1ière Partie : A la recherche de la vérité
Il n’y a sans doute pas d’entreprise plus grande, et plus difficile, à laquelle l’homme se soit appliqué, que celle de la recherche de la vérité. Cet effort est-il voué à l’échec ? Certains ont pu le soutenir, avec quelque apparence de raison. Je ne les suivrai cependant pas ici, et prendrai pour acquis le fait que nous sommes capables de penser quelque chose de vrai, c’est-à-dire de conforme à la réalité telle qu’elle est en elle-même.Une fois ce postulat admis, et il doit être supposé dans toute recherche, la question qui vient immédiatement est de savoir quels sont les moyens qui nous donnent accès à cette vérité.
Ne voulant pas ici entrer dans un long développement d’épistémologie (qui n’est pas directement le sujet de ce trop long billet), je vais me contenter de rappeler ce qu’en dit l’expérience commune, et d’évoquer quelques fois les problèmes qui se posent.Le moyen le plus évident parait être la perception sensible : ce que je vois, je touche et j’entends doit bien exister. Et les sens sont sans doute à quoi l’on fait confiance en premier lieu pour nous renseigner sur le réel.
Malheureusement, on sait aussi que les sens peuvent nous tromper, et que dans le rêve on touche, on voit, on entend aussi bien qu’en veille sans pourtant que rien n’existe de tel dans la réalité. Si donc les sens peuvent nous renseigner sur le réel, ce ne sont pas toujours des sources tout à fait fiables. Un autre moyen d’obtenir une vérité est d’en recevoir le témoignage de la part de quelqu’un d’autre. Evidemment, dans ce cas aussi, même s’il est possible de penser le vrai, ce n’est pas toujours le cas : un témoignage peut être trompeur. Recevoir la vérité par une révélation ou une « inspiration », une intuition soudaine paraît à la fois plus « farfelu » et plus sûre. C’est que cela dépend du domaine. Il y a des prises de conscience soudaines qui affirment une vérité d’évidence (« j’existe »). Mais ces inspirations ou ces révélations sont parfois d’un contenu plus complexe, voire plus obscure, et l’évidence de leur vérité n’apparait pas forcément à tous. Et même le fait que quelque chose nous paraisse évident aujourd’hui ne signifie pas que ce doive être toujours le cas : l’impression de certitude, laissée à elle seule, peut nous tromper. On était certain de savoir, avec évidence, et en fait on ne savait pas. Tous ces moyens peuvent nous permettre de penser le vrai. Mais aucun, nous l’avons vu, ne nous assure que nous pensons le vrai. Dès lors, une autre question s’impose : comment s’assurer que ce que nous pensons est vrai ? La réponse est à trouver dans un autre moyen que je n’ai pas encore évoqué : le raisonnement. La raison est une faculté qui nous permet de penser le vrai, mais qui diffère des autres sous deux aspects au moins : en un sens, elle est inférieure, car elle n’est pas directement en rapport avec la réalité. Elle n’est donc pas elle-même la source de son contenu. Il faut que d’autres facultés la « nourrissent ». Pour autant, elle est bien une faculté qui sert à découvrir des vérités nouvelles parce qu’elle tire de ce contenu, de cette « nourriture » ce qui n’en était pas encore visible. Elle peut donc bien produire à la conscience une pensée nouvelle. Cependant, et c’est le second point qui la différencie des autres moyens, par le traitement qu’elle fait de ses informations, elle est capable de donner les raisons de ses affirmations – ou de mettre en évidence le manque de raisons. En un sens donc, le caractère « discursif » ou « médiat » de la raison est à la fois ce qui la désavantage (absence de rapport direct au réel) et l’avantage (cette absence l’oblige à mettre en évidence le lien entre les informations reçues et la conclusion qui est tirée – et donc à donner les raisons). Ainsi cette faculté permet de mettre à l’épreuve par soi-même, pour soi-même ou pour les autres, la vérité de ce qui est pensé. Notez bien à nouveau que c’est là la seule spécificité de la raison : elle rend compte, elle explique, elle justifie. Mais d’autres voies peuvent mener à la vérité. Simplement, celles-ci devront passer par la raison si jamais on leur demande ensuite de rendre compte de leur vérité. Reste alors à savoir se servir correctement de sa raison. Car cela n’est ni inné ni aisé ; et s’il faut à l’enfant bien du temps et des efforts pour apprendre à maitriser les mouvements de son corps, il en faut bien davantage à l’homme pour apprendre à maitriser les mouvements de sa pensée et à cheminer ensuite en limitant les chutes. La raison est donc la faculté par excellence grâce à laquelle il est possible d’éprouver la vérité d’un discours. Or pour mettre à l’épreuve une pensée, il convient de s’efforcer de la réfuter. De même donc que la première des sagesses est de savoir sortir de l’erreur et reconnaitre son ignorance, la première étape de la recherche devra être d’apprendre quelle est la bonne méthode de réfutation.2ième partie : Méthode de réfutation
A. Le principe central de la logique
Comme cela a été évoqué, le raisonnement est un procédé par lequel on s’efforce de tirer d’un ensemble d’informations (que l’on appelle aussi les prémisses) une connaissance nouvelle (la conclusion).
Dans ce « traitement de l’information », la pensée ne doit pas procéder au hasard : elle doit suivre des lois, que l’on appelle pour cela les règles logiques (logos = raison).
La logique est toute entière fondée sur un unique principe : le principe de non-contradiction. Ce principe est lui-même la traduction d’un fait simple : la réalité est une. En conséquence, quelque soit l’événement A, si A est, non A n’est pas. Traditionnellement, on la formule de la manière suivante : un attribut ne peut pas à la fois appartenir et ne pas appartenir en même temps à la même chose considérée sous le même rapport.
Ainsi rien ne peut être en même temps à la fois rond et « non rond », considéré sous le même rapport. C’est l’application de ce constat universel : ce qui est réel est réel, ce qui n’est pas réel n’est pas réel, et rien ne peut à la fois, en même temps, et sous le même rapport, être réel et ne pas être réel. Aucune logique, aussi complexe soit-elle, ne pourra jamais échapper à cette alternative « binaire » entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas.
Aussi peut-on affirmer que toute pensée qui comporte ou implique une véritable contradiction est en fait contraire à une juste description de la réalité et ne peut donc être que fausse.
B. Contradiction réelle et contradiction apparente
Lorsque l’on tente d’éprouver un discours, il faut donc « traquer » sans répit les contradictions qui peuvent s’y cacher.
Cela n’est pourtant pas simple : car il peut y avoir des contradictions apparentes qui n’en sont pas en réalité, de même que de vraies contradictions peuvent ne pas apparaitre à première vue.
C’est que la contradiction réelle ne tient pas à l’apparence ou à la forme du discours, même s’il vaut mieux qu’il soit correctement formé pour éviter de nous tromper. Non, elle tient au contenu même de celui-ci, c.-à-d. aux différentes idées qui y sont véhiculées et articulées. Et c’est la raison pour laquelle une analyse purement formelle (ce qui est souvent présentée comme l’analyse logique par excellence) n’est jamais une réfutation tout à fait suffisante. Il faut analyser les concepts eux-mêmes, clarifier leurs significations, examiner leurs points communs, ce qu’elles impliquent en terme d’antécédents et de conséquents, etc.. De cette manière, on peut éventuellement se rendre compte que ce qui paraissait cohérent impliquait en fait une contradiction.
C. Les deux types de contradictions réelles. Les choses se compliquent encore lorsque l’on considère que la raison ne peut correctement raisonner que sur le général. En effet, tout concept est l’unité d’une pluralité : le concept de « fleur » s’applique à une pluralité de fleurs ; et cela est vrai de tout concept clair, d’une manière ou d’une autre. Or le monde qui nous entoure n’est pas constitué de réalités générales : cette rose là, précise, dont je goûte le parfum, est tout à fait singulière. Evidemment, pour penser cette rose, il faut utiliser des concepts, mais en en faisant une articulation singulière, et rien dans la seule analyse des concepts n’aurait permis à la raison seule de faire cette articulation autrement qu’à titre de réalité éventuelle. Pour savoir que cette rose là existe, il ne suffit pas de la penser, il faut la percevoir. Ce sont les sens qui nous donnent l’information qu’il y a là quelque chose de singulier à penser, et, dans la plupart des cas, c’est à partir de l’image sensible que sont ensuite mobilisés les concepts pour en faire une liaison originale.Dès lors, il faut prendre en compte non pas un seul, mais deux types de contradictions possibles.
1) La contradiction des idées entre elles. 2) La contradiction entre les idées et les perceptions sensibles.Il est évidemment possible qu’il y ait les deux types de contradictions à la fois dans un même discours.
Dans tous les cas, rappelons-le, pour que la réfutation puisse avoir de la valeur, il faut qu’elle soit « dialoguée » : c.-à-d. qu’il faut s’assurer que les idées sont bien les mêmes pour celui qui présente le raisonnement et pour celui qui le réfute ; car, en cas contraire, ce dernier ne réfute pas vraiment ce que pense l’autre – et il y a seulement un malentendu.Une fois que l’on est d’accord sur les éléments du discours, on peut examiner si ces éléments ne présentent pas l’une des deux contradictions, au moins. En tous les cas, il n’est pas bon que l’un des deux « camps » s’avoue trop vite vaincu : l’objet du dialogue n’est pas de savoir « qui gagne » mais où est la vérité. Or il est aussi possible que celui qui cherche à réfuter commette une erreur sans s’en apercevoir en croyant souligner une contradiction dans les propos du défenseur. Si celui-ci se rend trop vite à l’argument, au lieu d’analyser également la réfutation, ni l’un ni l’autre ne se rendront compte qu’ils en sont restés à un jugement mal fondé. Il ne faut donc pas se laisser impressionner par la forme du discours et s’en tenir au fond pour traquer, partout, la contradiction.
1. Quelques considérations supplémentaires sur l’analyse des idées.Je l’ai rappelé plus haut, la première chose à faire est de s’accorder sur les idées, pour passer de la recherche d’une contradiction apparente à la recherche d’une contradiction réelle.
Cependant, cela n’est pas facile. Car cela suppose que l’on réussisse à passer au-delà des mots pour s’attacher au sens. Or un mot peut avoir différents sens pourtant fort proches, et il est possible que le locuteur n’ait pas lui-même une pleine conscience de ces différences.L’intérêt de dialoguer pour préciser le sens est donc double : établir un langage commun préparatoire à la mise à l’épreuve, mais aussi déjà clarifier le sens des concepts mobilisés par les mots, et donc déjà procéder à une certaine analyse des idées.
Pour cette raison, on ne peut pas parler de deux phases réellement distinctes (accord sur les idées, puis analyse des celles-ci pour traquer les contradictions), d’autant plus que dans l’usage ordinaire du dialogue, on suppose toujours au départ une entente à cause de l’habitude commune où nous sommes d’user de la même langue. Et c’est lorsque l’on s’aperçoit, dans le contexte, qu’il y a un malentendu, que l’on prend la peine de le lever.Car, malgré tout, c’est possible. On peut tout à fait avoir exactement les mêmes idées à l’esprit. Et il faut s’en réjouir : c’est ce qui permet que nous ne vivions pas dans une sorte de quiproquo perpétuel.
Avoir les mêmes idées, c’est par exemple, comprendre ce que signifie le mot « fleur ». Au moment où l’on y pense, tous ceux qui comprennent le sens de ce mot ont la même idée en tête. Chacun a pourtant dans le même moment une pensée différente : si je comprends « fleur », c’est moi qui pense. Et si vous comprenez « fleur » c’est vous qui pensez. Il y a donc plusieurs pensées, mais une même idée. On peut aller encore plus loin dans le paradoxe : la pensée que j’ai est suscitée par ma vie singulière, dans mon psychisme singulier. C’est en mon esprit, c’est en ma conscience, que surgit cette pensée qui est la mienne. On pourrait en conclure que, puisque la pensée est issue de ma singularité, elle doit elle-même être singulière : nul autre que moi ne vit ma vie. Nul autre que moi n’a ma conscience des choses. Nul autre que moi ne devrait donc avoir exactement l’idée que j’ai de « fleur ». Et pourtant nous pouvons nous accorder sur cette idée.
Cela montre que le psychisme singulier qui est le mien n’est pas ce qui détermine le contenu du concept (l’idée). La vie qui est la mienne (l’histoire singulière et subjective de mon psychisme propre) détermine les conditions dans lesquels tel ou tel contenu va apparaître. Mais le contenu lui-même se doit d’être universel pour être communicable. Et c’est ce qui permet que nous ayons les mêmes idées à l’esprit, bien que nous soyons des individus différents.
Par ailleurs, dans l’analyse des idées et du raisonnement présentés dans un discours, il faut veiller à mettre au jour les parties sous-entendues, qui sont fréquentes, et qui peuvent aussi cacher des contradictions et être à l’origine d’une erreur. Le discours suivant, par exemple, « puisque l’homme est un animal, il est doué de raison » énonce un raisonnement faux. Pourtant, il est vrai que l’homme est un animal (donc la prémisse est vraie), et il est vrai également que l’homme est doué de raison (donc même la conclusion est vraie). Où est donc l’erreur ? Dans le sous-entendu qui permet de présenter le fait que l’homme soit animal comme la preuve qu’il soit doué de raison.
On peut reformuler le raisonnement sous forme de syllogisme :
L’homme est un animal.
Or tout animal est doué de raison.
Donc l’homme est doué de raison.
C’est évidemment la seconde prémisse, qui était sous-entendue, qui est contradictoire, car l’idée d’animal, qui est celle d’un genre, implique qu’il puisse ne pas être doué de raison (car cela est une différence spécifique). Cette deuxième prémisse affirme donc implicitement : Tout ce qui peut ne pas être doué de raison est doué de raison.Ainsi le raisonnement est faux. Notons pourtant que cela n’implique pas que la conclusion soit fausse. Elle reste simplement non fondée en raison.
Attention, toutefois : par « sous-entendus », il ne faut pas comprendre des motivations inavouables ou inconscientes au discours. Il doit s’agir simplement des sous-entendus imposés par le raisonnement lui-même, et qui sont souvent laissés dans l’ombre simplement parce qu’ils paraissent trop évident à celui qui parle pour avoir besoin de les énoncer.
Pour le reste, enfin, il faut questionner les idées, pour les analyser, elles et leurs articulations, leurs présupposés, leurs implications, etc. afin de voir si dans l’une ne se trouve pas affirmé ce qui est nié dans une autre qui lui est pourtant reliée, et mettre de la sorte en évidence une contradiction interne.
2. Quelques considérations supplémentaires à propos de la contradiction avec les « faits ».
De même qu’il doit y avoir un accord sur les idées, il faut, lorsque des faits sont utilisés comme éléments du discours, qu’il y ait un accord minimal sur soit sur les témoignages reçus, soit sur les perceptions sensibles (qui sont d’ailleurs en quelque sorte « le témoignage des sens »). De même qu’un bâtiment a les faiblesses de ses fondations, un raisonnement a toujours la faiblesse de ses prémisses ; ainsi tout raisonnement fondé sur le témoignage d’autrui verra toujours sa valeur ramenée à celle de l’autorité que l’on reconnait au témoin. Il n’est pas facile de juger de la sincérité et de la valeur des témoignes d’autrui.Ce qui semble le plus sûr en ce domaine est souvent de s’en remettre, lorsque c’est possible, à des expériences personnelles. Cependant, même en ce cas, il y a bien des difficultés, d’autant plus importantes à considérer qu’elles se posent forcément pour tout le monde, et qu’elles sont donc présentent aussi lorsque nous recevons un témoignage de quelqu’un d’autre.
Nous avons vu que, dans le domaine des idées, il était possible de se mettre d’accord, car nous pouvons avoir exactement les mêmes. Mais tel n’est pas le cas dans le domaine des perceptions sensibles : il n’est pas possible que nous ayons exactement les mêmes, car chaque sensation est subjective et singulière. Ce qu’il est possible de faire, en revanche, c’est une interprétation semblable des perceptions : même si mes yeux ne voient pas exactement les mêmes tons et couleurs que les vôtres, nous pourrons nous mettre d’accord sur le fait que nous regardons des lettres qui forment des mots.Cependant, nous l’avons évoqué plus haut, l’interprétation que l’on fait des perceptions peut fort bien être fausse (en rêve, l’on croit souvent vivre quelque chose de réel). En conséquence, il faut garder toute sa vigilance : une contradiction entre les idées et les perceptions sensibles (c.-à-d. leur interprétation) peut avoir deux significations : soit l’interprétation des perceptions (les « faits ») est juste, et c’est donc l’articulation des idées qui est fausse, soit les idées sont justes et c’est l’interprétation des perceptions qui est fausse.
Si une telle contradiction se présente, comment savoir alors dans lequel des deux cas nous nous trouvons ?Le cas le plus simple serait celui où les idées sont articulées de manière nécessaire, comme dans le cas des mathématiques, par exemple. En effet, en ce cas, on peut prouver, en restant dans le domaine des idées, que le contraire est impossible (par exemple, en géométrie euclidienne, il est impossible que les diagonales d’un carré ne se coupent pas en leur milieu). Dès lors, on peut facilement en conclure que l’erreur provient d’une mauvaise interprétation, et même d’une interprétation délirante (je crois voir un carré dont les diagonales se coupent autrement – ou je crois voir Napoléon dans mon jardin). Pour le dire autrement, il faut que l’interprétation des faits soit elle-même conforme à la logique et au principe de non-contradiction.
Cependant, il y a également des cas où ni les idées ni les « faits » ne paraissent contenir en eux-mêmes une contradiction. En ce cas, il faut à la fois éprouver la cohérence interne du discours et vérifier la validité de l’interprétation des perceptions. Pour le premier aspect, cela revient à chercher une contradiction du premier type. En ce qui concerne l’interprétation, il faut évidemment garder à l’esprit qu’elle doit, elle aussi, observer la règle de cohérence. Mais, à cause de la généralité des concepts, ainsi que nous l’avons déjà vu, observer la cohérence ne suffit pas pour s’assurer de l’existence effective de telle réalité singulière. Telle interprétation singulière peut donc bien être cohérente en elle-même et pourtant erronée : je vois au loin une forme courbée, je le prends pour un serpent – mais ce n’était qu’une corde. Les deux cas étaient envisageables sans contradiction. Qu’est-ce qui peut donc sortir d’une telle erreur d’interprétation des faits ? Il y a deux choses :
1) Compléter l’expérience sensible par d’autres expériences appliquées au même objet.2) Prendre connaissance de l’interprétation des autres personnes.
Ces deux pratiques sont-elles suffisantes pour atteindre une certitude absolue que l’interprétation est bonne ? Hélas, il ne semble pas. La connaissance circonstanciée de la réalité sensible est toujours douteuse en quelques degrés. Voir son interprétation partager par d’autres hommes permet de s’assurer qu’il y a bien là quelque chose à voir. Mais il est tout à fait envisageable que tous se trompent pareillement. Compléter ses expériences est important : plus il y aura d’expériences concordantes avec l’interprétation, plus il y aura de chance qu’elle soit valable. Mais de là à conclure qu’il est possible ainsi d’acquérir la certitude absolue que l’on ne sera plus démenti par la suite par d’autres expériences, il y a toujours un pas. Car on ne peut jamais faire toutes les expériences possibles, or il suffit toujours qu’une seule expérience soit contraire pour que l’interprétation se trouve réfutée. C’est la raison pour laquelle un jugement fondé sur le seul témoignage des sens est toujours à quelque degré (même réduit) un jugement hypothétique.
Notons malgré tout que cela n’empêche pas d’avoir très souvent des jugements sans doute vrais et en tous les cas suffisamment fondés pour les nécessités pratiques : je peux vivre même si je n’ai pas la certitude absolue et définitive que je ne vis pas dans un rêve ! Cela n’est un problème que du point de vue de la recherche de la vérité, qui a besoin d’éprouver la pensée et donc de la justifier pleinement. 3. Le lien étroit entre les deux types de contradiction En raison du rapport entre les idées et les faits, les deux types de contradictions sont fortement liés entre eux. Ainsi, parce que le singulier demeure toujours ordonné au général, la contradiction avec les faits recèle une contradiction avec les idées énoncées ou sous entendues par le discours. Cependant, ces idées sont telles qu’on ne peut les analyser qu’à partir de l’expérience des faits : les concepts généraux de la raison n’y suffisent pas.Par exemple, s’il ne fait pas beau, « il fait beau » présente une contradiction avec les faits, mais cette contradiction n’est pas sensible à la seule analyse des concepts. Ce qui ne signifie pas qu’après coup, on ne puisse la relier à une contradiction des idées, mais celles-ci supposent une connaissance des faits : « il fait beau » suppose que c’est ici et maintenant. Or le concept « ici et maintenant » demeure vague et indéterminée tant que l’on n’a pas eu connaissance de la situation qu’ils désignent.
Inversement, pour la raison que le général soumet à soi le particulier, la contradiction entre les idées conduit toujours à une contradiction avec les faits, mais encore faut-il avoir eu connaissance des faits nécessaires à la réfutation, ce qui n’est pas toujours le cas, ni toujours possible.
Considérons, par exemple, le jugement « il existe un cercle carré ». Il est évident que lorsque l’on voit un cercle, ça ne ressemble guère à un carré. Mais peut-être pourrions-nous trouver un original pour affirmer qu’il existe un autre type de cercle, différent de tous ceux que l’on a rencontré jusqu’ici, et qui est carré. Evidemment, son propos est tel que jamais aucun fait ne pourra être apporté comme preuve : les faits seront toujours contraires à l’idée d’un cercle carré. Mais, en même temps, si l’on voulait nous aussi utiliser les seuls faits pour le réfuter, il nous faudrait passer en revue tous les cercles possibles. Ce qui serait un travail proprement interminable. Il vaudrait donc bien mieux transformer l’énoncé en ce qu’il suppose : « le cercle peut être carré », et montrer ensuite que, puisque ce dont le centre est équidistant du contour (périphérie du cercle) ne peut pas être ce dont le centre n’est pas équidistant du contour (cotés du carré), l’idée même de cercle est contradictoire avec celle de carré, et qu’une même chose ne peut donc être à la fois et sous le même rapport un cercle et un carré.
Troisième partie : Méthode de démonstration (esquisse)
Il est bien beau de réfuter les propos des autres. Mais réfuter une thèse, ce n’est pas encore prouver la vérité d’une autre. C’est simplement démontrer que « la vérité est ailleurs ».A bien des égards, il parait donc plus constructif et plus utile de réussir à démontrer la vérité d’une position, plutôt que de réussir à en réfuter une autre. Cependant, ceci serait une critique assez injuste de l’entreprise de réfutation. Pour deux raisons :
1) Comme rappelé plus haut, pour pouvoir se mettre à chercher la vérité (et donc à chercher les moyens de la démontrer), il faut s’être rendu compte de son ignorance. La réfutation est déjà très utile ici.
2) Mais, en outre, l’exercice honnête de réfutation apprend à devenir plus familier avec l’usage de la logique et avec l’analyse des idées. Or ceci est évidemment fondamental lorsque l’on cherche à son tour à découvrir le vrai.
3) Dans l’idéal, pour prouver définitivement une position, la méthode est simple : il faut réfuter par avance toute tentative de réfutation possible. De sorte que, de ce point de vue, la démonstration doit s’accompagner d’une réfutation (dont les objets sont différents, évidemment).
=> C’est ce qui se fait sans difficulté dans les mathématiques : en géométrie euclidienne, la somme des angles d’un triangle fait 180°. Et on peut prouver que toute proposition contraire sera fausse.
=> Ceci est donc praticable lorsque l’on en est à l’analyse des idées et à l’étude de leurs relations – et cela nous renseigne déjà beaucoup sur la manière dont s’agence la réalité elle-même (car les idées ne sont pas sans rapport avec le réel).
Notons d’ailleurs que cette procédure n’est pas contraire au critère de falsifiabilité défendu par Karl Popper : il est toujours envisageable d’inventer une expérience et de définir quels résultats rendraient faux la théorie. Simplement, la théorie prévoit à l’avance que ces résultats ne se produiront jamais. (Ce qui est contraire à la falsifiabilité est une théorie qui subsiste sans relation au réel, parce qu’elle offre par avance une « excuse » pour tous les résultats imaginables, quels qu’ils soient, qu’elles les aient prévus ou non : elle n’est donc pas vraiment explicative).
=> Dans l’étude des réalités singulières, il se pose le même problème que dans le cas de la contradiction avec les faits, et c’est pourquoi il est nécessaire de recourir à l’expérience. Cependant, il ne faut jamais oublier que l’interprétation des faits nécessite encore le recours à la logique.
=> Pour cette raison, en un sens, la démonstration par « la réfutation de la réfutation» dans le domaine des idées doit précéder, logiquement, la démonstration par l’expérience, qu’elle devra encadrer.