mais s'il est au contraire possible de s'enrichir (ce qui est d'évidence), alors le prix payé, même dans un échange libre, n'est pas toujours strictement identique à la valeur réelle de l'objet - et cet enrichissement n'est rien de plus que le résultat d'une manoeuvre, plus ou moins consciente, par laquelle l'un des échangeurs a attiré à lui une part de la richesse de l'autre. Et ceci est, si l'on veut, le principe même de la spéculation.
Aristote déjà expliquait que l'égalité des valeurs échangées était la condition d'une justice des échanges. S'il y a inégalité, on ne peut plus parler d'échange juste.
La conclusion s'impose donc : non seulement à soi seul l'échange ne produit pas de richesses, mais en outre, s'il est juste, il ne peut enrichir aucun des échangeurs.
Le libéralisme qui prétend qu'il est naturel de tirer un profit économique des échanges est donc une idéologie qui conduit à l'injustice et aux inégalités -et on ne peut d'ailleurs pas le séparer de la spéculation qu'il porte en son sein.
Avant de terminer, et pour éviter les confusions, il est important de préciser qu'il s'agit ici d'une analyse de l'échange, considéré en lui-même et isolément du reste. Ce que je dis là ne concerne donc pas directement le commerce, qui n'est pas la même chose que la simple pratique des échanges, contrairement à ce que l'on pourrait peut-être penser. En effet, ce qui justifie que le commerçant puisse s'enrichir à l'occasion des échanges qu'il suscite, ce ne sont pas les échanges eux-mêmes, mais le travail et la prestation qu'il fournit qui encadrent ces échanges - et qu'il est normal de prendre en compte dans le calcul du prix de l'objet vendu.
On peut donc parfaitement critiquer les fondements idéologiques du libéralisme, qui se méprend sur l'échange, sans pour autant s'opposer au commerce, heureusement!